Capitalisme cannibale

La société capitaliste a besoin de la nature mais la détruit, dépend du travail de soins aux personnes mais le rend précaire, elle réclame des politiques publiques mais les désarticule. Il s'agit d'un système cannibale, et pour l'empêcher de propager l'autodestruction, il n'y a qu'une seule alternative : l'abattre.

La société portoricaine est en crise. Nous le sentons. Nous le vivons. L'inflation nous hante. La plupart survivent avec de bas salaires. Les dettes et leurs agents de recouvrement submergent non seulement le gouvernement mais aussi la plupart des familles. L'augmentation du coût de l'électricité vide les poches. La hausse des prix du pétrole renchérit également l'usage de la voiture, dont nous dépendons presque entièrement compte tenu de l'absence de transports en commun suffisants et fiables.

Les services fondamentaux, comme la santé, se détériorent. Il y a de moins en moins de médecins généralistes ou spécialistes. Il n'y a pas non plus de services adéquats pour les soins aux malades chroniques, aux personnes âgées ou aux nourrissons. Ces tâches, ignorées par l'État et les entreprises, incombent inégalement aux femmes. Beaucoup d'entre elles travaillent à l'extérieur de la maison et font ce qu'elles peuvent au détriment de leur santé. Ce défi est aggravé lorsque manque l'eau ou l'électricité, comme cela se produit après les ouragans à travers le pays, mais très souvent dans de nombreuses communautés. Dans toute sécheresse modérée, l'eau s'en va aussi, du fait de la sédimentation et de la perte de capacité de stockage des réservoirs.

Tout aussi destructeurs sont les logements inadéquats et l'absence d'aménagement urbain, dont les conséquences les plus visibles sont les inondations récurrentes causées par les ouragans. Pour les familles touchées par la production d'électricité au charbon ou les dépôts de cendres, la menace pour le bien-être et la santé est encore plus grave. Les personnes en situation de handicap subsistent dans la marginalité ou l'impuissance. De nombreuses communautés vivent entourées de décharges clandestines ou d'accumulations de ferraille et de déchets. La montagne d'ordures ne rentre plus dans les décharges. Et il serait facile d'allonger cette liste : construction en zones littorales ou dans les zones humides, ou encore corruption État-entreprises, pour ne donner que deux exemples.

Habituellement, ces problèmes sont discutés comme s'ils n'existaient qu'à Porto Rico. Le débat porte sur l'incapacité du gouvernement à s'en occuper. Mais il faut se demander pourquoi le gouvernement est si incapable. Et pour y répondre, il faut commencer par comprendre que les causes du problème ne sont pas internes. Il ne s'agit pas d'un problème « portoricain » mais d'un problème systémique : les maux que nous avons signalés (et d'autres) correspondent à ce que la chercheuse Nancy Fraser a appelé le « capitalisme cannibale »1. C'est un système vorace, et nos vies sont sa nourriture.

Capitalisme cannibale

Le capitalisme ne se caractérise pas seulement par la subordination du travail au capital. Il dépend aussi d'au moins trois éléments : la nature et ses ressources, le travail de soins et de reproduction sociale (qui est effectué majoritairement dans les foyers et par les femmes) et certains biens publics fournis par l'État. Mais la course au profit privé à court terme, imposée par la concurrence, non seulement rend la situation des travailleurs plus précaire, mais aussi déstabilise, désintègre et détruit aussi bien la nature et les soins que les biens publics. Le capitalisme non seulement profite, mais aussi démantèle les éléments et les processus dont il dépend2.

La crise climatique en est un exemple : nous en connaissons la cause depuis quatre décennies, mais le capitalisme ne parvient pas à se passer des énergies fossiles qui nous conduisent à la catastrophe, provoquant l'élévation du niveau de la mer et l'augmentation de la fréquence et de l'intensité des sécheresses et des tempêtes qui, dans notre cas, nous affectent directement. Que ces processus causent des pertes à des intérêts commerciaux ou qu'à la longue rendent la planète inhabitable, n'empêche pas le système de poursuivre sa marche aveugle vers l'abîme3.

