Le coup d'État de la droite à la Cour suprême

L'annulation officielle de l'arrêt Roe v. Wade a été annoncée le 24 juin. Il n'a pas fallu une émeute de nationalistes blancs, envahissant le Capitole à l'instigation de Donald Trump, pour faire des trous énormes dans les droits constitutionnels établis de longue date aux États-Unis. Là où un assaut frontal avait échoué, une manœuvre de la droite a réussi – un coup d'État pseudo-constitutionnel flagrant par la Cour.

L'annulation de Roe v. Wade ne déclare pas seulement la guerre aux corps et aux droits des femmes. Comme les juristes l’avaient immédiatement reconnu, dès la fuite du mémo de la Cour suprême, cela remet en cause tous les droits fondamentaux qui découlent du quatorzième amendement et du principe élémentaire de respect de la vie privée – le mariage homosexuel ou interracial, les droits des LGBT, et même la contraception.

Oui, la doctrine absurde du « la vie commence à la fécondation » crée une porte grande ouverte aux législatures d'État fanatiques de la droite religieuse pour interdire des méthodes de contrôle des naissances établies de longue date, à commencer par le stérilet et la pilule du lendemain. Le « consentement parental » pourrait être testé comme un stratagème légal, ou les pilules du lendemain criminalisées comme abortifs.

Le « bon côté » de cette décision ignoble est que, comme le dit le proverbe, ce qui est fait dans l'obscurité finit par se savoir. Quelles qu'aient été les motivations de la fuite du projet, nous saluons ceux qui l'ont rendu public – car l'indignation populaire pourrait exploser dès maintenant, alors que la majorité de la Cour avait prévu de rendre publique sa décision pendant la fermeture politique de l'été précédant les élections de novembre.

Le juge en chef Roberts est à juste titre indigné par une fuite qui a enfreint la règle bien établie du secret des projets et des délibérations de la Cour. Oui, la confidentialité était une pratique établie – tout comme le stare decisis, c'est-à-dire le respect des précédents, surtout lorsque ceux-ci ont été confirmés par des décisions ultérieures. Il en était de même pour une certaine retenue dans le renversement des droits établis et pour le souci des conséquences humaines de ce renversement.

Alito a jeté tout cela à la poubelle, au nom d'une idéologie vicieusement réactionnaire. Roberts, dit-on, ne voulait pas « aller jusqu'au bout » de la destruction de Roe, préférant en déchiqueter la substance en confirmant l'interdiction dans le Mississippi des avortements après 15 semaines, laissant ainsi Roe dépouillé mais formellement en place. Le souci de Roberts est la précieuse « légitimité de la Cour ». Cette légitimité, actuellement au plus bas, est précisément ce qui doit être détruit.

La fabrication d'un monstre

Roberts a lui-même donné naissance au monstre qu'il ne contrôle plus. Cela a commencé par la négation par la Cour d'un siècle de lois sur le financement des campagnes électorales, suivie par la suppression de la loi de 1965 sur le droit de vote. En prétendant que l'élection de Barack Obama signifiait que le racisme ne comptait plus dans les pratiques électorales, Roberts a permis l'enracinement de la doctrine majoritaire WSCOTUS (White Supremacy Court of the United States).

Il convient de préciser ici la composition ainsi que la fonction de cette Cour. C'est sous l'influence des mouvements sociaux de masse – droits civils, libération des Noirs et féminisme surtout – que des juges comme Thurgood Marshall et Ruth Bader Ginsburg ont accédé à la Cour suprême.

Il s'agissait non seulement de puissants esprits juridiques, mais c’étaient aussi des combattants chevronnés pour l'égalité des droits et la justice. Pendant une vingtaine d'années, la Cour a donné l'impression d'être un rempart pour les droits fondamentaux, même si cela n'était pas toujours le cas.

Comparez-les avec la majorité actuelle de six personnes de la WSCOTUS. Les trois personnes nommées par Trump n'ont rien fait d'autre dans leur vie que d'être préparées grâce aux caisses noires de la droite et la Federalist Society pour atteindre leur position actuelle afin de renverser Roe v. Wade. Ces trois-là vont saisir toutes les occasions de nuire. Et ça a commencé en 1991 lorsque Clarence Thomas, avant même de mentir sur le harcèlement d'Anita Hill, a menti sur le fait qu'il n'avait jamais discuté de Roe à la faculté de droit.

