Le dimanche 9 juin 2024, les élections européennes se sont achevées et ont permis d’élire les députés européens qui composeront la dixième législature. Il n’est jamais inutile de rappeler que ces élections sont l’occasion de renouveler le cadre de gouvernance de l’UE (Parlement et Commission européenne). Pour tenter, avec des élections, d’esquiver l’image d’un appareil bureaucratique hiérarchisé et peu contrôlé démocratiquement, qui répond à un équilibre des pouvoirs étatiques fondé sur l’hégémonie de l’axe Berlin-Paris. Ce processus s’achèvera, quelques mois plus tard, par la ratification par le Parlement du président de la Commission européenne et du collège des commissaires préalablement négociés par les dirigeant-es des États membres.
Les progrès de l’extrême droite
Le fait le plus marquant de cette élection est peut-être la progression de l’extrême droite, qui consolide une droitisation de l’UE qui couvait depuis longtemps. La dispersion actuelle de l’extrême droite en trois groupes au Parlement européen brouille l’image de son résultat électoral, mais on ne peut nier qu’elle est la deuxième force ayant obtenu le plus de voix en Europe, avec un peu plus de 20 % des suffrages, devant les sociaux-démocrates. Ainsi, l’extrême droite a réussi à devenir la première force en : Italie, France, Hongrie, Belgique , Autriche et Pologne, et la deuxième force en Allemagne et aux Pays-Bas, tandis que le Parti socialiste européen n’a réussi à gagner qu’en Suède, en Roumanie, à Malte et à faire jeu égal avec la droite au Portugal.
Le parti de Le Pen, le Rassemblement national (RN), a de nouveau réussi à non seulement à gagner les élections européennes en France pour la troisième fois consécutive, en obtenant deux fois plus de voix que le parti au pouvoir, mais aussi à devenir le parti qui compte le plus grand nombre de députés au Parlement européen, ce qui illustre bien la force de l’extrême-droite européenne. Un résultat qui a provoqué un véritable séisme en France, où Macron a été contraint de convoquer des élections législatives en urgence pour le 30 juin 2024.
En effet, l’extrême droite n’a cessé de progresser en Europe depuis le début du siècle, d'à peine pouvoir former un groupe au Parlement européen, faute d’un nombre suffisant de députés, jusqu'à devenir la deuxième force lors de ces élections. En dix ans, elle a doublé son audience et se présente comme une force qui pourrait déterminer les majorités parlementaires lors de la prochaine législature. La bureaucratie eurocrate de Bruxelles prend cette possibilité très au sérieux et, à cette fin, a entamé une campagne visant à faire la distinction entre une bonne et une mauvaise extrême droite, c’est-à-dire entre l’extrême droite qui adhère sans ambiguïté à la politique économique néolibérale, à la remilitarisation et à la subordination géostratégique aux élites européennes et à l’OTAN, et l’extrême droite qui continue à les remettre en question, bien que de plus en plus timidement.
Les tentations de relooking
Dans la campagne électorale elle-même, la candidate du PPE à la présidence du Collège des Commissaires, Ursula von der Leyen, a ouvert la porte à un pacte avec une partie de l’extrême droite, représentée par Meloni, la "bonne extrême droite". Dans le même sens le président du Parti populaire européen (PPE) lui-même, l’Allemand Manfred Weber, s’était déjà prononcé en faveur d’un accord avec l’extrême droite lors d’une rencontre avec la présidente italienne Georgia Meloni l’année dernière. Des approches qui contribuent à normaliser l’extrême droite en tant que partenaire acceptable, légitimant non seulement son espace politique, mais aussi ses politiques et ses discours de haine qui gagnent de plus en plus d’audience auprès de l’électorat européen. C’est un bon exemple du rôle de premier plan que l’extrême droite devrait jouer dans cette nouvelle législature, où elle sera une pièce maîtresse dans l’obtention de majorités parlementaires.
En ce sens, il semble que Le Pen ne veuille pas être une fois de plus écartée de cette opération de relooking ; elle est consciente qu’elle doit achever son processus particulier de dédiabolisation, non seulement pour avoir son mot à dire dans le prochain Parlement européen, mais surtout pour avoir une chance lors de la prochaine élection présidentielle française. Ainsi, l’extrême droite française a frappé à la porte de Meloni pour tenter d’unir leurs forces et devenir la deuxième force politique au Parlement européen. Au cours des trois prochaines semaines, période durant laquelle les groupes politiques du Parlement européen doivent être constitués, nous décrypterons le mystère du choix qu'aura fait Meloni. Pour le chant des sirènes du groupe Populaire ou pour diriger un grand groupe d’extrême droite. Jorge Buxadé (Vox) lui-même l’a rappelé à Alberto Núñez Feijóo du Parti populaire lors de sa campagne : “Ne t’énerve pas parce que Giorgia Meloni est l’une des nôtres». Il semble que des semaines intéressantes et complexes attendent la droite et l’extrême droite pour voir comment les groupes politiques du Parlement européen seront finalement configurés.