La planète est finie, mais le capitalisme l'utilise comme si elle était une source infinie de ressources et un gisement infini de déchets. Qui peut s'étonner que les décharges ne suffisent plus à accueillir le fleuve d'ordures qui coule vers elles ?4. La même recherche de profit privé a alimenté la préférence pour la voiture particulière (et la relégation des transports collectifs) avec toutes ses conséquences environnementales et d'habitat, dont l'urbanisation tentaculaire, l'artificialisation des terres agricoles et la construction d'espaces urbains mieux adaptés aux voitures qu'aux personnes5. De même — parce que c'est une bonne affaire pour certains — la construction se poursuit dans la zone littorale. L'agro-industrie impose la monoculture, maltraite la terre et les animaux et dégrade les aliments, qui sont souvent transportés sur des milliers de kilomètres pour être consommés, après que les ressources locales aient été détruites. À Porto Rico, nous avons la dépendance aux importations et les expériences de Monsanto comme exemples de ces tendances.

Le capital est réticent à payer des impôts et exige la réduction des dépenses publiques. Les gouvernements, ne voulant pas toucher aux profits du grand capital, s'endettent, et cette dette est utilisée pour les discipliner en imposant des plans d'ajustement structurel, qui incluent le rationnement des services publics bien en deçà des besoins sociaux6. À partir de 2006, Porto Rico a été un exemple du premier cas. Après 2017, un exemple du dernier avec l'imposition du Conseil de Contrôle Fiscal.

Comme l'affirme Fraser, « c'est en grande partie par l'endettement que le capital exproprie les populations du centre et de la périphérie et impose l'austérité aux citoyens, quelles que soient les préférences politiques qu'ils expriment par le biais des élections »7. Il est difficile de lire cela sans penser au cas de notre pays. Parmi les "économies" les plus douloureuses imposées au secteur public figurent la fermeture d'écoles dans des centaines de communautés où elles ont joué un rôle important dans la vie et l'histoire, et la réduction de moitié du budget de l'Université de Porto Rico, qui a déjà causé la perte d'accréditation d'une faculté de l' Institut de sciences médicales8.

Dans le cadre des politiques contre la protection sociale, la prise en charge de ceux qui en ont besoin est confiée aux familles et, au sein des familles, aux femmes. Mais les familles ont des ressources limitées et de nombreuses femmes travaillent à l'extérieur de la maison, d'abord parce qu'elles ont besoin de ce revenu pour survivre. Qui s'occupe des nourrissons, des personnes âgées, des malades ou des personnes ayant des besoins particuliers ? L'État, insuffisamment, ou les femmes, à peine. Les enfants sont souvent gardés par les grands-mères et les grands-pères. Mais qui s'occupe des grands-pères et des grands-mères ? C'est ce que les spécialistes du sujet appellent la « crise du care », ou des soins.

Ce système met même les travailleurs et les travailleuses en concurrence. Les entreprises, aiguillonnées par la concurrence, préfèrent toujours ceux qui apprennent plus vite, agissent avec plus d'agilité et produisent en moins de temps. Le profit, et non la pleine vie de l'être humain, est le mobile de ce système. Dans un processus aussi impersonnel et implacable, l'intégration et la participation des personnes en situation de handicap seront toujours exceptionnelles et limitées, quelque chose d'a peine toléré et marqué par la pitié au lieu du respect.

Dans cette société, tout dépend de l'argent. Le niveau de consommation et de vie, la sécurité et la capacité à faire face aux imprévus, le prestige social, l'influence politique, voire la capacité à aider les autres, tout dépend de l'argent, de la taille du compte bancaire. Cela s'applique aux riches et aux pauvres. Il est compréhensible que beaucoup de gens soient obsédés par l'argent : pour obtenir quelque chose s'ils ne l'ont pas, pour obtenir plus s'ils ont déjà quelque chose. Dans ce monde où tout dépend de l'argent, l'égoïsme devient la valeur suprême.

