« Ne me démandez pas de rester calme face à ceux qui veulent me tuer »

“If we must die, O let us nobly die,
So that our precious blood may not be shed
In vain; then even the monsters we defy
Shall be constrained to honor us though dead!”

Claude Mckay 1

Ces dernières années on a recensé des milliers de plaintes pour discrimination raciale auprès de l’organe compétent, la Commission pour l’égalité et contre la discrimination raciale. Sans compter les centaines de cas de racisme qui ont motivé des plaintes auprès des tribunaux. Plusieurs dizaines de cas ont même suscité un énorme débat public dans le pays. Je vais vous remettre en mémoire quelques-uns de ceux qui ont défrayé la chronique.

En février 2015, des policiers ont torturé six citoyens noirs dans le quartier d’Alfragide tout en proférant des injures racistes à l’encontre de leurs victimes.

En février 2017, la communauté tzigane de Santo Aleixo da Restauraçao dans le district de Moura fut victime de sévices dignes des pogroms nazis : menaces de mort peintes sur les murs du quartier, de caricatures taguées sur leurs maisons, d’incendies volontaires qui n’épargnèrent ni maisons, voitures, animaux, et même les bâtiments de l’église où ces familles célébraient le culte.

En ce même mois de février 2017 surgit la polémique autour de la possibilité de ségrégation d’une implantation scolaire à Familicao dans laquelle tous les élèves étaient d’ethnie tzigane.

En juillet 2017, le maire de Cabeça Gorda (district de Beja) refusa l’enterrement et l’accès au funérarium à un défunt de la communauté tzigane.

En janvier 2018, un groupe de parents d’enfants de 4 ème primaire de l’école Major David Neto à Portimao portèrent plainte contre les éducateurs pour maltraitance, racisme, xénophobie et discrimination envers leurs enfants.

En 2018, lors des fêtes de la Saint Jean, Nicol Quinayas fut agressée par un vigile dans un autobus de la société des transports publics de Porto. La victime et des témoins rapportèrent un déferlement d’insultes racistes qui, répercutées dans les medias, provoquèrent un grand débat sur le racisme dans la société portugaise.

En janvier 2019, la famille Coxi, habitant le quartier Vale de Cicharos (familièrement appelé « La petite Jamaïque ») fut sauvagement agressée par des agents de la PSP (Police de Sécurité Publique).

En décembre 2019, l’étudiant cap-verdien Luis Giovani Rodrigues fut battu à mort à Bragança. Les circonstances de son agression et de sa mort furent cachées pendant toute une semaine.

En janvier 2020, Claudia Simoes fut agressée par l’agent Carlos Canha à un arrêt d’autobus à Amadora, ensuite à nouveau violentée dans le combi qui la menait au poste… parce que sa fille de 8 ans ne possédait pas de titre de transport.

En février 2020 lors de la coupe du Portugal, le footballeur franco-malien du club de Porto, Moussa Marega, subit les hurlements de singe et des torrents d’injures racistes de la part des supporters du Vitoria-Guimaraes avant de quitter courageusement le terrain en signe de protestation.

En juin 2020, Evaristo Martinho revendiqua l’assassinat raciste prémédité, en plein jour dans une rue de Moscavide, de l’acteur noir Bruno Candé Marquès après l’avoir harcelé pendant trois jours et clairement menacé de mort.

L’élection de trois députées noires activistes reconnues du mouvement antiraciste et décolonial en même temps que l’élection d’un député d’extrême droite qui s’affiche raciste, sans honte aucune, a rendu plus visible encore l’irruption du racisme assumé et décomplexé dans l’espace public.2 Ce fut l’occasion d’un déferlement de haine à travers les réseaux sociaux et l’irruption d’un racisme ordinaire, jusqu’ici souterrain mais qui a trouvé une caisse de résonance grâce à l’élection de ce député ouvertement raciste. C’est depuis lors l’escalade avec l’émergence d’une menace terroriste d’extrême droite qui s’affiche sur les murs de multiples édifices dans la métropole de Lisbonne avec des chaulages explicites : slogans racistes, menaces de mort envers les activistes antiracistes, etc…

Cette escalade a culminé avec l’attaque du siège de SOS Racisme et une parade inspirée du Ku Klux Klan visant nommément les activistes et élues.3 En plus des incitations à la haine et à la violence, on vient de franchir clairement la ligne rouge du débat politique : le député d’extrême droite André Ventura, en transportant depuis la rue jusqu’au sein même de l’assemblée républicaine le racisme ordinaire a pour ainsi dire légitimé les actions terroristes d’un groupe néo-nazi ! De plus, c’est l’émergence d’un danger plus insidieux ; le débat parlementaire risque d’être dorénavant dicté par l’agenda raciste du député populiste. Que ce soit par calcul politique, par omission, adhésion ou silence coupable, tous ceux qui, dans l’enceinte parlementaire, rechigneront à affronter Ventura et son racisme couvriront désormais peu ou prou les méfaits des terroristes d’extrême droite. De même les mercenaires financiers de l’élite économique qui supportent son projet d’assassinat de la démocratie devront répondre du malheur engendré par la résurgence du racisme et du fascisme.

