Depuis le 20 janvier, le mouvement pour le retrait du projet Macron-Philippe de contre-réforme des retraites est entré dans un deuxième acte. Malgré, ces derniers jours, l’arrêt de la grève reconductible à la SNCF et à la RATP, la mobilisation est loin de s’éteindre et les centaines de milliers de manifestant-e-s du 24 janvier ont clairement affirmé dans les rues être déterminé-e-s à se battre encore pendant plusieurs semaines.
En effet, la journée du 24 janvier, appelée par l’intersyndicale a encore été le témoin de cette forte mobilisation avec, dans la plupart des villes, un net regain du nombre de manifestant-e-s, une fois et demie supérieur, en moyenne, au 16 janvier. Même si cette mobilisation a été inférieure aux deux grosses manifestations de décembre 2019, et malgré l’arrêt de la grève reconductible dans les transports, l’ambiance était quasiment partout combative, joyeuse et déterminée. Beaucoup de cheminot-e-s et d’enseignant-e-s dans les manifs, mais aussi du reste de la Fonction publique, de l’Énergie, des Ports et Docks, de la culture… et beaucoup d’avocats.
Le gouvernement et les médias dévoués à sa cause voudraient bien faire comme si l’épisode de la contestation de sa contre-réforme était clos. Le gouvernement et le patronat cultivent ces derniers jours la répression patronale et policière contre des animateurs et animatrices du mouvement, et s’insurgent contre "les dérives radicales" du mouvement. Mais ni le climat politique, ni les nouvelles informations sur le contenu réel de son projet ne lui apporte la moindre sérénité.
Aucun ministre, et encore moins Macron lui-même, ne peuvent participer tranquillement à une inauguration ou une manifestation publique sans rencontrer l’hostilité populaire. Emmanuel Macron et sa femme, eux-mêmes, ont dû s’enfuir piteusement du théâtre parisien où ils assistaient à une représentation le 18 janvier : plusieurs dizaines d’opposants à sa réforme s’étaient rassemblés devant le théâtre. De même, plusieurs permanences de députés En Marche ont été taguées ces dernières semaines, comme il y a un an, lors des importantes mobilisations des Gilets jaunes.
L’hostilité à la contre-réforme ne faiblit pas, bien au contraire, elle progresse dans l’opinion. Plusieurs sondages indiquent que près de 2/3 de la population veut le retrait pur et simple du projet de Macron et l’inquiétude gagne quant aux conséquences de la réforme.
Au fur et à mesure que sont révélés de nouveaux éléments de ce nouveau système, le rejet s’accroît. Purement et simplement, Macron et son gouvernement ont totalement perdu cette bataille politique : leur projet est désormais bien connu et totalement impopulaire.
Cette impopularité, concerne évidemment tous ceux et toutes celles qui, subissant une pénibilité non reconnue, devraient travailler deux ou trois ans de plus pour toucher une retraite dont ils ne connaîtraient pas le montant. La Ministre du Travail a clairement indiqué qu’elle refuserait de rétablir les critères de pénibilité supprimés par Macron, en 2017, à la demande du patronat. Ces critères accordaient (de façon très sélective par ailleurs) des départs anticipés pour manutention de charges, postures pénibles, exposition à des vibrations mécaniques, à des agents chimiques dangereux. Cela concerne des ouvriers et techniciens de l’industrie, des personnels de santé, des salarié-e-s du bâtiment, entre autres. Ces derniers jours, le Ministre de la Fonction publique a clairement annoncé, que, tout en accordant des dérogations aux personnels des forces de répression, aux douaniers et aux pompiers, il supprimait purement et simplement les « catégories actives» présents dans les Fonction publique (permettant jusqu’à aujourd’hui un départ anticipé), à l’instar des égoutiers, qui ont un taux de mortalité précoce très élevé, et 7 ans d’espérance de vie inférieure à la moyenne des ouvriers (17 inférieure à celle des cadres).
Tout le monde a à perdre. La réprobation est massive chez les avocats, et se traduit par des dizaines de « jets de robe noire », manifestation symbolique dont la Ministre de la Justice a fait elle-même les frais à Caen début janvier. Ces manifestations de jets d’outils, de blouses, d’instruments de travail, se sont multipliés de la part des agents hospitaliers, des contrôleurs du travail, des enseignants. Dans de nombreuses manifestations, des groupes de femmes habillées en « Rosie the riveter » (image de l’ouvrière américaine de l’industrie de l’armement pendant la deuxième guerre mondiale) organisent des flash mobs et chantent une chanson détournée par l’association ATTAC pour dénoncer les diminutions programmées des retraites des femmes.
Dans un tout autre registre, une critique frontale du projet vient même d’un côté où on l’attendrait le moins, celui de l’armée.
Le Conseil supérieur de la fonction militaire, organisme très officiel de concertation avec le Ministère, vient de publier une lettre catégorique. Alors que les militaires et gendarmes semblaient épargnés par le régime « universel », ce Conseil déclare tout bonnement ne pas pouvoir donner un avis favorable au projet, « la mise en place d’une règle de calcul assise sur l’ensemble de la carrière et non plus sur les six derniers mois engendrera inexorablement une baisse des pensions », jusqu’à 20% selon leurs calculs.