La fin du bipartisme ?
Peut-être qu’une autre gagnante de ces élections est la tendance à l’érosion du bipartisme européen. Déjà en 2019, pour la première fois dans l’histoire du Parlement européen, les Populaires et les Sociaux-démocrates n’avaient pas réussi à atteindre une majorité absolue. Lors de ces élections, cinq ans plus tard, les socialistes cessent d'être la deuxième force recueillant le plus de suffrages, pour être relégués par l’extrême droite à une troisième place historique. Les chiffres ne suffisent pas à une simple alliance des Socialistes européens (136 membres du parlement européen) et du Parti populaire européen (190 MEP) qui doivent de plus en plus élargir à de nouvelles forces la grande coalition qui a gouverné l’Europe jusqu’à présent.
En fait, dès la dernière législature, les libéraux de Renew Europe et, à certaines occasions, les Verts, ont joué un rôle fondamental dans la formation de majorités au Parlement et dans l’approbation des principales mesures de cette législature (Pacte vert, remilitarisation européenne, Pacte sur l’immigration et l’asile, etc.). Ce sont précisément ces deux groupes, Renew Europe et les Verts, qui ont subi la plus forte érosion électorale lors de ces élections, perdant respectivement 22 et 19 sièges. Si, en 2019, ils se sont imposés, dans une certaine mesure, comme des forces de renouvellement et de modernisation d’une gouvernance bipartisane dépassée, leur incapacité à répondre aux attentes les a conduits à payer un coût électoral élevé. Malgré cela, ils apparaissent comme deux forces fondamentales pour assurer les majorités de la grande coalition.
L’exemple le plus clair de l’érosion de la formule politique de Renew Europe est peut-être incarné par Emmanuel Macron en France, dont le parti n’a même pas atteint 15 % des voix. Macron représente une sorte de figure politique vide, un étendard de la sortie de la crise de représentation du bloc de pouvoir et de la corruption des grands partis, qui a été vendue comme une formule condensant l’extrême centre en un seul parti. Un politicien modèle issu du monde des affaires et perçu, précisément, comme un gestionnaire de la "société civile » disparate, mais garant du (dés)ordre néolibéral. En bref : une sorte d’outsider pour maintenir le statu quo.
En fait, Macron s’inscrit dans une tendance mondiale d’émergence de caudillos populistes néolibéraux autoritaires qui viennent du monde des affaires et de la finance pour défendre eux-mêmes leurs intérêts d’élite en première ligne de la politique, ne faisant plus confiance aux politiciens professionnels. Ces élections ont non seulement sanctionné le déclin du macronisme en tant que prince de l’européanisme néolibéral qui devait remplacer la grande coalition, mais elles ouvrent également un scénario incertain pour les élections législatives anticipées (juin) et pour les élections présidentielles françaises. En ce sens, ceux qui ont tenté de se présenter comme les représentants du macronisme hispanique, Ciudadanos, sont définitivement morts dans ces élections, perdant leurs huit eurodéputés.
Protestation et recomposition droitière
Il semble que nous pourrions avoir un nouveau groupe au Parlement européen autour des Italiens de Cinq Étoiles et des Allemands de l’Alliance Sahra Wagenknecht (qui ont gagné 3 MEP avec 6% des voix, note d’ET), Pour la Raison et la Justice. Un espace politique mal défini, construit sur des partis qui ont en commun de trouver difficile de s’intégrer dans l’un des autres groupes formés au Parlement, soit en raison de différences politiques, soit en raison du veto d’autres forces, comme cela a été le cas historiquement avec Cinq Étoiles. Un groupe similaire à ce qu’était l’Europe de la liberté et de la démocratie directe (EFDD) lors de la législature 2014/2019. Même s’il reste à voir s’ils obtiendront des alliés pour respecter la règle parlementaire d’un minimum de 25 eurodéputés issus d’au moins sept pays différents de l’UE.
Près de 100 eurodéputé-es élu-es n’ont pas de groupe clair au Parlement européen, ce qui montre bien le poids du vote protestataire anti-politique, hors des groupes établis au Parlement européen, lors de ces élections. Un bon exemple de ce phénomène est Fidias Panayiotou, un tiktoker chypriote de 24 ans, qui a été la troisième force remportant un siège au Parlement européen avec près de 20 % des voix, et Alvise Pérez, le candidat de Se Acabó La Fiesta (La fête est finie), l’une des surprises de la journée électorale en Espagne qui a obtenu trois députés européens avec 800 000 voix.
