Le débat en cours au sein du mouvement ouvrier international sur les différentes conceptions de la démocratie socialiste et de la dictature du prolétariat est le plus profond depuis les premières années qui avaient suivi la révolution russe d’Octobre 1917. Il est le produit de la montée des luttes ouvrières dans les pays capitalistes depuis 1968 et des luttes anti-impérialistes, de la crise parallèle du capitalisme et de la domination des castes bureaucratiques sur les États ouvriers bureaucratisés. Il est de même le produit d’une prise de conscience au sein de la classe ouvrière internationale des méfaits du stalinisme et de la bureaucratie en général.
Tous ces facteurs ont déplacé ce débat du domaine des polémiques plus ou moins académiques vers celui de la politique pratique proprement dite. Une position claire sur cette question est indispensable afin de faire progresser la révolution socialiste dans les pays capitalistes et la révolution politique dans les États ouvriers bureaucratisés. De là la nécessité pour la IVe Internationale d’affirmer ses positions programmatiques sur ce sujet.
1. Qu’est-ce que la dictature du prolétariat ?
La différence fondamentale entre les réformistes et centristes de toute variété d’une part et les marxistes-révolutionnaires, c’est-à-dire les bolchéviks-léninistes, d’autre part, concernant la conquête du pouvoir d’État, la nécessité d’une révolution socialiste, la nature de l’État ouvrier et la signification de la dictature du prolétariat, réside dans les points suivants :
- les marxistes-révolutionnaires comprennent la nature de classe de tous les États en tant qu’instruments pour maintenir le pouvoir de classe. En ce sens, tous les États sont des dictatures. La démocratie bourgeoise est, elle aussi, une dictature de classe ;
- les réformistes défendent l’illusion que la « démocratie » ou les « institutions d’État démocratiques » se situent au-dessus des classes et de la lutte de classes. Les marxistes révolutionnaires rejettent cette illusion ;
- les marxistes-révolutionnaires comprennent que les institutions d’État des États bourgeois, même les plus démocratiques, servent à maintenir le pouvoir et la domination de la classe capitaliste (et en plus, dans les pays impérialistes, l’exploitation des peuples des pays semi-coloniaux) et ne peuvent servir d’instrument pour renverser cette domination et pour transférer le pouvoir de la classe bourgeoise à la classe ouvrière ;
- les marxistes-révolutionnaires comprennent que la conquête du pouvoir par le prolétariat exige la destruction de l’appareil d’État bourgeois, avant tout son appareil de répression policier et militaire ;
- les marxistes-révolutionnaires comprennent la nécessité de l’élévation du niveau de conscience et d’organisation de masse des travailleurs pour pouvoir réaliser l’expropriation de la bourgeoisie et consolider la dictature du prolétariat ;
- les marxistes-révolutionnaires en déduisent que la classe ouvrière ne peut exercer directement le pouvoir d’État que dans le cadre d’institutions étatiques d’un type différent de celui de l’État bourgeois, à savoir d’institutions fondées sur des conseils des travailleurs (soviets), souverains et démocratiquement élus et centralisés, avec leurs caractéristiques fondamentales telles que Lénine les a précisées dans L’État et la Révolution : élection de tous les fonctionnaires, juges, dirigeants de milices ouvrières (ou ouvrières et paysannes) et de tous les délégués représentant les travailleurs dans les institutions d’État ; rotation des élus ; limitation de leurs revenus à celui d’un ouvrier qualifié ; révocabilité de tous les élus au gré des électeurs ; exercice conjoint de pouvoirs législatifs et exécutifs par des institutions de type soviétique ; réduction radicale du nombre des fonctionnaires permanents et transfert croissant des fonctions administratives à des organes directement constitués par les travailleurs.