Nouveau camouflet, le Conseil d’État, la plus haute instance du droit administratif, devant donner un avis consultatif sur tout projet de loi, vient de rendre un avis très négatif sur le projet de loi des retraites. Il critique frontalement un projet de loi « avec des projections financières douteuses », un recours ultérieur à des dizaines d’ordonnances non encore écrites. Mais, sur le fond, il indique que le nouveau système ne peut se prévaloir de « l’universalité » et de l’égalité de traitement, puisqu’il prévoit en son sein cinq régimes différents (fonctionnaires, magistrats, et militaires, marins, salariés agricoles et exploitants agricoles) et de nombreuses règles dérogatoires dans ces 5 régimes. De plus, il lance deux bombes à retardement dans le jardin du gouvernement. Le Conseil rappelle que la loi ne peut pas prévoir des dispositions qui seraient adoptées ultérieurement, dans une autre loi, concernant la revalorisation des salaires des enseignants et il indique aussi que le projet ne peut pas prévoir de subventionner la Caisse de retraite complémentaire des navigants. Sur ces deux derniers points ce sont deux piliers de l’échafaudage branlant du gouvernement qui sont sapés : ceux visant à calmer les enseignants et les personnels navigants.
De plus, les gestionnaires de l’actuel système collectif de retraite complémentaire (ARRCO-AGIRC) vient de calculer que le futur régime, avec l’arrêt des cotisations des hauts salaires (supérieurs à 1200000 euros par an) va générer un déséquilibre de 3,7 milliards annuel pendant 15 ans. Il faudra en effet continuer à payer des pensions élevées pour des cadres retraités, alors que les cadres actifs auront supprimé toute une part de leurs cotisations.
Donc, politiquement, ce gouvernement n’a pas repris son souffle, tout en voulant liquider très vite un dossier qui devait être pour lui un triomphe social.
Un autre piège qu’il s’est lui-même tendu approche aussi à grand pas : celui de la Conférence sur le financement, manœuvre trouvée début janvier pour rompre son isolement et obtenir l’aval de la CFDT et de l’UNSA.
Nous sommes déjà devant un paradoxe : le gouvernement est confronté à un mouvement de grande ampleur et avance sa volonté de négocier… avec les deux seuls syndicats qui ne sont pas partie prenante de la mobilisation ! Mais le piège va se refermer rapidement puisque cette conférence ne pourra que remettre en selle « l’âge pivot à 64 ans » forçant à partir en retraite deux ans plus tard, ou allonger le nombre d’années travaillées nécessaire pour partir à la retraite (43 ans aujourd’hui). Deux épées de Damoclès pointées sur les salarié-e-s partant en retraite à partir de 2022.
Au total, nous sommes donc bien loin de l’habillage de la propagande gouvernementale vantant un projet de justice sociale et limité à la suppression des « 42 régimes spéciaux ».
Mais cet isolement politique, ce rejet majoritaire du projet de Macron, cette mobilisation de centaines de milliers de salarié-e-s et militant-e-s du mouvement social ne créent toujours pas le rapport de force suffisant pour faire céder Macron.
On paye aujourd’hui l’absence de préparation de cette bataille, dès septembre, dans beaucoup de secteurs professionnels, à l’inverse de ce qui a été le cas à la SNCF et à la RATP.
Il n’y avait pas, jusqu’à peu, une large conscience des conséquences désastreuses de cette réforme, y compris dans des secteurs de la Fonction publique ou de l’Énergie, des grandes entreprises de l’automobile, de l’aéronautique ou de la Chimie qui pourraient peser dans le rapport de force.
De nombreux secteurs des ports et de l’énergie sont entrés en mouvement ces derniers jours, mais avec un réel décalage par rapport au ferroviaire.
L’enjeu des semaines à venir est d’entretenir et approfondir l’isolement politique du gouvernement, par de nombreuses actions spectaculaires, des blocages, des manifestations, occupant le maximum d’espace politique ; et propager de façon la plus unitaire possible les solutions indispensables pour en finir avec des vies de précarité et de bas salaires débouchant sur des retraites de misère. Ce travail est celui que mènent systématiquement des dizaines de milliers de militant-e-s, véritable avant-garde politique de ce mouvement, présente dans les interpros et intersyndicales de terrain.
Mais toutes et tous sont aussi conscients de la nécessité de développer des grèves dans des secteurs, du public notamment, qui n’ont pas sur les épaules de nombreux jours de grève ces dernières semaines.
Concernant le renforcement de la mobilisation et du rapport de force, Olivier Besancenot a fait la proposition ces derniers jours que l’ensemble du mouvement ouvrier se mette d’accord pour organiser une montée nationale, une manifestation à Paris organisée à partir de toutes les villes du pays pour imposer la volonté populaire du retrait de cette contre-réforme. Cette proposition va peut-être faire son chemin.