Malgré les discours d'"amour du prochain", de solidarité, de communauté, l'impératif qui régit la vie économique est la plus grande accumulation possible de richesse privée (une de ses manifestations est la corruption généralisée au sein de l'État) et l'éthique qui l'accompagne, qui est l'éthique du "chacun pour soi". Les autres et la nature deviennent des moyens pour la seule fin, qui est l'argent. On suppose que de ce choc de l'égoïsme apparaît le bien-être de tous. Mais ce n'est pas le cas : son effet est de fragmenter la communauté, d'isoler la personne et de détruire la nature. Que l'agressivité et la violence prolifèrent dans une telle société ne peut nous surprendre.

La pandémie de COVID-19 a été une manifestation spectaculaire du capitalisme cannibale. Le COVID-19 est une zoonose : c'est le résultat d'un saut d'un agent pathogène du règne animal à l'homme. Actuellement, c'est une conséquence de l'invasion et de la destruction (déforestation, extraction, etc.) des habitats de diverses espèces, conséquence de la recherche insatiable du gain privé. Que la pandémie paralyse pendant des mois les économies capitalistes - et donc la génération de profits - n'empêche pas le système de maintenir les pratiques qui y ont conduit. D'autre part, la privatisation, résultat de cette même recherche, a également démantelé et fragmenté les services de santé publique et autres agences gouvernementales, qui, dans de nombreux pays, ont été incapables de fournir une réponse globale et coordonnée à la pandémie9.

À Porto Rico, depuis les années 1990, la guerre contre le secteur public et la volonté d'en faire une source de profit privé ont conduit à la privatisation du système de santé publique. On voit le résultat : un système détourné par les assurances privés, et les services de santé qui, selon le Collège des médecins, sont sur le point de s'effondrer. Selon le même Collège, la voracité des assurances est la principale cause de l'exode des professionnels de santé.

Bref, la société capitaliste a besoin de la nature, mais elle la détruit ; elle dépend de la prise en charge des personnes, mais elle la déstabilise et la précarise ; elle dépend de biens publics, comme un système de santé qui fonctionne avec un minimum de cohérence ou une université qui fournit les professionnels dont elle a besoin, mais elle les désarticule et les désintègre. Elle a besoin d'infrastructures adéquates, mais la laisse se détériorer en la privant des ressources nécessaires à son entretien. Elle se noie dans les déchets qu'elle génère, mais elle continue à en générer. L'intronisation de la concurrence et du profit privé comme régulateurs fondamentaux de l'activité économique sape, limite et dénature toute tentative de développement planifié.

Aggravations

Il existe d'autres processus qui doivent être mentionnés. Le capitalisme distribue inégalement les revenus et satisfait ensuite la demande de ceux qui ont du pouvoir d'achat : les autres sont condamnés à des degrés divers de précarité. Par conséquent, des deuxième et troisième logements de luxe sont construits, mais pas des logements sociaux. Par conséquent, la population la plus pauvre continue d'être coincée dans des zones sujettes aux inondations ou aux glissements de terrain.

Dans cette économie de marché, l'argent règne. Et celui qui a le plus d'argent est celui qui dirige le plus. Un exemple est le processus désigné par le mot « gentrification », venant de l'anglais. Son scénario est celui de quartiers économiquement déprimés, avec des logements, des équipements et des infrastructures détériorés, des propriétés dépréciées et une population appauvrie. Ce quartier, à partir d'un certain moment, attire l'intérêt des secteurs aisés qui commencent à acquérir des propriétés et à les "rénover". Les loyers augmentent et des commerces ciblant cette clientèle privilégiée apparaissent. Le quartier « revit », mais au prix du déplacement de ses anciens habitants, qui ne peuvent payer les nouveaux loyers et dont les maisons ont été démolies ou reconstruites pour servir un « autre marché ».