Cela signifie, en d’autres termes, une démocratie représentative de type soviétique, à l’opposé de la démocratie parlementaire, qui implique des formes de plus en plus amples de démocratie directe. Comme l’a dit Lénine, « l’Etat ouvrier est le premier Etat dans l’histoire humaine qui défend le gouvernement de la majorité de la population contre des minorités d’exploiteurs et d’oppresseurs : au lieu d’institutions spéciales d’une minorité privilégiée (fonctionnaires privilégiés, chefs de l’armée permanente), la majorité elle-même peut s’acquitter directement de ces tâches ; et plus les fonctions du pouvoir sont exercées par l’ensemble du peuple, moins ce pouvoir devient nécessaire » (Lénine, Œuvres, tome 25, page 454). La dictature du prolétariat au sens programmatique du terme n’est donc en rien contradictoire avec la démocratie ouvrière : « La dictature du prolétariat, par son essence même, peut et doit être l’épanouissement suprême de la démocratie prolétarienne. » (L. Trotsky, Œuvres, tome 5, pages 206-207.)
Le concept de dictature du prolétariat qui résume toutes ces caractéristiques, constitue un élément fondamental de la théorie marxiste de l’Etat, de la révolution prolétarienne et du processus de construction d’une société sans classes. Le mot « dictature » a un sens concret dans ce contexte. Il s’agit de mécanismes pour désarmer et exproprier la classe bourgeoise et pour permettre l’exercice du pouvoir par la classe ouvrière ; de mécanismes pour empêcher tout rétablissement de la propriété privée des moyens de production et toute réintroduction de l’exploitation des travailleurs salariés par des capitalistes.
Mais ce concept ne peut d’aucune manière s’identifier avec un pouvoir dictatorial exercé sur la grande majorité du peuple. Le congrès de fondation de l’Internationale communiste affirma explicitement que : « La dictature du prolétariat est l’écrasement, par la force, de la résistance des exploiteurs, c’est-à-dire d’une infime minorité de la population : les propriétaires fonciers et les capitalistes. Il s’ensuit encore que la dictature du prolétariat entraîne inévitablement non seulement une modification des formes et des institutions démocratiques en général, mais encore une modification telle qu’elle aboutit à une extension jusqu’alors inconnue du principe démocratique en faveur des classes opprimées par le capitalisme, en faveur des classes laborieuses une faculté rapide de profiter des droits et libertés démocratiques comme il n’y en a jamais eu, même d’approchant, dans les républiques bourgeoises les meilleures et les plus démocratiques. » (Thèses de Lénine sur la démocratie bourgeoise et la dictature du prolétariat - Les quatre premiers congrès de l’I.C.).
Un tel Etat n’est Etat, au sens traditionnel du mot, que pendant la période où il est nécessaire de « réprimer violemment la résistance de la classe qui perd la domination politique. Et c’est pendant cette période que la tradition marxiste lui donne le nom de dictature du prolétariat. Dès sa formation, le régime de la dictature du prolétariat cesse de la sorte d’être celui d’un « État » au vieux sens du mot, c’est-à-dire d’une machine faite pour maintenir dans l’obéissance la majorité du peuple. Avec les armes, la force matérielle passe directement, immédiatement, aux organisations des travailleurs telles que les soviets. Et cet État et son appareil bureaucratique, commence à dépérir dès le premier jour de la dictature du prolétariat. Telle est la voix du programme qui n’a pas changé à ce jour », écrit Trotsky dans La Révolution trahie.
Il est clair que si une telle évolution vers le dépérissement de l’État n’a pas lieu lorsque la résistance de la classe bourgeoise a été brisée à l’intérieur du nouvel État ouvrier, mais qu’au contraire un processus de bureaucratisation se développe, il ne s’agit pas d’un « renforcement de la dictature du prolétariat », mais de sa dégénérescence vers des formes bureaucratiques d’État. Il s’ensuit que nous rejetons l’affirmation des réformistes et de nombreux centristes - influencés sur cette question par l’idéologie bourgeoise, ou par ceux qui font l’apologie de la dictature stalinienne - selon laquelle la différence fondamentale entre les partisans et les adversaires de la dictature du prolétariat résiderait, soit dans la défense du système du parti unique par les premiers et dans son rejet par les seconds, soit dans la défense d’une restriction sévère ou même d’une suppression des libertés démocratiques par les uns et de la défense acharnée de ces libertés par les autres.
