Entretien avec Uraz Aydin: la situation en Turquie et les défis pour la gauche

Nous avons eu une discussion avec Uraz Aydin, un membre dirigeant du Parti Ouvrier de Turquie (TIP) à Istanbul. Aydin est un membre de longue date de Sosyalist Demokrasi icin Yeniyol, l’organisation liée à la Quatrième Internationale. Les forces de la Quatrième Internationale en Turquie ont rejoint le TIP, et Aydin a été élu secrétaire de la section de Kadikoy du parti et membre de son comité central.

Q: Bonjour Uraz, commençons cet entretien par les développements récents autour de la décision du Tribunal de condamner le maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu. A ton avis, que représente cette décision du régime Erdogan face aux prochaines élections?

R: Effectivement Imamoglu a été condamné a plus de 2 ans de prison pour avoir soi-disant “insulté des responsables publics”. Cette condamnation n’a rien de judiciaire, elle est très clairement politique et vise à l’élimination d’une figure importante de l’opposition bourgeoise. On peut se rappeler de la séquence où le parti de Erdogan avait perdu les élections de la mairie d’Istanbul en 2019. Cette mairie est une source financière énorme. Et Erdogan avait fait annuler ces élections pour empêcher qu’elle passe dans les mains de l’opposition après 25 ans d’administration islamiste. Mais Imamoglu a gagné les élections renouvelées avec encore plus de différence par rapport au candidat d’Erdogan. Soulignons cependant que le vote des kurdes d’Istanbul a été décisif pour la victoire d’Imamoglu.

Ainsi Erdogan veut cette fois éliminer Imamoglu comme potentiel candidat aux élections présidentiels de 2023 qui a de fortes chances de l’emporter. De plus comme son mandat politique peut être annulé, il ne sera plus maire d’Istanbul et Erdogan pourra nommer un administrateur à sa place, ce qui signifiera que la mairie repassera dans les mains du pouvoir. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé pour des dizaines de mairie de la région kurde où c’était le HDP qui dirigeait les mairies. Évidemment l’opposition bourgeoise (et nationaliste) était loin d’avoir condamné fortement ces atteintes à la volonté des électeurs de ces villes. De plus il y a une deuxième enquête menée contre Imamoglu concernant le fait qu’il aurait embauché 1600 personnes « liés à des organisations terroristes ». Si cette enquête aboutit il y aura aussi probablement le moyen de suspendre Imamoglu de ses fonctions. 

Q: Quelle a été la réaction des gens par rapport à ça?

R: Il y eu bien entendu de gros rassemblement devant la mairie d’Istanbul. Toutes les forces démocratiques et d’opposition ont condamné cette attaque contre Imamoglu mais aussi contre la volonté de millions de votants. Toutefois ce rassemblement est devenu dès le premier jour la tribune de l’opposition bourgeoise, de « L’Alliance de la nation » qui regroupe en son sein des partis d’orientation très diverses : centre gauche républicain (CHP), scission de l’extrême droite (IYIP), islamiste (Saadet), partis conservateurs qui se sont détaché de l’AKP. Donc rien de très enthousiasmant… D’autre part cet évènement a attisé la crise de l’Alliance concernant le candidat à présenter face à Erdogan pour les présidentiels.

Q: Les relations gréco-turques sont très tendues en ce moment. Quelles sont, selon toi, les aspirations d’Erdogan pour la mer Égée ?

R: Nous avons déjà vu, après les élections de 2015 dont l’AKP était sorti affaibli, comment Erdogan a été capable d’ouvrir les portes des ténèbres. Des attentats à la bombe, des pogroms, la guerre contre les kurdes qui recommence etc… Erdogan n’hésite jamais à provoquer ou à instrumentaliser des questions internationales, des crises internationales en vue de ses objectifs politiques domestiques, comme avec la question kurde, syrienne, les rapports avec la Libye etc. C’est un élément d’agitation, de consolidation nationaliste et militaire, qui est en plus lié cette fois à un litige historique (la délimitation des frontières maritimes entre les deux pays) mais qui s’imbrique à une question très très actuelle et qui le restera longtemps, celle des ressources énergétiques. C’est évidemment difficile de prédire mais je pense que tant que ça lui sert Erdogan n’hésitera pas accentuer la tension. Après je ne suis pas sûr que ça fonctionne autant qu’avant au niveau de ses effets sur la consolidation nationaliste. Mais ce genre de “diplomatie” conflictuelle et militarisée a aussi ses propres dynamiques, et pris dans un certain engrenage d’effet, de réaction, de contrecoup, vous pouvez ne pas pouvoir apaiser la discorde lorsque bon vous semble. 

