Le Forum économique mondial de Davos ne sera plus ce qu’il était par le passé. Les protestations tièdes du mouvement altermondialiste contre ce think tank de la pensée hégémonique ne sont pas non plus les mêmes qu’auparavant.
Jusqu’à la semaine précédant le début de la rencontre, ni la presse suisse ni la presse internationale n’ont prêté une attention particulière à cet événement. Cela est d’autant plus significatif que, depuis 1971, le Forum économique mondial est un événement majeur pour les principaux hommes d’affaires et gestionnaires de l’économie mondiale. Plus d’un millier de participants ont payé des milliers de dollars de frais d’inscription pour cette 54e édition qui a lieu du 15 au 19 janvier dans la ville de Davos, à quelque 270 kilomètres de Berne, la capitale suisse. Les représentants des gouvernements d’une centaine de pays ont également confirmé leur présence. Selon les organisateurs, environ 2’500 participants, dont des journalistes, des fonctionnaires d’organisations internationales et des représentants d’autres organisations, se réuniront à Davos, dans le canton alpin des Grisons. Un tiers des participants - principalement des banquiers, des dirigeants de multinationales et des représentants de gouvernements - arriveront et repartiront à bord de vols privés.
Parmi les chefs de gouvernement, le président ukrainien Volodymyr Zelensky sera certainement présent. Comme il l’avait prévu en décembre, lors de son voyage en Argentine et en Uruguay, Zelensky vient à Davos en apportant sa « formule de paix » (dont la version originale date de la fin 2022) pour en discuter avec les conseillers en matière de sécurité de quelque 80 pays qui se sont rendus dans la ville suisse à cette fin1 .
La question de l’Ukraine serait une « bouée de sauvetage médiatique » pour la réunion de Davos qui, depuis plusieurs années, perd de sa pertinence politique et de son impact international, en raison de son manque de réponse aux dernières crises économiques et politiques majeures, ainsi que de son insistance sur un modèle de société mondiale qui favorise une minorité.
Le 10 janvier, le quotidien suisse gratuit 20 Minuten a fait la une avec la confirmation de la venue à Davos de « Milei Tronçonneuse » (titre textuel). Selon les informations officielles du Forum, du côté de l’Amérique latine, au niveau présidentiel, seuls le président argentin et son homologue colombien Gustavo Petro ont confirmé leur présence. Du côté de l’Union européenne seront présents Pedro Sánchez, chef du gouvernement espagnol, le président français Emmanuel Macron et Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne. La délégation chinoise de haut niveau sera conduite par le premier ministre Li Chian. Malgré d’éventuelles surprises de dernière minute, l’édition 2024 sera évaluée à l’aune des grands absents, c’est-à-dire des personnalités politiques mondiales qui ont exclu cette année un voyage à Davos.
Slogan dans le vent
« Reconstruire la confiance » est le thème central du Forum économique mondial qui, comme l’indiquent ses promoteurs, cherche à fournir un espace crucial pour renforcer les principes fondamentaux de transparence, de cohérence et de responsabilité. Il veut donc incarner un esprit de « retour aux sources », de dialogue ouvert et constructif entre les dirigeants des gouvernements, des entreprises et de la société civile.
Dans le but spécifique de « contribuer à associer un environnement de plus en plus complexe et à offrir une vision de l’avenir en présentant les derniers développements dans les domaines de la science, de l’industrie et de la société », le Forum 2024 propose quatre domaines de débats et de réflexions à travers des centaines de conférences et de discussions : « Sécurité et coopération dans un monde fracturé », « Croissance et emploi pour une nouvelle ère », « L’intelligence artificielle en tant que moteur de l’économie et de la société » et « Une stratégie à long terme pour le climat, la nature et l’énergie »2 .
La question de la crise continue de préoccuper les organisateurs du Forum économique. Ils rappellent que, l’année dernière à Davos, « le mot polycrise était sur toutes les lèvres », tant les crises se succédaient, profondément interconnectées à ce moment-là. Selon eux, même si de nouvelles crises apparaissent, de toute manière les anciennes persistent. Comme ils le reconnaissent dans leur invitation à cet événement, « les fractures géopolitiques, la crise généralisée du coût de la vie, la fragilité de la sécurité énergétique et alimentaire et, bien sûr, l’intensification de l’urgence climatique, restent au centre de l’attention ». Ils ajoutent : « Les conflits dévastateurs, même s’ils sont restés relativement isolés, continuent de faire des ravages et les turbulences financières restent préoccupantes, même si l’économie mondiale évite la récession ». Tout cela les amène à la question essentielle à laquelle le Forum est confronté : l’année prochaine sera-t-elle une période de permacrise (une longue période d’instabilité et d’insécurité due à des événements catastrophiques) ou 2024 sera-t-elle une période de résolution et de reprise ?
Militarisation de Davos
Depuis le 9 janvier, plus de 5’000 militaires ont été déployés dans la région des Grisons. Selon des sources officielles, ils seront mobilisés jusqu’au 25 janvier. Le Département fédéral de la défense a annoncé qu’une partie de ces forces sera déployée directement dans la vallée de la rivière Landwasser, où se trouve Davos. Une autre partie de ce contingent protégera « des infrastructures importantes et fournira des prestations, notamment pour maintenir la souveraineté aérienne, assurer la logistique ou contribuer à la conduite d’opérations »3 .