Un vote de protestation mobilisé pour "récupérer la démocratie kidnappée" par l’oligarchie politique corrompue, traditionnellement qualifiée de "partidocratie" par l’ultra-droite, avec pour conséquence la défense d’une sorte d’anti-politique. Le succès électoral de cette bannière qui prétend sauver une démocratie kidnappée par les élites ne peut être compris sans pointer le déficit démocratique des sociétés dans lesquelles elle émerge. En ce sens ce n’est pas par hasard que surgissent, particulièrement lors des élections européennes, la transformation systémique d’une société mondialisée et la délégitimation du politique et de la politique qui s’est produite en son sein face à la dévalorisation des idéologies. Dans le cadre dans et hors système, le dehors continue à gagner toujours plus de poids politique au sein du Parlement européen.
Quelles perspectives à gauche ?
Le groupe parlementaire The Left (La Gauche) pourrait continuer à occuper la dernière place au Parlement européen en attendant la création d’un nouveau groupe, mais elle parvient, contrairement à 2019, à atténuer sa chute et pourrait même légèrement progresser en nombre, lorsque la répartition des nouveaux eurodéputés non inscrits à un groupe sera confirmée dans les semaines à venir. A la date du 15 juin, The Left est en effet crédité de 39 membres du parlement européen contre 37 en 2019 (note d’ET). Particulièrement significatifs ont été les résultats en Finlande, où elle est la troisième force (elle passe de 1 MEP en 2019 à 3 en 2024), en Italie, où la gauche a retrouvé une représentation avec 2 MEP, et avec la France Insoumise, qui fournit le plus grand groupe de députés à la gauche en passant de 5 MEP en 2019 à 9 en 2024.
Ces élections ont une fois de plus montré la perte croissante de légitimité de l’UE parmi les mouvements sociaux dans toute l’Europe, l’abstention l’emportant à nouveau dans presque tous les pays. L’UE a de plus en plus de mal à être associée aux "valeurs européennes" telles que la démocratie, le progrès, le bien-être ou les droits de l’homme. Une crise organique au sens gramscien du terme, résultat et approfondissement de la crise du modèle de capitalisme européen post-Maastricht qui a été une véritable camisole de force néolibérale, avec une combinaison mortelle d’austérité, de libre-échange, de dette prédatrice et de travail précaire et mal rémunéré, l’ADN du capitalisme financiarisé d’aujourd’hui.
Cette crise de légitimité des institutions ne signifie pas seulement que les décisions de l’UE tentent à tout prix de contourner les parlements nationaux, mais aussi que tout référendum ou consultation des citoyen-nes concernant directement ou indirectement les questions européennes est considéré avec suspicion et effroi. Chaque jour, de plus en plus de personnes se réveillent du rêve européen et se retrouvent à la dérive entre un européanisme néolibéral et militariste défendu par les élites de l’UE et un nationalisme d’exclusion qui se développe au niveau des États. Une crise organique du projet européen qui génère des vides propices aux mutations, aux réajustements, aux recompositions et surtout aux monstres comme nous l’avons vu lors de ces élections.
Des élections qui confirment : le glissement de l’Europe vers la droite, où l’extrême droite n’apparaît plus comme eurosceptique mais comme euro-réformiste, se réservant un siège dans la gouvernance de l’UE ; la faillite des anciennes majorités de grande coalition ; la fin du macronisme et de sa tentative de grand extrême-centre européen ; la montée des options hors cadre de protestation anti-système et anti-politique ; et la croissance de l’abstention et du désenchantement européen à l’égard de la machinerie de l’UE. Le tout dans un contexte où les tambours de guerre battent dans les chancelleries, nous rapprochant dangereusement du scénario d’une nouvelle confrontation militaire mondiale, sur fond d’urgence climatique et de démantèlement de la gouvernance multilatérale et du droit international qui régissent le monde depuis la Seconde Guerre mondiale.
Un cocktail dangereux qui laisse présager de nouveaux conflits, une recomposition des acteurs, un élargissement du champ de bataille et, surtout, une accélération de tendances nouvelles et anciennes. Mais une leçon ressort de ces élections européennes : quand on sème des politiques d’extrême droite - le Pacte sur les migrations en est un exemple parmi d’autres - on récolte... des politiques d’extrême droite.
Publié par Público le 10 juin 2024, actualisé le 16 juin 2024.