L’élection présidentielle la plus importante depuis 1970 semblait nous conduire vers la barbarie au vu des résultats du premier tour, le 21 novembre 2021. Pourtant, le 19 décembre, après le second tour, des centaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues pour célébrer leur victoire contre le pinochetisme. Comment en est-on arrivé à ce renversement de perspective ?
La nuit du 21 novembre a été l’une des plus douloureuses de ces dernières années au Chili. Les résultats du premier tour présidentiel ont donné la première majorité à José Antonio Kast, le candidat du pinochetisme et porte-parole de la contre-révolution, de cette droite frappée par la révolte d’octobre 2019 et qui n’a pas soutenu l’insoumission des pauvres, des féministes et des indigènes. En deuxième position, Gabriel Boric, un leader étudiant devenu parlementaire, représentant du Frente Amplio, une alliance politique qui avait simultanément rompu avec les partis de la Transition néolibérale et avec la gauche radicale qui avait stagné dans une marginalité coûteuse. C’est ce même Boric qui avait signé en son nom personnel, sans l’aval de son parti, l’Accord pour la paix sociale et la nouvelle Constitution en novembre 2019, laissant place à un processus constitutionnel restreint, et donc l’objet de grandes critiques de la part de l’ensemble du mouvement populaire.
L’élection présidentielle la plus importante depuis 1970 semblait nous conduire vers une barbarie trop imaginable pour quiconque a de la mémoire. Les secteurs mobilisés du Chili, ouvertement critiques à l’égard de l’orientation plutôt modérée de Boric, ont pris la décision rapide de se joindre à la campagne pour assurer son triomphe et, surtout, une défaite écrasante de la candidature de Pinochet. C’est devenu une réalité dimanche soir dernier, avec un résultat électoral sans précédent à bien des égards. Premièrement, Boric (55,9%) a été élu avec une avance de plus de 11 points sur Kast (44,1%). Deuxièmement, la participation électorale a été nettement plus élevée qu’au premier tour (55,7 % de l’électorat, contre 47,3 % au premier tour), dépassant tous les taux de participation depuis 1990. Enfin, Boric est le président élu avec le plus grand nombre de voix de l’histoire du Chili (4.620.671). Il s’agit d’une combinaison sans précédent dans un pays qui a connu une longue période de forte abstention, à l’exception du plébiscite pour la nouvelle Constitution en octobre 2020. Malgré cela, près d’un million de personnes de plus ont participé ce dimanche que pour ce référendum (7 562 173, 50,9 % des électeurs).
Dans un beau contraste, le sentiment de victoire a envahi la nuit du dimanche 19 décembre de cette 2021 trop longue pour le peuple chilien : des centaines de milliers de personnes marchent dans les rues de tout le Chili pour célébrer en direct ce qu’elles ressentent comme leur propre triomphe : avoir vaincu le pinochetisme et pouvoir maintenir ouvert le cycle de transformations qui a motivé la révolte populaire d’octobre 2019. Cependant, ce n’est pas seulement de la joie, mais surtout du soulagement [qui s’exprime]. La menace du Kast néofasciste, déjà matérialisée dans les gouvernements de Trump, Bolsonaro et Orbán, a été très clairement perçue par le mouvement féministe et la communauté LGBTQI+, qui, même s’ils ne se faisaient guère d’illusions sur Boric, ont été les secteurs qui se sont le plus rapidement mobilisés pour œuvrer à sa victoire au second tour. Certaines analyses initiales soulignent déjà l’importance considérable du vote des femmes et des jeunes dans cette victoire.
De la révolte à la contre-révolte
Comment en est-on arrivé à un scénario aussi risqué [improbable] ? Il n’y a pas de réponses simples, mais il y a des éléments incontournables. Comme d’autres pays de la région et du monde, le Chili a traversé une longue période de politisation polarisée, fondée sur une instabilité sociale et politique causée par de multiples crises écologiques, économiques et sociales. L’administration néolibérale de la transition vers la démocratie a été maintenue avec stabilité pendant un cycle de croissance économique entre les années 1990 et la fin des années 2000. Mais avec la chute du prix des matières premières vers 2009, cette certitude s’est désagrégée pour les secteurs populaires, qui ont commencé à voir leur vie se précariser inexorablement. Le Chili est un pays sans accès garanti et universel à la santé, aux pensions, à l’éducation et au logement, où la reproduction de la vie est privatisée, soit entre les mains d’entreprises privées, soit simplement sur les épaules de la sphère privée de la famille, en particulier des filles, des jeunes femmes et des femmes responsables des soins. Au sein de cette structure, les changements des conditions macroéconomiques se font sentir très rapidement dans la vie quotidienne des secteurs populaires.
