Chili : 50 ans après l’ignominie Le néolibéralisme au bout de la mitraillette

Le coup d’État contre le gouvernement du président chilien Salvador Allende qui a eu lieu le 11 septembre 1973, a brutalement et violemment fermé la voie que plusieurs pays d’Amérique latine étaient en train de construire vers un État-providence et la souveraineté sur leurs ressources naturelles. Le Chili a préfiguré ce qui allait se passer dans le monde au cours des dix années suivantes : la contre-offensive de l’impérialisme, notamment étasunien, contre les politiques de redistribution des revenus, le développement industriel endogène et la construction de ce que l’on a appelé l’État-providence, explique Éric Toussaint, fondateur du Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (www.cadtm.org) et membre du conseil scientifique de l’Association pour la Taxation des Transactions Financières (ATTAC) France.

Cinquante ans plus tard, le coup d’État contre le gouvernement légitimement élu de Salvador Allende marque un point historique : l’imposition d’un modèle, que nous connaissons sous le nom de néolibéral, par l’utilisation d’une violence brutale contre les classes populaires, ajoute-t-il dans une interview accordée à La Jornada.

"Le modèle néolibéral, qu’il s’agisse de la version Pinochet au Chili, Carlos Menem en Argentine ou Carlos Salinas de Gortari au Mexique, a été un échec, malgré les discours sur un prétendu miracle. Si l’on se place dans une perspective historique, il a représenté pour l’Amérique latine la privatisation et la « reprimarisation »1  (= la régression d’une économie qui a connu un processus d’industrialisation diversifiée vers une plus grande dépendance à l’égard de ses exportations de matières premières -pétrole, gaz, minéraux solides, produits agricoles-) de ses économies, note Éric Toussaint, critique des politiques des organismes financiers internationaux à l’égard des pays du Sud, internationaliste et animateur de mouvements tels que le Forum Social Mondial.

Le coup d’État contre Salvador Allende a imposé un modèle économique contraire aux classes populaires

Le régime dictatorial d’Augusto Pinochet, le général qui a dirigé le coup d’État contre le président Allende, a inauguré la vague néolibérale et la mise en œuvre d’un modèle économique et politique. Le Chili a été, selon Toussaint, le laboratoire de l’imposition de ce modèle, basé, entre autres, sur la réduction de l’intervention du secteur public dans la régulation des activités économiques, la privatisation des ressources stratégiques et le transfert de services tels que la santé et l’éducation à des entreprises privées2 .

En termes de politiques économiques, le coup d’État militaire chilien s’est déroulé dans un contexte particulier, selon Éric Toussaint : les décennies précédentes avaient été marquées par les politiques de promotion de la croissance et du développement par l’État, mises en place à la fin de la Seconde Guerre mondiale dans les pays du Nord. Dans cet environnement, des économistes comme Milton Friedman, qui a formé à l’Université de Chicago les principaux économistes qui ont mis en pratique le modèle économique de la dictature chilienne, « ou des penseurs réactionnaires inspirés par la soi-disant École Autrichienne espéraient, au début des années 1970, mettre fin à une période de plus de trois décennies - selon les régions – et ont appuyé le virage néolibéral qui, dans le cas du Chili, a été imposé littéralement à la pointe de la mitraillette ».

Les politiques imposées au Chili à partir de 1973 « visaient à mettre fin à une période, qui a varié selon les régions, d’environ 35 ans de politiques keynésiennes au Nord et au Sud3  ; des politiques qui affirmaient à la fois une certaine autonomie par rapport à l’impérialisme et des concessions de la part des classes dominantes à l’égard des classes populaires. Je me réfère à une période qui, en Amérique latine, comprend la présidence de Lázaro Cárdenas au Mexique, Juan Domingo Perón en Argentine et au Brésil, Getulio Vargas, suivi de Juscelino Kubitschek et Joao Goulart. Le Chili a donc été un précurseur de ce qui allait se passer dans les années qui ont suivi le coup d’État. C’est une date historique parce qu’elle marque le début de la généralisation de la contre-offensive contre les politiques keynésiennes de promotion du développement à partir de l’État et aux politiques de développement mises en pratique en Amérique latine, comme le proposait la CEPAL. »

Le coup d’État de Pinochet a été « le début d’un voyage vers l’enfer néolibéral », qui a connu une autre étape avec l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher au Royaume-Uni en 1979 et de Ronald Reagan à la Maison Blanche en 1980. « Il s’agit d’un basculement historique, l’imposition d’un modèle économique par l’utilisation de la violence brutale contre les classes populaires et les mouvements de gauche, comme cela s’est également produit en Uruguay et en Argentine ». Ce fut, ajoute-t-il, « une période terrible en termes de répression en Amérique latine. C’est pourquoi nous parlons d’un modèle économique, le modèle néolibéral, avec une dimension politique très claire, conservatrice, accompagnée d’une répression massive par les forces armées, comme cela s’est produit au Chili et en Argentine ».