Actuellement, Porto Rico est un terrain fertile pour ce processus. Nous sommes une zone pauvre, avec des logements et des équipements détériorés, des propriétés dépréciées, avec une population appauvrie et vulnérable, donc, soumis à un processus de "gentrification" mené par ceux qui ont le plus d'argent : les investisseurs des États-Unis. A cela s'ajoute la "stratégie" consistant à inciter ces investisseurs à s'installer à Porto Rico pour éviter de payer des impôts. D'autre part, la logique commerciale conduit à la multiplication des locations de courte durée (Airbnb), avec son effet désintégrayeur dans de nombreux quartiers résidentiels.

Sur le plan international, le capitalisme cannibale perpétue l'inégalité entre les pays et les conceptions et pratiques racistes avec lesquelles cette inégalité s'est historiquement combinée. Il ferme les frontières des pays les plus riches à ceux qui tentent d'échapper à l'appauvrissement et condamne des milliers de personnes à mort dans les mers et les déserts. En même temps, il profite de l'absence de défense juridique de ceux qui parviennent à traverser pour les soumettre à des niveaux d'exploitation pires que le reste de la classe ouvrière. La situation coloniale à Porto Rico est un exemple de la première et le Conseil de Contrôle Fiscal est un exemple de sa récente aggravation. L'odyssée souvent tragique des radeaux dans le canal de Mona et la situation des immigrés « sans papiers » à Porto Rico en sont des exemples.

Le pouvoir des métropoles capitalistes dans l'économie mondiale et des institutions telles que le Fonds Monétaire International et l'Organisation Mondiale du Commerce et leur capacité à imposer des politiques aux gouvernements montrent que la simple indépendance politique ne suffit pas pour jouir d'une pleine souveraineté. Sans la lutte contre la domination du grand capital, l'indépendance devient une coquille vide, même si elle est peinte aux couleurs du drapeau national10.

A Porto Rico, le « libre-échange », la libre circulation de l'argent et des capitaux vers et depuis les États-Unis depuis 1900, a conduit à la subordination de l'économie insulaire aux capitaux étrangers, à la spécialisation unilatérale dans ses différents stades (sucre, industrie « légere », industrie de pointe), le manque d'articulation entre la campagne et la ville (d'abord l'agriculture sans industrie, puis l'industrie sans agriculture), l'extraction de profits et le manque d'emploi pour une grande partie de la population active, avec la pression à la baisse qui en résulte sur les salaires et l'émigration comme moyen de survie11.

Derrière chacun de ces maux (inégalité, destruction de l'environnement, manque de planification, surexploitation, « développement » subordonné, etc.) se cache le même mécanisme : la prépondérance de la recherche du profit privé sur les autres considérations. Les entreprises s'imposent mutuellement cet impératif par la concurrence tant vantée par les défenseurs du capitalisme. Le président Biden a récemment déclaré que « le capitalisme sans concurrence n'est pas le capitalisme. C'est de l'exploitation." C'est doublement faux : le capitalisme est de l'exploitation et la concurrence, loin de l'atténuer, oblige chaque capital à tenter de l'intensifier sous peine d'être supplanté par ses concurrents.

Après tout, pourquoi a-t-il fallu des lois pour limiter la journée de travail, fixer un salaire minimum, interdire le travail des enfants, les publicités mensongères, le rejet de matières toxiques sur la terre, l'air ou les eaux, entre autres? Car sans ces limitations, la course au profit imposerait des journées de seize heures et de vrais salaires de misère, il y aurait des milliers d'enfants dans les usines et non dans les écoles, et l'environnement se serait beaucoup plus détérioré qu'il ne l'est déjà.

Cela démontre aussi, bien sûr, qu'il est possible de mettre des limites au caractère destructeur du système. En effet, ces tendances sont si extrêmes qu'elles obligent parfois l'État à intervenir pour défendre le système contre lui-même. Et cela permet aussi de lui arracher des concessions pour protéger les personnes et l'environnement. Mais ces concessions sont des digues qui laissent en place la source du mal. Cela explique pourquoi elles sont toujours biaisés et pourquoi elles risquent toujours de s'affaiblir et de s'inverser (comme c'est le cas avec les conquètes salariales).