Ce processus d’augmentation de la précarité est renforcé par une démocratie extrêmement restreinte, délimitée par la Constitution approuvée frauduleusement par la dictature en 1980. Il s’agit d’un cadre réglementaire qui concentre le pouvoir politique dans l’exécutif et le Congrès, sans aucune place pour les communautés et les territoires, et qui impose des exigences extrêmement élevées en matière de changements, dont beaucoup sont bloqués par des quorums supra-majoritaires au Parlement. Il s’agit d’une démocratie d’exclusion, taillée sur mesure pour les grands partis bourgeois, et qui comprend des mécanismes qui tendent à exclure les femmes, les peuples indigènes et les indépendants.
Cette combinaison explosive a conduit à la révolte de 2019, au cours de laquelle une étincelle d’insurrection étudiante contre la hausse des tarifs de transport a mis le feu à une plaine en proie au ressentiment, à la dette et au désespoir. La révolte était un portail vers le nouveau, chargé de la violence politique qui caractérise les réveils populaires. Mais ce fut aussi un choc pour la classe dirigeante, qui a rapidement activé ses dispositifs de lutte autoritaire et idéologique pour freiner ce réveil populaire. Le président Sebastián Piñera a déclaré la guerre au peuple, faisant intervenir l’armée pour réprimer la révolte. Sur le plan politique et dans les médias, un récit a été articulé, opposant la violence destructrice de la rue à un nouveau pacte social qui avait été négocié au sein du Congrès. Le premier moment de la révolte s’est soldé par l’accord 15N. C’est là que commence la consolidation institutionnelle de la contestation anti-néolibérale de la révolte, qui se traduit par la création d’un espace politique pour la contre-révolte, désormais organisée dans la campagne pour l’option de rejet du plébiscite pour une nouvelle Constitution, et l’introduction d’une tension dans le camp populaire : pour ou contre cet Accord et son institutionnalisation. Ce sont des scènes familières pour le mouvement populaire dans le monde : des débats longs et animés sur les risques et les opportunités qu’ouvre le passage de l’instituant à l’institué.
Deux ans après la révolte, il est clair que le processus de politisation que connaît la société chilienne n’est pas un simple scénario de gauchisme. L’intégration de milliers de personnes dans l’activité politique a lieu tant à gauche qu’à droite. Cela ne signifie pas que le pays est simplement divisé en deux. Les secteurs populaires ont adopté une activité politico-sociale suivant des orientations féministes et de gauche, en participant à des assemblées territoriales pour organiser la défense des droits de l’homme ou pour débattre du contenu d’une nouvelle Constitution, ou en s’impliquant dans des campagnes pour élire des représentants à la Convention constitutionnelle, ou encore en rejoignant des organisations sociales et politiques pour jouer un rôle actif dans les processus de changement. De son côté, la droite a organisé sa base dans des communautés de contre-information conservatrices et anticommunistes, dans des églises évangéliques réactionnaires avec une présence territoriale, dans des groupes de choc néofascistes qui descendent dans la rue avec une présence jamais vue depuis l’Unité populaire, soit pour attaquer les symboles de la révolte, soit pour mener des actions d’intimidation. L’activité des secteurs populaires est massive, ouverte, autogérée, participative et constructive, avec une voix multiple, tandis que la politisation de la droite est réactionnaire, de petits groupes financés par des hommes d’affaires et avec des voix politiques plus traditionnelles. L’un d’entre eux est José Antonio Kast, ancien militant et député de la droite catholique conservatrice, autoritaire et nationaliste, devenu le leader du nouveau parti républicain, qui rassemble aujourd’hui les plus extrêmes du pinochettisme et du néofascisme, et qui existe en dehors de la coalition de droite Chile Vamos.
Kast avait déjà été candidat à la présidentielle en 2017, avec une piètre performance électorale. Depuis lors, il s’est imposé comme la voix de la réaction aux aspirations refondatrices de la gauche, visant principalement le Parti communiste et le Front large, le Frente Amplio, mais aussi les mouvements féministes et de dissidence de genre, les organisations mapuches et socio-environnementales. La révolte, et en particulier le cycle électoral 2020-2021, lui a donné l’occasion de consolider son leadership en tant que porte-parole du Rejet et articulateur d’une alternative électorale pour les secteurs de la contre-révolte. La pandémie a ratifié sa position anti-scientifique et anti-mondialiste, bien que de manière plus sournoise que d’autres leaderships d’ultra-droite dans le monde.
Ces opportunités, ajoutées à la faiblesse des candidats de Chile Vamos, placent Kast en tête du pari électoral de la droite pour ces élections présidentielles. Alors comment en est-on arrivé là ? Les multiples crises du capitalisme au Chili ont non seulement donné naissance à une alternative transformatrice, anti-néolibérale, féministe et plurinationale, mais ont également ouvert un portail aux monstres du pinochetisme et de l’autoritarisme, qui offrent une alternative de poigne de fer anti-migrants, de nostalgie de la discipline patriarcale de la dictature et de certitude économique présumée pour les grandes entreprises.
