«L’absence de règles est le caractère fondamental du régime»

La Turquie d’Erdoğan cherche à se frayer un chemin, entre le bloc occidental et l’Occident, pour construire un impérialisme de second ordre. Ce n’est pas sans difficulté dans le contexte de l’exacerbation des contradictions entre les grandes puissances.

Les déclarations enflammées du Président Recep Tayyip Erdoğan condamnant Israël semblent courageuses à l’intérieur du pays et peut-être dans une partie du monde non-occidental, cependant les relations commerciales de la Turquie avec Israël racontent une histoire différente. Ces relations commerciales bilatérales, constamment renforcées ces dernières années, continuent depuis l’offensive du 7 octobre. De plus, nous savons que les entreprises au sein du réseau de patronage d’Erdoğan profitent largement de ce commerce. Comment expliques-tu cette contradiction ?

Traditionnellement, les relations entre la Turquie et Israël sont restées stables malgré l’évolution des discours publics. La Turquie a eu une trajectoire particulière en ce qui concerne Israël. Elle a été le premier pays musulman à reconnaître Israël lors de sa fondation en 1948. En tant que pays non-arabe mais musulman et pouvant être un interlocuteur économique, la Turquie est importante pour Israël. Pendant la guerre froide, Israël et la Turquie étaient deux alliés majeurs des États-Unis dans la région. Ankara dépendait largement d’Israël dans les activités de lobbying aux États-Unis en raison du génocide arménien. De plus, lors de l’attaque menée par l’Azerbaïdjan contre l’Arménie en 2022, Israël a apporté une contribution militaire importante. Alors que les pays arabes ne sont pas en position de concurrencer ces deux États dans la région, l’Iran est un État qu’ils doivent prendre en compte à différents niveaux.

Par ailleurs, avant que l’action du Hamas le 7 octobre ne secoue le monde, la Turquie avait commencé à normaliser ses relations avec l’Égypte et Israël, en parallèle avec l’apaisement initié par les Accords d’Abraham entre Bahreïn, les Émirats arabes unis et Israël. Pendant ce temps, les pays du Golfe ont appelé la Syrie à rejoindre la Ligue arabe. Bien qu’il n’y ait pas encore de projet concret, la mention, lors de la dernière réunion du G20, d’une alternative aux routes commerciales chinoises, à savoir un itinéraire Asie-Europe soutenu par les États-Unis et passant par Israël depuis l’Inde, laissait entrevoir une possible « stabilité » dans la région. Cependant, la destinée de la Palestine semble déjà tracée dans cette quête de stabilité, et l’attaque du Hamas et l’offensive israélienne à Gaza ne semblent pas altérer les objectifs à long terme des États.

Les relations entre la Turquie et Israël ont aussi connu une série de problèmes. Notamment, lors du Forum économique mondial de Davos en 2009, Recep Tayyip Erdoğan a attiré l’attention en criant « one minute » lors d’un débat en hommage au président israélien Shimon Peres, délaissant toutes les conventions diplomatiques et déclarant : « vous savez très bien comment tuer des gens ». Cela lui a valu de passer pour un moudjahid sur la scène politique intérieure. Un an plus tard, en mai 2010, les relations diplomatiques ont été rompues après la tentative du navire Mavi Marmara de briser le blocus de la bande de Gaza et la mort de neuf personnes à la suite de l’assaut des soldats israéliens contre lui.

Les relations ont commencé à se rétablir deux ans plus tard lorsque Israël a présenté des excuses et accepté de verser une indemnisation de 20 millions de dollars pour l’incident du Mavi Marmara. Bien qu’Erdoğan n’ait pas réagi pendant les grandes manifestations ayant suivi l’assaut sur le navire, il a critiqué en 2016 ceux qui remettaient en question le rétablissement des relations en disant : « M’avez-vous demandé avant d’acheminer cette aide vers là-bas ? »

Malgré les critiques acerbes d’Erdoğan lors de la crise de Jérusalem en 2017 et d’autres incidents tendus, les relations ont commencé à se normaliser en 2022 avec la première visite d’un président israélien en Turquie depuis 2014, Isaac Herzog, et la nomination d’ambassadeurs quelques mois plus tard. Des discussions ont également commencé sur le transfert des ressources énergétiques d’Israël vers l’Europe. Cependant, il faut noter que le volume de gaz naturel venant d’Israël pourrait ne pas être suffisant pour un tel projet, tandis que la Turquie, avec une forte demande énergétique, aspire à devenir un point de passage essentiel entre les pays producteurs et l’Europe.