Le coup d’État de Pinochet a été « le début d’un voyage vers l’enfer néolibéral »

Éric Toussaint attire l’attention sur le fait que le coup d’État au Chili a été soutenu non seulement par les États-Unis, leur armée et leurs agences de renseignement et d’espionnage, mais aussi par des institutions financières telles que la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International.

-Quels sont les intérêts économiques qui ont créé les conditions ou soutenu le coup d’État contre le président Allende ?

- L’une des raisons de l’effondrement du gouvernement Allende a été la nationalisation du cuivre. Celle-ci a affecté les grandes entreprises étatsuniennes, qui exercèrent une pression sur le gouvernement des États-Unis et encouragèrent l’armée chilienne de droite. Le modèle a ensuite commencé à être mis en œuvre par le biais de privatisations massives et de « re-primarisation », de la libéralisation des investissements et de l’augmentation de la dette extérieure. Tout cela dans l’idée que pour attirer les investissements, il était nécessaire de privatiser et d’adopter des lois pour « protéger » ces investissements contre toute nationalisation. Au fil des ans, les responsables de la politique économique de plusieurs pays d’Amérique latine en sont venus à affirmer qu’il n’y avait pas d’autre voie que celle de la poursuite de telles politiques économiques.

L’Amérique Latine a privatisé ses économies et est devenue un exportateur de matières premières alors que dans les décennies précédant le coup d’État, un processus d’industrialisation était en cours dans plusieurs pays 
Je dirais qu’il n’y avait pas d’autre chemin vers l’enfer. Cette voie fut accompagnée d’une forte propagande, sur le prétendu miracle du modèle chilien, tout comme il y eut une propagande sur le prétendu miracle de Salinas de Gortari au début des années 1990 au Mexique. Mais tous ces modèles ont échoué. Au Chili, il y a eu une crise généralisée des banques, sous la dictature de Pinochet, et elles ont dû être renflouées, comme au Mexique, en Équateur et dans d’autres pays. L’Amérique Latine a privatisé ses économies et est devenue un exportateur de matières premières ou le siège de maquiladoras (les maquiladoras sont des usines d’assemblage / montage). Par exemple, il s’agit des usines automobiles où l’on ne produit pas les pièces car elles sont importées et assemblées par des ouvrièr-es sous payé-es et peu qualifié-es, alors que dans les décennies précédant le coup d’État, un processus d’industrialisation était en cours dans plusieurs pays.

Que se passe-t-il aujourd’hui avec cette façon de penser la politique économique ?

- Le rejet massif des politiques néolibérales par la majorité des classes populaires des pays d’Amérique latine a commencé à s’exprimer clairement après les dictatures et la crise de la dette des années 1980. On peut citer les rébellions au Venezuela en 1989 (connues sous le nom de Caracazo), des mouvements comme les Zapatistes au Mexique (à partir de 1994) et les élections de Hugo Chávez au Venezuela, Rafael Correa en Equateur et Evo Morales en Bolivie entre la fin des années 1990 et le début de ce siècle. Leur point commun était de reprendre le contrôle des ressources naturelles telles que le pétrole et le gaz. Plus récemment, on peut citer les victoires électorales d’Andrés Manuel López Obrador au Mexique en 2018, d’Alberto Fernández en Argentine en 2019 et, plus récemment en 2022 et 2023, de Gabriel Boric, Gustavo Petro, et Lula respectivement au Chili, en Colombie et au Brésil.

Il y a une nouvelle vague de gouvernements progressistes, mais nous ne voyons pas de rupture avec le modèle économique. 
Il y a une nouvelle vague de gouvernements progressistes, mais nous ne voyons pas de rupture avec le modèle économique. Ce qu’ils font, c’est mettre en œuvre une politique d’assistance et d’aides publiques aux secteurs les plus pauvres des classes populaires, ce qui est important, bien sûr, mais il n’y a pas de réelle volonté d’apporter un changement structurel.