Cet argument est d’autant plus hypocrite que l’expérience historique démontre que les réformistes eux-mêmes sont prêts à limiter sévèrement les libertés démocratiques des masses, et même à employer la répression policière et militaire contre elles (Noske !) lorsque ces masses menacent de renverser l’ordre bourgeois. Elle démontre de même que les réformistes ne sont ni prêts ni capables de défendre efficacement les libertés démocratiques même au sein de la société bourgeoise contre les menaces d’extrême droite, dans la mesure où une telle défense efficace exige la mobilisation de masse la plus large, y compris l’armement des masses.
Contre le révisionnisme programmatique de nombreux partis communistes et formations centristes, la IVe Internationale défend les conceptions classiques de Marx et de Lénine. Une société socialiste est impossible sans la propriété collective des moyens de production et du surproduit social, sans la planification de l’économie et sa gestion par la classe ouvrière dans son ensemble par des conseils de travailleurs démocratiquement centralisés, c’est-à-dire l’autogestion planifiée des travailleurs. Pareille socialisation est impossible sans l’expropriation économique et politique des capitalistes et l’exercice du pouvoir d’État par la classe ouvrière. Aucune société socialiste pleinement développée ne peut être réalisée dans les limites étroites de l’État national.
Surtout après l’expérience tragique du Chili, qui confirme tant de leçons précédentes de l’histoire, la conception réformiste partagée aujourd’hui par les PC d’Europe capitaliste, le PC japonais et différents autres PC et formations centristes selon laquelle le mouvement ouvrier pourrait atteindre ses buts dans le cadre des institutions parlementaires bourgeoises, en faisant confiance aux élections parlementaires et conquérir graduellement des « positions de pouvoir » au sein de ces institutions, doit être énergiquement combattue et dénoncée pour ce qu’elle représente : un prétexte pour l’abandon de la lutte pour l’expropriation de la bourgeoisie, pour l’abandon d’une politique de défense résolue des intérêts de classe des travailleurs ; la substitution d’une politique de collaboration de classes de plus en plus systématique avec la bourgeoisie à une politique de lutte de classes conséquente ; le désarmement du prolétariat face à la violence déclenchée par la classe capitaliste ; et, ce qui en résulte, une tendance croissante à capituler devant les intérêts de classe de la bourgeoisie à des moments de crise économique, politique et sociale décisive.
Loin de réduire les coûts de la « transformation sociale » et d’assurer une transition pacifique, fût-elle plus lente, vers le socialisme, pareille orientation politique ne peut conduire qu’à des défaites sanglantes et à des massacres massifs du type allemand, espagnol, indonésien ou chilien, si elle réussit à déterminer de manière décisive : le comportement politique des travailleurs dans une période de confrontation globale inévitable entre les classes. (Dans le cas allemand, la défaite avait pour cause supplémentaire la théorie et la pratique criminelles ultra-gauches de « social-fascisme » de la part du Komintern.)
2. Les conseils des travailleurs et l’extension droits démocratiques des masses laborieuses
La dictature du prolétariat dans sa forme achevée de démocratie ouvrière signifie l’exercice du pouvoir d’État par des soviets : des conseils des travailleurs démocratiquement élus. La critique des limitations de la démocratie bourgeoise développée par Marx et par Lénine est fondée sur le fait que la propriété privée et l’exploitation capitaliste (c’est-à-dire l’inégalité sociale et économique), liées à la structure de se spécifique de la société bourgeoise (atomisation et aliénation de la classe ouvrière, législation défendant la propriété privée, fonction de l’appareil de répression, etc.), ont pour conséquence que même les régimes bourgeois les plus démocratiques limitent violemment l’application pratique des droits démocratiques et la possibilité pratique de jouïr des libertés démocratiques pour la grande majorité des masses laborieuses. Mais la conclusion logique qui découle de cette question, c’est que la démocratie ouvrière doit être supérieure à la démocratie bourgeoise non seulement parce qu’elle s’étend à la sphère économique et sociale - sécurité d’existence, droit au travail, à l’éducation gratuite, aux loisirs, etc. - mais aussi parce qu’elle accroît les droits démocratiques dont jouissent les travailleurs et toutes les couches laborieuses dans la sphère politique et sociale.