Pendant cette période, le commerce entre la Turquie et Israël a suivi une trajectoire distincte. Même lors des périodes où Erdoğan utilisait les expressions les plus sévères, le volume des échanges a augmenté. En 2002, année de l’arrivée au pouvoir de l’AKP, les exportations de la Turquie vers Israël étaient de 861,4 millions de dollars, et les importations en provenance d’Israël s’élevaient à 544,5 millions de dollars. En 2022, les exportations ont atteint 6,74 milliards de dollars, tandis que les importations ont atteint 2,17 milliards de dollars. Les deux pays se complètent dans le commerce, la Turquie envoyant principalement des produits alimentaires et des matières premières en acier, tandis qu’elle importe du pétrole et des combustibles minéraux d’Israël. Un accord de libre-échange est en vigueur entre les deux pays depuis 1997.

Après l’attaque du Hamas le 7 octobre, les premières données indiquent une légère baisse du commerce. Cependant, l’annulation d’accords ou l’imposition de sanctions ne sont pas à l’ordre du jour. De plus, la gestion du commerce international par l’entourage d’Erdoğan n’est pas limitée aux relations avec Israël.

Erdoğan utilise souvent la politique étrangère comme un outil pour sa politique intérieure. Il s’est par exemple récemment réconcilié, comme si de rien n’était, avec les Émirats arabes unis qu’il avait clairement désignés comme les financeurs de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016. Après avoir ouvertement accusé le prince héritier saoudien Mohammed ben Salman à la suite de l’assassinat du journaliste dissident saoudien Jamal Khashoggi dans un bâtiment consulaire en Turquie en 2018, il l’a embrassé comme si rien ne s’était passé. Bien que le génocide à Gaza soit d’un niveau incomparable par rapport aux incidents précédents, il est improbable qu’Erdoğan, qui cherche à emprunter aux quatre coins du monde, coupe radicalement les relations avec Israël.

 

Les relations entre la Turquie et la Russie semblent aussi contradictoires. Malgré les confrontations fréquentes entre la Turquie et la Russie en Syrie, au Moyen-Orient, dans le Caucase et en mer Noire, la dépendance mutuelle entre les deux pays semble croître au-delà de la proximité personnelle entre Erdoğan et Poutine. Pendant la guerre Russie-Ukraine, la Turquie a fourni des drones SİHA à l’Ukraine au début du conflit, tout en continuant ses efforts pour contourner les sanctions contre la Russie. Alors que des discussions ont lieu sur l’octroi de privilèges pour la construction de nouveaux réacteurs nucléaires en Russie, la Turquie envisage de devenir une nouvelle plaque tournante énergétique pour la Russie. Que peux-tu dire sur cette relation ?

L’unique canal qui pouvait briser l’isolement subi par la Russie à la suite de son invasion de l’Ukraine était la Turquie. En effet, à l’exception de la Chine, la Turquie a été le pays le plus important à contourner les sanctions imposées à la Russie. La relation entre Erdoğan et Poutine, qu’Erdoğan nomme son « ami » dans le cadre de la personnalisation habituelle de la politique étrangère turque, est assez zigzagante. Après la destruction d’un bombardier russe à la frontière syrienne en novembre 2015, les relations ont atteint un point critique. Erdoğan a envoyé une lettre d’excuse à la Russie et a accusé les putschistes d’avoir abattu l’avion.

Ainsi, lorsque le rapprochement qui avait commencé dans les années 2000 a soudainement été confronté à cette crise, on pouvait s’attendre à ce qu’Ankara se rapproche davantage de l’Occident. Mais les relations se sont accélérées avec l’achat controversé de systèmes de défense aérienne S-400, malgré la tension croissante avec l’OTAN. Même la fourniture de drones SİHA à l’Ukraine n’a pas terni ces relations.

L’acquisition du système de défense aérienne S-400 auprès de la Russie a conduit à l’exclusion de la Turquie du processus de production des avions F-35, auquel elle participait, et même à la non-livraison des avions, pourtant payés à hauteur de 1,5 milliard de dollars. Cela a également entravé l’approvisionnement en pièces de rechange pour les avions F-16. Ces missiles, inactifs, ont représenté une concession accordée à la Russie. Même la guerre menée conjointement avec l’Azerbaïdjan contre l’Arménie, en ignorant les forces russes installées au Karabakh dans le Caucase, n’a pas altéré les relations. La Turquie, en facilitant l’accès du blé ukrainien au marché mondial, protège les intérêts des deux parties en contribuant également à lever l’embargo russe.