Les deux pôles du camp de la transformation : Boric et le processus constituant
Dans cette réarticulation du terrain politique au Chili, où les forces traditionnelles de la droite et du centre-gauche ont montré leur maximum d’épuisement et de manque de projet, un espace de transformation s’est ouvert, dans lequel deux secteurs coexistent : d’une part Boric et la coalition Apruebo Dignidad (qui comprend le Frente Amplio et le Parti communiste), et d’autre part les forces des mouvements sociaux et des peuples indigènes qui ont obtenu un espace sans précédent dans la Convention constitutionnelle, autour des listes des mouvements sociaux constituants, de la liste populaire et des constituants des peuples indigènes. Il s’agit d’une coexistence qui n’est pas sans tensions, mais qui aborde au moins le terrain commun des aspirations à un changement structurel du régime de 1980.
Si Boric obtient le soutien de masse hétérogène que j’ai décrit au début, le secteur populaire constituant trouve sa force dans le fait que la dispute pour une nouvelle Constitution apparaît aujourd’hui comme le centre du cycle politique chilien actuel. Les récentes élections sont un indicateur de ce phénomène, dans la mesure où chaque fois que le processus constituant a été en jeu, la participation a été élevée et a penché massivement vers le pôle transformateur. C’est ce qui s’est produit lors du vote plébiscitaire, avec 80 % de voix en faveur de l’Apruebo, lors de l’élection des membres du congrès, où les forces ouvertement anti-néolibérales ont obtenu une majorité au sein de la convention constitutionnelle, et lors du second tour de la présidentielle, où la menace d’un gouvernement Kast qui détruirait les avancées en matière de droits et bloquerait l’élan constituant ouvert par la révolte est devenue imminente. Cela n’a pas été le cas lors des élections législatives, où les mêmes garanties démocratiques n’ont pas été données pour la participation des indépendants, des combattants sociaux et des autochtones. Il est possible d’affirmer aujourd’hui que les secteurs populaires, principaux garants du processus constituant ont judicieusement choisi leurs batailles électorales dans le cadre d’une démocratie restreinte.
Un gouvernement Boric présente un scénario favorable pour le processus constituant, qui donnera de l’importance aux forces populaires constituantes qui maintiennent leur indépendance politique vis-à-vis du gouvernement, mais partagent certains aspects programmatiques clés. L’enjeu pour les forces populaires à l’intérieur et à l’extérieur de la Convention est de saisir l’opportunité d’un gouvernement favorable pour déployer tout le potentiel du processus constituant et ouvrir un long cycle de transformations structurelles du modèle économique, du système politique et de la garantie des droits sociaux.
Pour sa part, le principal défi du gouvernement de M. Boric sera de gérer l’impasse représentée par un Congrès sans majorités claires et une crise économique qui s’aggrave. Dans ce contexte difficile, mais pas sans précédent, Boric a l’opportunité de ne pas être un nouveau gouvernement de Concertación. Le succès de son gouvernement dépend clairement de la réalisation de la promesse de changement faite aux personnes qui ont célébré dans les rues dimanche soir, et non aux mandarins renouvelés qui aiguisent leurs dents en attendant que leurs erreurs se manifestent et qu’ils disent qu’ils auraient fait mieux.
À court terme, nous assisterons à la réorganisation de la droite : les partis de Chile Vamos et du Parti républicain chercheront à tirer parti du vote, se disputant la direction du secteur pour le nouveau cycle. Étant minoritaires au sein de la Convention constitutionnelle, ils chercheront à donner le plus de pouvoir possible à leur bloc au Congrès, et continueront à insister sur leur récit selon lequel, lors de cette élection, « le modéré Boric a gagné », afin de le pousser vers le centre. Nous verrons également la vieille et épuisée Concertación se faire une place dans le gouvernement de Boric avec un mélange de fausses flatteries et de menaces sournoises. Ils s’offriront comme une garantie de gouvernabilité, mais ils resteront l’avant-dernière tranchée de la Transition. Ils partageront avec la droite la tâche d’attirer Boric vers le centre, compte tenu de ses antécédents bien connus de conciliation et de compromis dans les moments cruciaux.
Le premier défi pour Boric et Apruebo Dignidad sera de définir s’ils profiteront du triomphe électoral pour affirmer leur programme de réformes structurelles, ou si la peur d’être rejetés par le duopole de transition les poussera à se modérer et à s’éloigner de la base sociale qui leur a donné un triomphe qu’ils n’ont pas obtenu seuls au premier tour.