Cela explique aussi pourquoi le gouvernement est incapable de faire face à tant de problèmes : car loin de le remettre en cause, il est au service du capitalisme cannibale. Au-delà du rôle des fonds privés dans les élections, du poids du lobbying des entreprises dans le processus législatif, de la captation des agences de régulation par les entreprises qu'elles sont censées réguler, au-delà de ces « leviers de pouvoir », réside le pouvoir massif de chantage des propriétaires de l'économie : plus une mesure ou une politique affecte leurs privilèges, plus ils répondent rapidement et avec force par la « grève » des investissements et la fuite des capitaux, avec le malaise économique qui en résulte12. A Porto Rico, toute mesure fiscale ou sociale progressiste soulève immédiatement l'objection : "Cela fera fuir les investissements !", "Cela fera partir les capitaux étrangers !" C'est ainsi que s'impose la dictature du capital.

L'État est complice, certes, mais le coupable, c'est le système. Critiquer la "classe politique", "les politiciens" ou les partis, comme le font tant d'éditoriaux et d'analystes, sans citer la classe capitaliste ou parler des échecs du gouvernement sans parler de la nature du système économique dominant, c'est rester au milieu de l'analyse. Pire : il s'agit de protéger, ou plutôt d'innocenter le coupable, en se concentrant exclusivement sur son complice. Nous devons aller au-delà de la critique du gouvernement « des politiciens » ou des partis et de la politique partisane. Si on reste là, on joue le jeu du système.

En fait, attribuer les problèmes à la « politique » nous emmène dans une direction anti-démocratique. Si le problème est "la politique" ou "les partis", la solution serait d'abolir la politique et les partis et de les remplacer par une autorité "efficace" qui résolve les problèmes du peuple. Mais il n'est pas nécessaire d'aller jusqu'à cet extrême : l'idée que « la politique » ou les partis sont le problème conduit à des propositions telles que la direction d'agences ou de départements gouvernementaux (de l'éducation, par exemple) soient dirigées par des personnes non élues ou nommées par des élus. Il a été proposé, par exemple, que la durée de la direction du ministère de l'Éducation soit supérieure à quatre ans et déconnectée des changements d'administration. Compte tenu de la politique en vigueur, l'idée peut être attrayante. Mais, dans ce cas, au nom de « l'élimination de la politique », ces agences sont soustraites à la possibilité d'un contrôle démocratique par le peuple. Le peuple vote et élit le gouvernement, mais ces agences suivent leur cours, quels que soient les sentiments et les préférences exprimés lors des élections. La dénonciation de la « politique » sert aussi à promouvoir la privatisation, c'est-à-dire à élargir le champ du marché et de la concurrence, qui ne sont pas soumis à un contrôle démocratique.

Bref, le problème n'est pas la politique ou les partis : le problème est le type de politique et de partis qui ont gouverné et continuent de gouverner. La solution n'est pas de dépolitiser (ce qui, en réalité, signifie retirer du débat et de la possibilité d'un contrôle démocratique), mais plutôt d'une autre politique et d'autres mouvements politiques, engagés envers les personnes et l'environnement et, sur la base de cet engagement, disposés à défier les règles du système économique dominant. Quant aux agences gouvernementales, l'alternative libératrice n'est ni le contrôle technocratique de certains experts ni la privatisation, mais leur démocratisation, avec la participation des travailleurs et des citoyens.

Résistances

Heureusement, toutes ces dimensions du capitalisme cannibale ont généré des résistances, dans le monde et aussi à Porto Rico : pour les énergies renouvelables, contre la combustion du charbon et le dépôt de cendres, pour les transports collectifs, le logement convenable, la défense de la zone littorale, pour une politique zéro déchet et une production circulaire, contre le déplacement des populations, pour une assurance maladie universelle et un système de santé publique, contre la fermeture des écoles et en défense de l'Université de Puerto Rico, contre l'itinérance des personnes âgées, pour le service d'eau potable dans les communautés touchées par les interruptions, pour la défense des salaires, des retraites et du droit du travail, contre le Conseil de Contrôle Fiscal et ses politiques, pour la souveraineté alimentaire et les pratiques agroécologiques, contre le racisme et pour la défense des communautés immigrées, pour les droits des personnes en situation de handicap, les luttes féministes et pour les droits et besoins des femmes, pour la décolonisation et l'autodétermination nationale, non seulement politique mais aussi économique, entre autres.