L’extradition par la Turquie des Ukrainiens considérés par la Russie comme des criminels de guerre a certes créé un malaise, mais en fin de compte, cela n’a pas dépassé le cadre d’une tension instrumentalisée à des fins de politique intérieure pour deux leaders mutuellement dépendants. Lorsque l’invasion de l’Ukraine a commencé, la Turquie a connu une affluence significative de Russes. Des événements tels que l’approbation par la Turquie de l’adhésion de la Suède à l’OTAN, après l’avoir laissée en suspens ne sont pas non plus essentiels.

Dans les relations entre la Turquie et la Russie, la question la plus critique concerne l’avenir de la Syrie. Ankara a tenté de renverser Assad en utilisant une force composée de mercenaires tels que l’Armée nationale syrienne, même après l’abandon de cet objectif par les États-Unis. Cependant, comme Ankara ne réagissait aucunement face à l’émergence de l’État islamique (ISIS) dans la région, les États-Unis ont coopéré avec les forces du YPG-PYD en Syrie1. Ainsi, Erdoğan s’est retrouvé confronté à une « formation kurde » imprévue. Pendant les négociations avec le PKK en Turquie, Erdoğan a établi des relations avec des représentants du PYD en Syrie. Cependant, en 2015, il a mis fin à ces négociations et attaqué, déclarant le PYD comme ennemi. L’administration Obama, quant à elle, a formé une force bien équipée de 50 000 personnes, comprenant principalement des Kurdes du YPG-PYD, mais aussi partiellement des arabes, pour lutter contre l’ISIS.

Si la Turquie a cherché à prendre le contrôle d’une zone de 30 km de large le long de la frontière syrienne pour repousser les Kurdes, elle n’a réussi à ouvrir que deux poches au-delà de la frontière. En raison du contrôle de l’espace aérien par la Russie, ces opérations ont eu lieu avec l’approbation de Moscou.

L’intention de Poutine de faire de la Turquie un centre de gaz naturel est très importante pour Erdoğan. Si le gaz envoyé par le Turkish Stream est transmis à des pays tiers, la Turquie bénéficiera d’un avantage significatif. D’autre part, Ankara s’est engagé auprès de Moscou en matière d’énergie nucléaire. La mise en service du premier réacteur de la centrale nucléaire d’Akkuyu est attendue.

D’autre part, la Turquie a adopté des positions différentes de la Russie en Libye, en Afrique et en Méditerranée.

Bien que l’objectif de parvenir à un volume commercial de 100 milliards de dollars au cours de la dernière décennie n’ait pas été entièrement atteint, il a dépassé les 60 milliards. Néanmoins, le centre de gravité des relations économiques entre la Turquie et la Russie reste l’énergie. Après la tentative de coup d’État de 2016, Erdoğan, qui n’a pas trouvé le soutien qu’il recherchait auprès de l’Occident, a été immédiatement soutenu par Poutine, ce qui était important pour les électeurs de l’AKP. Dans le même temps, en contrôlant l’espace aérien dans le nord de la Syrie, la Russie a ouvert une brèche permettant à Erdoğan de mener des opérations transfrontalières. La présence de la Russie en Syrie est perçue comme plus acceptable que la position des États-Unis, qui soutiennent les Forces démocratiques syriennes, y compris les Kurdes.

La relation entre la Turquie et la Russie est, d’une certaine manière, une sorte de chantage envers l’Occident. La Turquie, qui est un « partenaire de dialogue » au sein de l’Organisation de coopération de Shanghai2, exprime à certains moments, sous forme de menace, qu’elle pourrait devenir un membre à part entière.

Pour le moment, avec l’occupation de l’Ukraine, la dépendance de la Turquie envers la Russie a augmenté, et Erdoğan est plus détendu par rapport à 2016. Cependant, les relations avec la Russie ou Israël sont négligeables par rapport aux relations avec le capital européen. Néanmoins, du point de vue des zones d’influence, les relations avec la Russie sont plus attrayantes.

 

Les tensions entre la Turquie et l’Occident, en particulier avec les États-Unis, persistent. Quels sont les sujets de contradiction et quelles évolutions prévois-tu dans un avenir proche ?