Bref, plus de deux semaines durant lesquelles une partie importante du territoire suisse sera fortement militarisée pour sécuriser le Forum. Pour le contribuable suisse, cela représente une facture de pas moins de neuf millions de francs.
Anti-Davos
Si le Forum économique semble avoir perdu de sa pertinence, le potentiel critique de ses opposants a également diminué au cours des dernières années.
A fin janvier 2001, alors que le Forum économique se réunissait à Davos, le Forum social mondial (FSM) voyait le jour à Porto Alegre, au Brésil. En raison de cette simultanéité, qui n’a rien d’une coïncidence, il n’est pas surprenant que le Forum social se soit baptisé « l’anti-Davos du Sud ».
Sous la bannière des budgets participatifs et comme intermédiaire des protestations croissantes contre la mondialisation néolibérale dans différentes parties du monde, le FSM s’est développé en moins de deux décennies, à travers une quinzaine de forums mondiaux et de nombreux événements thématiques, régionaux ou continentaux.
Les tensions internes, un certain épuisement des mouvements sociaux et la pandémie de Covid-19 ont fait des ravages. Cela explique que sa dernière rencontre présentielle, avec une certaine pertinence et un certain pouvoir de rassemblement, s’est tenue en mai 2018, dans la ville brésilienne de Salvador de Bahia. Depuis, les éditions entièrement numériques ou hybrides - comme celle de 2023 au Mexique - n’ont pas été en mesure de répéter la participation historiquement importante qui a eu lieu jusqu’en 2018. Au cours des cinq dernières années, la crise du FSM s’est aggravée. Cependant, ce dernier n’accepte pas sa propre disparition et se réunira à nouveau à Katmandou, au Népal, du 15 au 19 février. C’est là que l’on pourra à nouveau évaluer son véritable état de santé4 .
En Suisse même, les protestations contre Davos, à partir des années 1990, ont été également importantes. Des groupes antimondialisation, des syndicats, des mouvements associatifs et des ONG de développement, environnementales et religieuses ont encouragé la mobilisation critique contre le Forum économique mondial pendant des années. Là aussi, une certaine usure participative de ces acteurs altermondialistes, ainsi que la répression constante et croissante contre le mouvement anti-Davos, ont affaibli la contestation.
Cependant, ces voix critiques ont refusé de disparaître. Les 13 et 14 janvier, la Grève contre Davos a rassemblé plusieurs centaines de personnes qui ont participé à une marche hivernale alpine de plusieurs kilomètres pendant deux jours, par des températures glaciales, jusqu’au site du Forum économique. Les autorités municipales et les forces de police de la région ne leur ayant pas permis d’emprunter la principale route d’accès cantonale, la marche - qui se décrit comme « non-violente, pacifique et civile, pour la justice climatique et sociale » - a décidé d’emprunter des sentiers de montagne. Les participants ont symboliquement fait entendre leur voix, même si leur nombre n’est pas comparable aux milliers de manifestants qui se rendaient à Davos lors des mobilisations d’il y a vingt ans5 .
Selon le site web « Strike Against Davos », le Forum économique est formé d’une « élite qui prend des décisions qui affectent nos vies. Bien qu’ils prétendent être tournés vers l’avenir, le développement durable et la société, toutes leurs décisions privilégient une chose : leurs propres intérêts ». Le mouvement souligne que les intérêts de quelques super-riches et de représentants politiques élus ne sont pas ceux de la majorité. Qu’est-ce que le Forum économique mondial, demande le mouvement. Leur réponse : « C’est un cercle qui fonctionne loin des besoins des peuples ».
Le Tour de la Lorraine (marche à travers le quartier populaire de la Lorraine à Berne) est également né, il y a quelques années, comme une expression des mouvements et organisations alternatives anti-Davos dans la capitale suisse. Du 15 au 28 janvier, sous le slogan « Ville solidaire, nous sommes tous Berne ! », il propose un vaste programme politico-culturel, bien que moins axé sur le débat altermondialiste d’antan. Les organisateurs souhaitent toutefois créer des espaces de réflexion dans lesquels la solidarité avec les mouvements et les peuples en lutte n’est pas exclue6 .
L’Autre Davos, espace de réflexion sur le thème « La crise du capitalisme et nos réponses », se tiendra à Zurich les 19 et 20 janvier. Les organisateurs mettent l’accent sur les résistances anticoloniales, féministes, écologiques et abolitionnistes afin d’offrir une alternative solidaire au système. La première édition s’est tenue en 1999 en tant que contre-événement au Forum économique mondial. Depuis lors, elle a survécu en tant qu’espace de réflexion alternatif lié aux forces politiques de la gauche extraparlementaire suisse.
Davos avec ses partisans, ses défenseurs et ses opposants. Une dynamique qui ne date pas d’hier et qui se répète cette année avec des acteurs moins puissants, de part et d’autre du clivage idéologique. Mais ils continuent néanmoins à marquer un espace-miroir où le Forum économique de Davos et les manifestations anti-Davos - c’est-à-dire le pouvoir et le contre-pouvoir - continuent à se regarder du coin de l’œil, avec méfiance.
20 janvier 2024, Traduction Rosemarie Fournier