Accorder à un parti unique, ou aux soi-disantes « organisations de classe » ou « associations professionnelles » (comme les associations d’écrivains), exclusivement contrôlées par ce parti, un monopole d’accès aux imprimeries, à la radio, télévision et autres moyens de diffusion massive, aux salles de réunion, etc., cela signifie en fait limiter et non pas étendre les droits démocratiques du prolétariat comparés à ceux dont il jouit sous la démocratie bourgeoise. Le droit des travailleurs, y compris ceux qui ne sont pas d’accord avec le gouvernement, d’avoir accès aux moyens matériels pour exercer les libertés démocratiques (liberté de presse, d’assemblée, de manifestation, droit de grève, etc.) est essentiel pour assurer cette extension.
Dès lors, une extension des droits démocratiques des travailleurs au-delà de ceux dont ils jouissent déjà sous les conditions de démocratie bourgeoise est incompatible avec la restriction du droit de former des groupes, tendances et partis politiques sur des bases programmatiques ou idéologiques.
En outre, l’auto-activité et l’auto-détermination des masses laborieuses sous la dictature du prolétariat acquerront de nombreux aspects nouveaux et élargiront le concept d’« activité politique » et de « partis politiques », de « programmes politiques » et de « droits démocratiques », bien au-delà de ce qui est caractéristique de la vie politique sous la démocratie bourgeoise. Cela ne s’applique pas seulement à l’épanouissement des formes avancées de démocratie des conseils (congrès des conseils) et des manifestations croissantes de démocratie directe. Des instruments politiques comme le référendum sur des questions spécifiques peuvent être utilisés pour que la masse des travailleurs puisse trancher directement toute une série de questions clé d’orientation politique. Le contenu même de la « politique » se trouvera également transformé.
Dans le mode de production capitaliste et même dans des formes précapitalistes de production marchande, c’est la loi de la valeur, c’est-à-dire des lois économiques objectives opérant indépendamment de la volonté des hommes et des femmes - qui règle fondamentalement la vie économique. La révolution socialiste implique la possibilité d’un gigantesque bond en avant vers une régulation consciente du destin économique et social de l’humanité à la place d’une régulation aveugle et anarchique. Si ce processus ne peut prendre une forme achevée et harmonieuse que par l’avènement d’une société socialiste à l’échelle mondiale, il commence par la planification consciente de l’économie socialiste au cours de la période de transition entre le capitalisme et le socialisme, à l’époque de la dictature du prolétariat. Si l’influence de la loi de la valeur ne peut être complètement éliminée pendant cette période, sa domination doit être surmontée, sinon l’économie ne peut être planifiée.
La planification signifie la répartition des ressources économiques en fonction des priorités déterminées socialement plutôt qu’en fonction des forces aveugles du marché et de la loi du profit. Mais qui va déterminer ces priorités qui concernent le bien-être de dizaines et de centaines de millions d’êtres humains ?
Fondamentalement, il n’y a que deux mécanismes qui peuvent se substituer au règne de la loi de la valeur : soit des choix bureaucratiques imposés à la masse des producteurs-consommateurs par en haut (quels que soient leur origine, passant du paternalisme technocratique éclairé au despotisme arbitraire extrême du type de Staline) ; soit des choix effectués par la masse des producteurs eux-mêmes à travers le mécanisme du pouvoir ouvrier démocratiquement centralisé, c’est-à-dire grâce au fonctionnement de la démocratie socialiste. Voilà ce qui sera le contenu principal des débats et luttes politiques, de la démocratie socialiste, sous la dictature du prolétariat.