La justification de la dépendance de la Turquie envers l’OTAN pendant la guerre froide n’est plus valable. Mais la Turquie doit cependant prendre en compte la place des États-Unis en tant que puissance mondiale. Cependant, l’émergence de nouveaux domaines d’influence et de routes commerciales a rendu obsolète la relation de dépendance ancienne. Le conflit entre les États-Unis et la Chine a créé de nouvelles incertitudes. La position des États-Unis vis-à-vis de la Russie ou de l’Iran ne correspond pas aux intérêts de la Turquie. La compétition entre les États-Unis et la Chine concerne non seulement l’Extrême-Orient, mais aussi le Moyen-Orient, où la Chine est désormais présente. En mars 2023, des pourparlers entre les deux puissances ennemies de la région, l’Iran et l’Arabie saoudite, ont eu lieu sous la médiation de la Chine. Les États-Unis ne pouvaient pas accomplir une telle chose, ils sont affaiblis au Moyen-Orient et ne disposent pas d’une force militaire crédible.

Le caractère du régime politique en Turquie ne pose pas de problème pour l’Europe ni, bien sûr, pour les États-Unis. Cependant, en raison de la manière non conventionnelle dont Erdoğan mène le jeu, il semble un interlocuteur peu fiable. Erdoğan peut un jour parler d’adhérer à l’UE, le lendemain organiser un référendum pour le rejeter, il peut accepter la peine de mort, ralentir le fonctionnement de l’OTAN et flirter avec l’Organisation de coopération de Shanghai. Cependant, l’intensité des relations économiques et politiques avec l’Occident l’empêche d’agir de manière totalement autonome. Personne n’évoque une sortie de l’OTAN. En fait, si les choses continuent ainsi, même si l’OTAN ne peut pas exclure la Turquie, elle pourrait réduire son influence.

Étant donné qu’on ne peut pas séparer la politique étrangère de la politique intérieure, Erdoğan devra faire face aux questions intérieures, en particulier aux problèmes économiques et sociaux, au cours des prochaines années. L’absence de règles, le refus d’Erdoğan de se soumettre à toute règle que ce soit est la caractéristique fondamentale du régime. De la justice à la politique étrangère, des politiques sociales aux droits, l’absence totale de règles est évidente. L’économie turque n’avait pas été aussi éloignée des investissements étrangers depuis très longtemps. Dans un pays où Erdoğan décide des taux d’intérêt, voire de celui de l’inflation, et de qui ira en prison, personne n’investit. Ainsi, le champ de manœuvre du président est de plus en plus restreint.

 

Toutes ces évolutions suscitent des débats sur la place de la Turquie dans le système international. Certains interprètent cela comme une politique étrangère indépendante, d’autres comme un déplacement de l’axe (se détacher de l’OTAN, eurasiatisme), et pour certains, cela est interprété comme une expansion impérialiste sous-jacente. Qu’en penses-tu ?

Alors même que les pièces de rechange des F-16 n’étaient pas fournies à la Turquie, le fait de fournir des F-35 à la Grèce et d’établir des bases américaines près de la frontière signifiait un encerclement pour la Turquie, qui prenait des initiatives en mer Méditerranée orientale. Certes, les États-Unis avaient ainsi créé une voie en mer Noire contre la Russie avant la guerre en Ukraine, mais la Turquie en était exclue. Tout comme lorsque les États-Unis, considérant la Turquie comme un allié peu fiable en Syrie, avaient formé une alliance avec les forces locales, kurdes et arabe.

Il y a un fait indéniable : militairement et économiquement, la Turquie est le pays le plus puissant de la région. L’armée turque maintient des troupes dans treize pays. Le passé impérial et les visées impérialistes telles que le panturquisme ont ramené à l’ordre du jour les anciennes sphères d’influence après la disparition de la pression de l’URSS. Présenté comme « un mélange idéologique d’islamisme, de nationalisme turc et d’impérialisme ottoman », le néo-ottomanisme a acquis une légitimité. En parallèle avec le renforcement de l’extrême droite dans la politique intérieure, une tendance expansionniste légitimée par le discours de « la survie » s’intensifie également en politique étrangère. Il y a dix ans à peine, Erdoğan déclarait que « le Kosovo est la Turquie et la Turquie est le Kosovo », montrant l’ampleur des sphères d’influence. Aujourd’hui, même un simple passant dans la rue – soumis à un matraquage médiatique quasi-totalement dominé par le régime – peut affirmer que la province de Mossoul en Irak est en réalité la frontière naturelle de la Turquie.