Ces résistances ont déployé diverses actions : piquets, marches, débrayages, grèves, désobéissance civile, participation à des audiences publiques, préparation de propositions, éducation communautaire, initiatives électorales, entre autres. Il faut coordonner ces luttes. Cette convergence a une base solide : si les luttes répondent à des problèmes différents, elles sont toutes une conséquence du même système. Même si elles sont aujourd'hui fragmentées, ce sont des aspects d'une même bataille. Et cette bataille est, de par son contenu, anticapitaliste13.

Un programme partagé, qui inclurait le programme particulier de toutes ces luttes, tendra à inverser les priorités du capitalisme cannibale : il donnera la priorité aux soins et aux garanties sociales dont tous les êtres humains ont besoin, à la protection de la nature et à l'entreprise publique, planifiée et gérée démocratiquement qui permettrait d'atteindre ces objectifs. Notre objectif doit être d'assurer la satisfaction des besoins de tous (logement, eau, électricité, santé, éducation, soins aux enfants et aux anciens) et la réduction de la journée de travail, qui libère du temps pour la participation sociale et les activités choisies volontairement et non dans l'obligation de "gagner" sa vie. Autrement dit, il faut se battre pour laisser place à une vie plus épanouie, libérée de l'aspiration à consommer une quantité croissante de marchandises que le capitalisme lui-même est contraint de produire et de vendre malgré les conséquences sociales ou environnementales14.

Serons-nous capables de coordonner nos luttes et de reconnaître leur caractère anticapitaliste incontournable ? De cela dépend que Porto Rico ait un avenir digne d'être vécu.

18/10/2022

Rafael Bernabe est professeur universitaire et sénateur du Mouvement Victoire citoyenne (Movimiento Victoria Ciudadana, Puerto Rico).

Article publié sur le site de Jacobin América Latina, traduit par Fourth.International.