Aujourd’hui, il est devenu impossible de balayer les raclures du racisme sous le tapis : la liste impressionnante de ses accès de violences nous oblige à ouvrir les yeux sur le caractère structurel du racisme au sein de la société portugaise. Dès lors, sa négation ou l’aveuglement sur ses conséquences qui parfois se révèlent tragiques comme ce fut récemment le cas lors de l’assassinat de l’acteur Bruno Candé Marquès sont devenues insoutenables. Persister dans la négation du racisme, relativiser son importance ou ses conséquences pour la vie de milliers de nos concitoyens, c’est non seulement ne pas assumer la responsabilité de défendre la démocratie mais aussi devenir collectivement complices de la menace qui pèse sur elle. Il n’y a pas de vie en collectivité ni de projet de société démocratique vivable quand toute une partie de ses membres est systématiquement violentée ou exclue du tissu social. Malheureusement, il est des gens qui, contre toute évidence continuent avec une déconcertante malhonnêteté politique à rabâcher hystériquement la même formule : renvoyer dos à dos ou mettre sur le même pied racisme et antiracisme.

Mais ces mêmes personnes qui prêchent le calme, la mesure, la sagesse aux victimes du racisme, que diraient elles si elles étaient à leur tour agressées verbalement ou physiquement dans l’espace public parce qu’elles sont noires ou tziganes ? Si elles étaient empêchées d’entrer dans un espace public, de louer une maison, qu’on leur refusait l’accès à un emploi ou encore d’être payée pour la même fonction avec un salaire amputé d’un tiers de celui de leur collègue de travail ? Si elles étaient persécutées jusque dans leur vie privée, si elles étaient victimes de chantage ou d’attaques ad hominem permanentes et systématiques ? Si elles subissaient une agression de l’extrême droite sur la voie publique ? Si elles étaient obligées de déménager pour mettre leur famille en sécurité ? Changer de numéro de téléphone ou de compte sur un réseau social parce qu’elles ne supportent plus de recevoir insultes et menaces en tout genre, jusqu’à des menaces de mort ? Qui voudrait de cette vie-là ? 

Voilà pourquoi, à l’heure où l’extrême droite se déchaîne dans les rues, la tiédeur de ceux qui continuent à prétendre que parler du racisme l’encourage devient insupportable. Elle n’est en réalité que l’expression d’une indifférence envers les souffrances engendrées par la violence raciste. Et il y a beaucoup à parier que au contraire, il y a beaucoup de néonazis et d’assassins racistes comme celui qui a tué Bruno Candé Marques qui se sentent pousser des ailes face à l’indifférence, au relativisme des discours lénifiants qui invoquent la sagesse pour ne pas affronter le racisme. Se confiner dans un silence assourdissant face à la violence raciste, c’est en fait une forme de complicité qu’aucun démocrate sincère ne peut tolérer. Tant que la valorisation morale ou éthique du racisme pèsera moins lourd que les autres violences qui offensent la dignité humaine, nous contribuerons à une aliénation institutionnelle qui mène tout droit au désinvestissement politique du combat antiraciste.

Ne me demandez pas de rester calme car je suis fatigué de vos demandes. Jusque quand va-t-on m’accuser d’être responsable du racisme dont je suis victime ? A dire que je suis l’égal de ceux qui me font violence et qui veulent me tuer ? Jusque quand ? Que faudra-t-il pour comprendre que n’importe quelle mort ou menace de mort causée par le racisme, c’est la mort de l’idée même des valeurs humaines que d’aucuns voudraient aujourd’hui d’abolir ? Et seule la condescendance envers la mort de l’idée même d’humanité peut amener une communauté politique à ne pas se sentir elle-même menacée par des menaces de mort inspirées par la haine raciale.

Pourtant, la seule décence que j’attends de ceux qui persistent à nier, minimiser ou relativiser le racisme, c’est qu’ils aient l’intelligence ou le courage de tuer le racisme avant qu’il ne nous tue. Car pour moi comme pour l’écrasante majorité des personnes racisées, l’air devient de plus en plus irrespirable. Et il est insupportable de voir la société et ses institutions siffloter et détourner les yeux, ignorant nos souffrances et notre douleur.

Nous avons survécu parce que jamais nous n’avons manqué de courage pour nous dégager du racisme étouffant qui asphyxie nos vies. Et nous continuerons encore, coûte que coûte. On aimerait juste comprendre pourquoi ce courage continue à faire défaut à la société et à ses institutions pour affronter le monstre. Car ou bien nous tuons le monstre, ou bien c’est lui qui nous tuera tous. Malgré tout, si nous envisageons un futur collectif et commun, nous n’avons pas le choix : défendre la démocratie tant qu’il en est encore temps, en affrontant avec détermination la barbarie de l’extrême droite.

Traduction François Houart.

Note du traducteur : Depuis les élections d’octobre 2019, l’extrême droite a refait son apparition au parlement portugais, quarante-cinq ans après la Révolution des œillets, marquant ainsi la fin de « l’exception portugaise », seul pays d’Europe à échapper à la montée de l’extrême droite. Et elle a un visage : seul député élu du parti « Chega ! » (Ça suffit !) André Ventura est un professeur d’université et un ancien commentateur sportif qui adore créer le buzz lors d’interventions parlementaires provocatrices dans la lignée d’un Salvini en Italie. Ses cibles favorites sont les roms et les noirs.

  • 1Tiré du poème "If we must die" (Si nous devons mourir) de Festus Claudius "Claude" McKay (1889-1948), écrivain et poète jamaïcain.
  • 2Les trois femmes noires membres du Parlement sont Joacine Katar Moreira, indépendante, Beatriz Gomez Diaz du Bloc de gauche et Romualda Fernandes du Parti socialiste. André Ventura a été élu au Parlement pour représenter le parti qu'il a fondé, Chega ! (Assez !) qui est un parti de droite, nationaliste et populiste.
  • 3Parmi les personnes visées figurent Joacine Katar Moreira, Beatriz Gomez Diaz, Mariana Mortágua, autre députée du Bloc de gauche, et Mamadou Ba, leader de SOS Racismo.

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