Après le début du Printemps arabe, Erdoğan, en devenant le parrain des Frères musulmans, donnait des conseils à Morsi en Égypte et recommandait également à Assad d’intégrer les Frères musulmans au pouvoir. Et, lorsque ses conseils ne se sont pas concrétisés, il a commencé à rêver d’envoyer ses troupes jusqu’à Damas. Mais son projet de faire de la Turquie une puissance régionale, lancé en 2011, s’est complètement effondré. Le rêve de la domination sur les mers, la « patrie bleue » a fait naufrage. La « précieuse solitude » a laissé place à des embrassades avec ceux qui étaient hier qualifiés de meurtriers.

L’opportunité de devenir une puissance sous-impérialiste aurait peut-être pu être discutée dans d’autres circonstances. Cependant, l’occasion de devenir une puissance douce a depuis longtemps été manquée.

Depuis 2010, la Turquie adopte une politique proactive, indépendante des alliances auxquelles elle appartient, et donc une politique éloignée de l’Occident, voire hostile. Elle explore les possibilités d’être une puissance dans une région s’étendant des Balkans (où un million de personnes parlent turc et un cinquième de la population turque est d’origine balkanique) au Caucase, du Moyen-Orient à l’Afrique. Erdoğan a déclaré ouvertement en 2013 : « Si vous prétendez être une grande puissance, vous devez être présent dans tous les coins du monde ». En réalité, lorsque l’URSS s’est effondrée, éliminant ainsi le motif de la dépendance de la Turquie envers les États-Unis, le Premier ministre de l’époque, Süleyman Demirel, avait également évoqué la possibilité d’une sphère d’influence s’étendant de l’Adriatique à la Grande muraille de Chine.

La politique étrangère que l’ancien ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoğlu avait appelée « zéro problème avec les voisins » a rapidement produit des résultats opposés. En 2013, İbrahim Kalın, l’un des plus proches collaborateurs d’Erdoğan à l’époque, avait résumé la politique étrangère de la Turquie en l’appelant « précieuse solitude ». Entre autres, la Turquie, bien qu’elle ne soit pas partie prenante dans le droit maritime international, a lancé une démonstration de force en mer Méditerranée en se référant à la notion de Mavi Vatan (« patrie bleue ») pour les zones maritimes de compétence, créant ainsi une atmosphère générale de puissance dure.

Alors que des réformes visant à améliorer les relations avec l’UE étaient évitées, la tentative de se présenter comme le porte-parole des Frères musulmans dans le monde arabe après le renversement de Morsi en Égypte est restée vaine. Les rêves de coprésidence attribués à la Turquie et bien sûr à Erdoğan, depuis les projets du Grand Moyen-Orient de l’ère Bush, ont été mis de côté, mais l’ambition d’Erdoğan de devenir un leader mondial n’a pas été éteinte.

« La Turquie a les ambitions d’une Rolls Royce et les ressources d’une Rover » avait dit un ambassadeur étatsunien. Il y a ainsi d’un côté une croyance exagéré en la puissance et les capacités du régime, mais qui est accompagnée d’une retraite constante du point de vue des objectifs. La question de la « survie » de la patrie, qu’Erdoğan agite comme bouclier dans la politique intérieure, est aussi utilisée en politique internationale pour décrire un état de « pays assiégé », cherchant ainsi à légitimer son agressivité. Mais les cartes d’Erdoğan sont considérablement plus faibles qu’il y a dix ans.

Propos recueillis par B. A. Özden et U. Aydin le 12 janvier 2024, publié dans Inprecor n°717.

  • 1Les Unités de protection du peuple (en kurde : Yekîneyên Parastina Gel, abrégé YPG) forment la branche armée du Parti de l’union démocratique (PYD) kurde en Syrie. Elles se sont formées en 2011 lors de la guerre civile syrienne.
  • 2L’Organisation de coopération de Shanghai est l’une des nombreuses organisations intergouvernementales à caractère politique et économique actives en Asie. Succédant au « groupe de Shanghai », elle est instituée en 2001 par la Chine, la Russie et quatre États d’Asie centrale : le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. Elle s’élargit à l’Inde et au Pakistan en 2016, puis à l’Iran en 2021.

Masis Kürkçügil