Q: Comment pourrait un nouveau gouvernement CHP, si élu, influencer le conflit gréco-turc?

R: Tout d’abord nous ne savons pas si ce sera un membre du CHP (Kilicdaroglu ou Imamoglu) qui sera le candidat de l’opposition. Les autres partis de l’alliance sont tous de droite. D’autre part ce que partage tous ces partis c’est un certain nationalisme, plus ou moins accentué selon la conjoncture. Ils finissent toujours par se ranger derrière la « raison d’État ». Donc il n’y a pas de raison d’être optimiste à long terme. Par contre je doute que l’opposition, si elle arrive à remporter les élections voudra hériter des conflits internationaux légués par Erdogan. Il y aura probablement une volonté (au moins pour un certain temps) de « normalisation » avec les États voisins et les puissances occidentales, surtout compte tenu de la crise économique que traverse le pays. 

Q: Il y a quelques semaines, l’armée turque a de nouveau envahi la partie syrienne du Kurdistan. Quel est, selon toi, l’objectif de cette opération ?

R: La décision du régime turc de bombarder les zones kurdes de la Syrie du Nord et de l’Irak a été loin d’être une surprise. Des raids aériens au Nord de l’Irak où se situent les bases militaires du PKK avaient déjà été menés ces derniers mois. Et la possibilité d’une offensive aérienne sur la Syrie du Nord avait aussi été annoncée par Erdogan plusieurs semaines avant. Mais cette dernière offensive a été présenté comme des représailles à l’attentat sanglant qui a eu lieu le 13 novembre au centre d’Istanbul. D’ailleurs les informations concernant cet attentat sont chargées de contradiction et d’incohérence et il n’est pas exclu que certaines fractions de l’État turc y aient des responsabilités, ce qui, bien entendu, ne surprendrait personne. 

Mais l’objectif est bien sûr de faire penser que la région autonome kurde administrée par le PKK en Syrie du Nord-Est est un foyer d’insécurité permanent pour la Turquie. D’autre part une propagande utilisée par le régime est que si cette région est débarrassée des « terroristes » (PYD-PKK) on pourra y « réinstaller » une partie des migrants syriens dont la présence en Turquie est vu comme un véritable problème par la majorité de la population (turque et kurde). Un des objectifs du rapprochement récent avec Damas, soutenu par Moscou, est justement l’élimination de cette zone autonome gérée par le mouvement kurde (et qui bénéficie du soutien de Washington). Mais comme je l’ai souligné ce genre d’opération a toujours un objectif intérieur visant à promouvoir une vague de patriotisme qui permettrait une consolidation autour du Chef. Mais Erdogan a trop usé de cette méthode et l’attentat attribué au PKK et l’offensive sur le Rojava sont loin d’avoir provoqué une mobilisation nationaliste. 

Q: Il y a maintenant une discussion ouverte sur la possibilité d’interdire au HDP de se présenter aux prochaines élections. Quelles sont les perspectives de la gauche dans les urnes ?