Cela a créé un précédent pour la succession de candidats réactionnaires qui ont évité de dire quelle était leur position « sur les affaires qui pourraient être soumises à la Cour » – en mentant ouvertement et impunément lors de leurs auditions de confirmation.

Lorsque Brett Kavanaugh a déclaré à la commission judiciaire du Sénat que Roe était à la fois un précédent et « confirmé à plusieurs reprises » par des avis ultérieurs, il n'y avait qu'une seule personne dans tous les États-Unis qui ne savait apparemment pas qu'il mentait comme un arracheur de dents : Susan Collins, la sénatrice républicaine pro-choix dont le vote a assuré sa confirmation.

L'avis d'Alito qui a fait l'objet d'une fuite, même s'il a été un peu aseptisé sur les bords (comme la suppression de sa note de bas de page érudite citant un avocat anglais du 18e siècle qui proclamait que l'avortement était un meurtre et qui préconisait également l'exécution des sorcières), indique très clairement qu'avec l'extrême droite qui contrôle désormais fermement la Cour, ce qui était auparavant les règles du jeu juridique et politique ne s'applique plus.

En plus des législatures des États qui se déchaînent avec des lois anti-choix et des lois de suppression et d'intimidation des électeurs, les législatures mettent en place le pouvoir d'annuler les élections lorsqu'elles n'aiment pas les résultats.

La destruction des droits reproductifs et de la démocratie de base est un tout indissociable. Au-delà du droit à l'avortement, aussi crucial que soit ce droit en lui-même, ceci ouvre une phase plus intense d'une crise de légitimité constitutionnelle et politique qui couve aux États-Unis depuis une dizaine d'années.

Les batailles à venir

Ce n'est pas une coïncidence si les lois anti-avortement les plus agressives prolifèrent dans les États où les taux de mortalité maternelle et infantile sont déjà les plus élevés. Ce n'est pas non plus une coïncidence si les politiciens anti-avortement les plus vicieux sont aussi les ennemis les plus virulents de la réparation du système de santé publique, dont l’état lamentable a coûté des centaines de milliers de vies pendant la pandémie de Covid.

Ce comportement est tout à fait logique pour une droite misogyne et raciste qui ne se soucie du « caractère sacré de la vie » qu'avant la naissance. Mais la brutalité de cette logique intensifie le niveau d'indignation publique autour de l'annulation de Roe. Cela peut aussi influer sur la rapidité avec laquelle certains États agiront pour protéger l'avortement et d'autres droits reproductifs, et sur le Parti démocrate au niveau fédéral : prendra-t-il ou pas suffisamment d'assurance pour défendre les droits des femmes autrement que verbalement ?

Sur le plan symbolique, le leader de la majorité au Sénat, Chuck Schumer, a appelé à un vote sur la loi sur la liberté de reproduction déjà adoptée par la Chambre des représentants, mais sans aucune chance d'atteindre le seuil de 60 voix pour briser l'obstruction. Une autre démonstration de défi, symbolique mais plus significative, serait que la commission judiciaire du Sénat convoque des audiences immédiates, accusant Brett Kavanaugh et Neil Gorsuch d'avoir menti au Congrès lors de leurs audiences de confirmation. Ne retenez pas votre souffle…

Ce serait beaucoup trop espérer que Joe Biden utilise le pouvoir présidentiel pour ordonner que des services d'avortement soient fournis dans les hôpitaux militaires américains, ou même annoncer des nominations pour élargir la Cour suprême afin de rétablir l'avortement et le droit de vote. Il est illusoire et énervant, plutôt qu'énergisant, de rêver à de tels miracles.

Mais il y a d’âpres combats imminents que le gouvernement fédéral ne pourra pas éviter. Les gouvernements des États où l'avortement est interdit chercheront, par exemple, à criminaliser l'utilisation des pilules abortives autorisées par les Centres de contrôle et de prévention des maladies (CDC), ainsi que les conseils par télémédecine qui sont devenus largement utilisés pendant la crise du Covid.

Puisque le gouvernement fédéral contrôle le commerce interétatique et la poste, il sera contraint de prendre position – ou d'être complice de la répression – sur les services médicaux essentiels. Cela devient encore plus important si et quand les États tentent de poursuivre les femmes enceintes, ou les personnes qui les assistent, pour s'être rendues dans d'autres États pour obtenir des services d'avortement.