  • 1Nancy Fraser, Cannibal Capitalism. How Our System is Devouring Democracy, Care and the Planet—and What We Can Do About It (Londres : Verso, 2022). Voir http://www.inprecor.fr/article-Le-«%C2%A0capitalisme-cannibale%C2%A0»-peut-détruire-ses-conditions-de-survie…-et-les-nôtres?id=2502
  • 2Pour comprendre cette réalité, il faut compter avec la pensée anticapitaliste classique mais aussi avec les apports du féminisme et de la pensée écologique.
  • 3Naomi Klein, Tout peut changer : Capitalisme et changement climatique (Actes Sud, 2015) ; Ashley Dawson, Extreme Cities. The Peril and Promise of Cities in the Age of Climate Change (Londres : Verso, 2017). Pour des résumés et des critiques faisant référence à la situation à Porto Rico, voir Rafael Bernabe, « Capitalismo Fósil », 24 octobre 2014, https://www.80grados.net/capitalismo-fossil/ et « La Isla Extrema (o su resiliencia y la nuestra) », 1er décembre 2017. https://www.80grados.net/la-isla-extrema-o-su-resiliencia-y-la-nuestra/. Voir aussi Daniel Tanuro, L'impossible capitalisme vert (La Découverte , 2012) et Cambio climático y alternative ecosocialista (Barcelone : Sylone, 2009).
  • 4Heather Rogers, Gone Tomorrow. The Hidden Life of Garbage (New Press, 2005). Para un resumen y reseña ver Rafael Bernabe, “Isla desechable”, 14 septiembre 2012, https://www.80grados.net/isla-desechable/
  • 5Rafael Bernabe, “La ciudad estrangulada: cincuenta años después”, 15 mars 2013, https://www.80grados.net/la-ciudad-estrangulada-cincuenta-anos-despues/
  • 6Comme l'écrit Fraser : « C'est de plus en plus par la dette… que le capital… cannibalise le travail, impose sa discipline aux États, transfère la richesse de la périphérie vers le centre et aspire la valeur des maisons, des familles, des communautés et de la nature » ​​[traduction-RB]. Fraser, Cannibal Capitalism, p 68. Voir Eric Toussaint, Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation (Les Liens qui Libèrent, Paris, 2017).
  • 7Nancy Fraser, Rahel Jaeggi, Capitalism. A Conversation in Critical Theory (Brian Milstein, éd.) (Cambridge, Royaume-Uni : Polity, 2018), p 75, [traduction-RB].
  • 8Rafael Bernabe, "Puerto Rico: Economic Reconstruction, Debt Cancellation, and Self-determination", International Socialist Review, 111, hiver 2018-2019, https://isreview.org/issue/111/puerto-rico-economic-reconstruction-debt-cancellation-and-self-determination/; “Neolibrealismo punitivo, melancolía financiera y colonialismo», 7 avril 2017, https://www.80grados.net/neoliberalismo-punitivo-melancolia-financiera-y-colonialismo/ ; « El régimen de los acreedores y la crisis de la deuda », 21 août 2015, https://www.80grados.net/el-regimen-de-los-acreedores-y-la-crisis-de-la-deuda/
  • 9Andreas Malm, La chauve-souris et le capital : Stratégie pour l'urgence chronique, (Paris, La Fabrique, 2020). Pour un résumé et une critique, voir Rafael Bernabe, « Capitalismo y catastrofe », 30 octobre 2020, https://www.momentocritico.org/post/capitalismo-y-catástrofe
  • 10Pour une analyse des contradictions du capitalisme dans toutes ses variantes (keynésiennes, néolibérales, développementalistes, etc.) voir Tony Smith, Globalization. A Systematic Marxist Account (Chicago: Haymarket, 2009). Voir aussi Eric Toussaint et Damien Millet, 60 questions, 60 réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale (Syllepse, 2008).
  • 11Pour un aperçu de l'évolution économique de Porto Rico à partir de 1898, voir les chapitres consacrés au sujet dans César J. Ayala, Rafael Bernabe, Puerto Rico in the American Century. Su historia desde 1898 (San Juan : Callejón, 2011).
  • 12Kevin A. Young, Tarun Banerjee, Michael Schwarz, Levers of Power. How the 1% Rules and What the 99% Can Do about It (Londres: Verso, 2020). Pour un résumé et une critique, voir Rafael Bernabe, « Leviers of power and resistance », 28 janvier 2021, https://www.momentocritico.org/post/palancas-del-poder-y-la-resistencia. Pour un compte rendu de l'imposition du programme néolibéral aux États-Unis, voir Nancy MacLean, Democracy in Chains. The Deep History of the Radical Right’s Stealth Plan for America (New York: Penguin, 2018).
  • 13Nancy Fraser, Contrahegemomía ¡Ya ! (Mexico D.F. : Siglo XXI, 2019). Pour un résumé et une critique, voir Rafael Bernabe, « Rescatando la Igualdad : Nancy Fraser, Contrahegemomía ¡Ya ! », 25 avril 2021, https://www.momentocritico.org/post/rescatando-la-igualdad-nancy-fraser-contrahegemom%C3%ADa-ya
  • 14Kate Soper, Post-Growth Living. For an Alternative Hedonism (Londres: Verso, 2020). Pour un résumé et un examen, voir Rafael Bernabe, « Progreso y crecimiento no son sinónimos, compte-rendu de Kate Soper, Post-Growth Living. For an Alternative Hedonism », https://www.momentocritico.org/post/progreso-y-crecimiento-no-son-sin%C3%B3nimos-rese%C3%B1a-de-post-growth-living-for-an-alternative-hedonism. Voir aussi Michael Lowy, Bengi Akbulut, Sabrina Fernandes, Giorgos Kallis, « For an Ecosocialist Degrowth », Monthly Review, 73:11, avril 2022. https://monthlyreview.org/2022/04/01/for-an-ecosocialist-degrowth/

Rafael Bernabe