R: C’est une très grosse possibilité que le HDP soit interdit. Dès maintenant ses comptes en banque ont été bloqué, à quelques mois des élections ! Le mouvement kurde est habitué à ce que ses partis politiques soient interdits. Donc ils sont bien évidemment préparés à ceci avec un parti « de rechange ». Le HDP et une grande partie de la gauche radicale, dont le Parti Ouvrier de Turquie (TIP) dans lequel je milite, se sont rejoint dans une troisième alliance nommée Travail et Liberté. Cette alliance pourra très vraisemblablement dépasser largement le seuil des 7% pour accéder au parlement aux législatives. Pour les présidentielles, notre objectif est bien entendu de faire perdre Erdogan. Cependant il faudrait que l’opposition prenne en compte notre alliance et surtout le mouvement kurde qui possède la force de peser sur l’issu des présidentielles. Donc nous pensons qu’ils devraient proposer un candidat qui ne viennent pas de l’extrême droite, et pour qui les kurdes et la gauche accepteraient de voter.

Q: Le TIP connaît une croissance considérable de ses membres et de son influence. Quels sont les défis qu’il devra relever dans la période à venir ?

R: Oui, le TIP a effectivement réussi à capter une dynamique de politisation et de radicalisation face au pouvoir dictatorial d’Erdogan, face à l’appauvrissement et aux politiques liberticides du régime. Ce sont principalement les interventions de nos quatre députés au parlement (dont les vidéos sont relayés massivement sur les réseaux) qui ont permis de faire connaitre le parti et de susciter cette vague de recrutement. Le parti avait moins de 2000 membres début 2021, deux ans plus tard en janvier 2023 il en compte plus de 11 000. 

Et à la suite d’une longue émission sur youtube de notre député Barış Atay en début janvier (la semaine dernière), où ce dernier a expliqué patiemment à une jeune audience très hostile à nos idées, ce qu’était réellement la gauche et ce que voulait le TIP, nous somme submergés de nouveaux adhérents, plus de 7500 personnes ont demandé à être membres en 6 jours et ça continue. C’est un profil plus prolétaire, moins urbain et dont les contacts avec la gauche sont beaucoup plus limités que la base actuelle du parti. C’est un phénomène inédit et un vrai défi pour le parti. 

Mais au-delà du nombre de membre, c’est, ainsi que tu le précises, l’influence de nos porte-paroles, l’intérêt que suscite le TIP qui est assez exceptionnel. Il y a principalement deux secteurs de la population chez qui on provoque une réelle sympathie : Ceux qui s’éloignent du CHP, le trouvent trop modéré et trop passif et sont attirés par le discours radical de nos élus. Une deuxième catégorie est constituée des travailleurs, des ouvriers, indépendamment de leur orientation politique. Il faut bien entendu relativiser, cette sympathie est importante comparée à l’influence très limitée de la gauche radicale en général. Ainsi que l’affirme le principal porte-parole (le « Président ») et députe du parti, Erkan Bas, « nous sommes premiers parmi les égaux ». Mais il faut dire que depuis le Parti de la Liberté et de la Solidarité (l’ÖDP dans lequel notre section militait à l’époque) de la fin des années 90, c’est la première fois qu’il y a une possibilité de construire un parti de masse de gauche radicale ayant une perspective de rupture révolutionnaire avec le capitalisme, un outil politique « utile » pour la lutte de classe.

Parmi les défis auxquels on fait face, il y a bien entendu les élections où on doit contribuer à renverser Erdogan, mais aussi continuer à être représenté au parlement pour pouvoir exprimer les revendications des travailleurs et des opprimés lors de la transition bourgeoise à un régime post-Erdogan, ou pire, dans les conditions d’une réélection de ce dernier.

Une autre question est celle de la base du parti dont une grande partie n’a jamais eu d’affiliation politique auparavant (au niveau organisationnel), donc il est crucial de les former politiquement pour forger la base militante mais aussi les cadres qui doivent prendre des responsabilités dans l’appareil.

Et enfin une dernière question, à plus long terme, est la nécessité de développer nos unités, nos sections sur les lieux de travail, dans les usines, les écoles, les chantiers navals, les mairies, les entrepôts, les hôpitaux, les supermarchés, … Il y a un très grand potentiel pour le TIP, il faut s’emparer de cette opportunité. Nous avons fait un début encourageant mais nous devons réussir à nous enraciner plus profondément partout où la classe ouvrière respire, partout où la lutte de classe est menée quotidiennement.

Source: Internationalist Standpoint