Les plus grandes batailles pourraient avoir lieu à l'intérieur des États – dans le Michigan, par exemple, l'un des douze États où des lois anti-avortement, reprenant les lois avant Roe, entreront en vigueur immédiatement après l'arrêt de la Cour suprême. La loi de 1931 du Michigan est contestée devant la Cour suprême de l'État à la fois par la gouverneure Gretchen Whitmer et par Planned Parenthood, au motif qu'elle viole les protections prévues par la Constitution de l'État.

En fait, une injonction préliminaire est actuellement en place alors que le procès de Planned Parenthood est devant la Cour. En réponse, le corps législatif a intenté un procès pour annuler l'injonction.

Sur un autre front, des signatures sont recueillies pour une initiative de vote – un peu plus de 425 000 sont nécessaires – afin de placer une disposition sur la liberté de reproduction dans la Constitution du Michigan. Ce référendum va au-delà d'une défense étroite de Roe pour couvrir une gamme complète de droits élargis à la contraception, aux soins pré et post-natals et à l'accouchement, ainsi qu'à la gestion des fausses couches. Cela est d'autant plus important que la mortalité maternelle et infantile, en particulier dans les communautés à faible revenu et de couleur, reste élevée.

Il faut noter que le procureur général du Michigan et sept procureurs des comtés les plus peuplés, où se trouvent la plupart des cliniques de santé génésique, se sont engagés à ne pas poursuivre les cas d'avortement si l'interdiction de l'État entre en vigueur. (La loi de 1931 criminalise le personnel médical qui assiste à un avortement. La seule exception est de sauver la vie de la personne enceinte).

Que se passera-t-il si des procureurs de comtés de droite tentent de poursuivre des résidentes qui se rendent dans des comtés où les services d'avortement continuent à défier la loi de 1931 ? Que se passera-t-il si des militants de droite menacent ou commettent des violences contre les personnels et les patientes ?

Il n'est pas difficile d'imaginer les multiples niveaux de confrontation et de chaos qui peuvent résulter d'un renversement profondément impopulaire d'un droit fondamental que plus de deux générations de personnes aux États-Unis ont considéré comme un fait établi.

Il est vrai que des restrictions ont limité l'accès à l'avortement. La plus importante est l'amendement Hyde, qui interdit le financement fédéral de l'avortement par Medicaid. Que les démocrates ou les républicains aient dominé le Congrès, cet amendement a été renouvelé chaque année depuis 1976.

Jusqu'où peut-on aller ?

Nous devrions savoir maintenant que lorsque les contraintes sont supprimées, le comportement rationnel ne prévaut pas nécessairement. (Dans un contexte différent, l'invasion de l'Irak par George W. Bush en 2003 et l'invasion actuelle de l'Ukraine par Vladimir Poutine sont des exemples d'irrationalité aux résultats catastrophiques bien connus que nous avons explorés dans des éditoriaux et articles précédents).

Il est peu probable que même la plus troglodytique des législatures d'État tente d'abolir l'égalité du mariage. La tactique la plus probable consisterait à adopter des résolutions autorisant les greffiers de comté à refuser des licences sur la base de leur « conscience personnelle » contre les mariages homosexuels, interraciaux, interreligieux ou autres qu'ils désapprouvent.

Des organisations comme l'American Legislative Exchange Council (ALEC) sont disponibles pour conseiller les niveaux de bigoterie qui pourraient passer le test de la SCOTUS. En fin de compte, on pourrait demander à la Cour suprême de rétablir la hideuse loi sur la défense du mariage de l'ère Clinton qui a été invalidée en 2013, l'époque avant que le monstre blanc-supremaciste-misogyne ne prenne le contrôle total.

Il n'est pas nécessaire d'exposer les sinistres possibilités, car la liste est sans fin et la créativité de l'imagination réactionnaire a peu de limites, pas plus qu'elle n'est contrainte par l'opinion publique. Ce qui était autrefois considéré comme des normes et des règles de droit, de procédure et de politique a été mis en pièces.

Pour la défense du droit à l'avortement en particulier, il ne s'agit pas de savoir s'il faut être "dans la rue" ou "au parlement" ou "dans les urnes" ou "par la désobéissance civile". Nous devons être partout.

Il est impossible d'exagérer à quel point les droits fondamentaux peuvent être remis en cause si les attaques ne sont pas vigoureusement combattues. Le coup d'État de la droite a peut-être commencé par sa marche pour renverser Roe, mais il ne s'arrêtera absolument pas là.

24 juin 2022

Traduit par fourth.international de Against the Current 219 – Juillet-août 2022