Nouvelles tâches pour la gauche anticapitaliste
Contrairement à la thèse selon laquelle le gouvernement de Boric ne peut être qu’un gouvernement modéré et conciliant, les résultats électoraux montrent qu’il existe un peuple prêt à défendre le moment constituant avec toute sa créativité et son désir de rompre avec le régime actuel. Dans le récit de la modération installé par la droite, qui sera repris par les secteurs libéraux d’Apruebo Dignidad, elle cherche à transmettre un message disciplinant : il vaut mieux garder la gauche radicale et les mouvements sociaux silencieux, de peur qu’ils ne finissent par être responsables d’une nouvelle défaite de leur secteur, ou pire encore, d’un nouveau coup d’État. Nous sommes appelés à laisser Boric faire son travail, sans critique qui ouvre les flancs.
Mais l’accent mis sur la réalisation effective du programme n’est pas, comme certains pourraient le croire, un obstacle à la concrétisation des transformations, mais sa meilleure garantie. Ces transformations ne seront possibles que si elles sont impulsées par une large coalition de mouvements sociaux et politiques qui maintiennent sur la table les aspects inavouables du programme, l’inacceptabilité de la répression et l’urgence de surmonter le scénario transitoire des changements « dans la mesure du possible » à partir d’aujourd’hui. Face à un gouvernement sensible à la pression populaire, il sera essentiel de maintenir l’indépendance politique des mouvements sociaux et de la gauche anticapitaliste par rapport au gouvernement, leur volonté de soutenir les avancées et de critiquer les reculs, afin de ne pas s’empêtrer dans la tentation vide toujours présente d’avoir le pouvoir dans les couloirs du palais en échange de l’abandon de l’horizon de transformation.
Quels sont ces points inavouables du programme ? Dans l’immédiat, une réforme fiscale pour endiguer la crise économique des ménages de la classe ouvrière par l’annulation de la dette d’éducation et un revenu d’urgence universel. À moyen terme, une réduction du temps de travail, un nouveau système de retraite sans AFP, un fonds de santé universel et un système national de soins, ainsi que la modification des conditions de négociation collective par les syndicats et la garantie du droit de grève. A long terme, jeter les bases d’une transition écologique où la renationalisation des matières premières est complétée par une réorientation de la matrice productive dans un cadre de solidarité et d’intégration régionale.
Mais parallèlement, le nouveau gouvernement devra répondre à deux demandes urgentes de secteurs qui n’appartiennent pas à sa coalition, mais qui l’ont soutenu au second tour. La liberté des prisonniers politiques mapuches et de la révolte, et le droit à un avortement libre, légal, sûr et gratuit. Les deux revendications ont des initiatives parlementaires qui ont été bloquées par la droite et le centre-gauche. Le gouvernement de M. Boric a la responsabilité historique de réparer les violations systématiques des droits de l’homme passées et présentes, et d’établir un cadre de liberté sexuelle et de justice reproductive qui représente des avancées claires pour le mouvement féministe et les communautés LGBTQI+.
Il devient donc inévitable que les diverses forces politiques et sociales, à l’intérieur et à l’extérieur de la Convention constitutionnelle, se réunissent dans une alliance qui rassemble les mouvements qui ont soutenu les mobilisations féministes, étudiantes, territoriales et syndicales de ces dernières décennies, et qui intègre l’archipel de la gauche radicale dans une activité de masse qui convertit son potentiel militant, qui a tant contribué à ces mêmes mouvements sociaux, en capacité politique du peuple et pas seulement de petits groupes.
Cette alliance populaire aura une tâche difficile : affronter la nouvelle droite radicalisée et son désir de revanche anti-populaire. Cette confrontation aura lieu dans la rue et s’appuiera sur les leçons d’autodéfense apprises il y a plusieurs décennies, et plus récemment pendant la révolte. Mais la manière la plus durable de stopper l’ultra-droite est de gagner sa base populaire potentielle à un projet de transformation anticapitaliste et féministe, et cela passe par la conquête de meilleures conditions de vie et de lutte, en bloquant la voie à l’offre d’une sortie de crise conservatrice. Le fascisme est également combattu sur le terrain de la vie quotidienne de la classe ouvrière plurinationale au Chili.
Mais, surtout, cette confluence politique et sociale a l’opportunité de devenir la force qui donne un soutien territorial à la rédaction et à l’approbation de la nouvelle Constitution lors du plébiscite de sortie en 2022, et qui peut corriger les hésitations du nouveau gouvernement dans les moments cruciaux de la réalisation du programme. Avec un Congrès bloqué, sans majorité claire, ce qui fera pencher la balance à ces moments-là sera, comme dimanche dernier, la mobilisation populaire. L’indépendance politique et l’orientation programmatique de cette mobilisation seront la clé de ce nouveau cycle.
21 décembre 2021
Pablo Abufom est militant de Solidaridad et éditeur de la Revista Posiciones.
Traduction ESSF de viento sur