L’expérience a démontré que le premier mécanisme conduit à des gaspillages immenses et est très inefficace. Cela ne résulte pas seulement du gaspillage direct de ressources matérielles et de capacités productives qu’il entraîne, et des dislocations continuelles du plan qu’il provoque. Cela résulte aussi et surtout de l’étouffement continuel du potentiel créateur et productif des travailleurs qu’il implique. L’analyse théorique et les données empiriques conduisent ainsi à la conclusion commune que le second mécanisme peut et doit fortement réduire ces gaspillages. Il constitue de toute façon le seul mécanisme qui permet une transition graduelle vers le but de la dictature du prolétariat : la création d’une communauté socialiste sans classes, de producteurs-consommateurs s’administrant eux-mêmes.
L’expérience a toutefois démontré que ce mécanisme du pouvoir ouvrier démocratiquement centralisé dans le système des conseils ouvriers ne peut maîtriser les contradictions économiques et sociales de la construction du socialisme sans l’existence d’instruments indépendants de l’appareil d’État soviétiste, qui jouent un rôle de contre-poids.
L’existence de syndicats indépendants et d’une législation du travail garantissant le droit de grève sont à cet égard déterminants pour assurer la défense des besoins des travailleurs et de leur niveau de vie envers des décisions prises par les conseils ouvriers, spécialement contre tout arbitraire bureaucratique des organes de gestion. Comme le confirment l’expérience hongroise de 1956, tchécoslovaque de 1968 et polonaise depuis 1980, il s’agit là également d’une préoccupation fondamentale du prolétariat ayant passé par l’expérience de la dictature bureaucratique. Bien qu’en principe les marxistes révolutionnaires prônent l’organisation de la classe ouvrière dans un seul syndicat démocratique, le droit à la pluralité syndicale ne saurait être contesté. Le non-cumul des responsabilités de direction centrale d’un parti et d’un syndicat est un élément de cette indépendance syndicale.
La construction d’une société socialiste sans classes est également un formidable processus de transformation de tous les aspects de la vie sociale. Elle implique un changement constant non seulement des rapports de production, du mode de distribution, du processus du travail, des formes de gestion de l’économie et de la société, des moeurs, des habitudes et des modes de pensée, mais encore une reconstruction générale du milieu urbain, une révolution complète du système d’éducation, le rétablissement et la défense de l’équilibre écologique, des innovations technologiques destinées à conserver des ressources naturelles rares, etc.
Jusqu’ici, les acquis les plus élevés de la culture ont été la propriété des classes dominantes, avec des prérogatives et privilèges spéciaux qui étaient attribués à l’intelligentsia. Cette intelligentsia disparaîtra graduellement au fur et à mesure que les masses s’approprient tout l’héritage culturel du passé et commencent à créer la culture de la société sans classes. De cette manière, la distinction entre le travail « manuel » et le travail « intellectuel » disparaîtra, chaque individu pouvant développer librement toutes ses capacités et tous ses talents.
Tous ces efforts, pour lesquels il n’existe pas de solutions établies, donneront lieu à des débats et à des luttes idéologiques de grande ampleur. Des plates-formes différentes concernant ces problèmes joueront un rôle très important. Toute restriction de ces débats et de ces mouvements, sous prétexte que telle ou telle plate-forme reflète objectivement la pression ou les intérêts de la bourgeoisie ou de la petite bourgeoisie, ou même « conduirait à la restauration du capitalisme » si elle était appliquée jusqu’au bout, ne fera qu’entraver l’émergence d’un consensus autour des solutions les plus efficaces du pont de vue de la construction du socialisme, c’est-à-dire du point de vue des intérêts de classe du prolétariat dans son ensemble, différents des intérêts sectoriels.
Il faut préciser que, tout au long du processus de construction d’une société sans classes, des luttes sociales se produiront contre les maux sociaux qui prennent racine dans la société de classes mais qui ne disparaîtront pas immédiatement avec la suppression de l’exploitation capitaliste et du travail salarié. L’oppression des femmes, l’oppression des minorités nationales, l’oppression et l’aliénation de la jeunesse, la discrimination contre l’homosexualité sont des archétypes de tels problèmes qui ne sont pas réductibles à la lutte de classe du prolétariat contre la bourgeoisie, sauf si l’on remet en cause la définition marxiste matérialiste des catégories « prolétariat » et « bourgeoisie » comme l’ont fait des courants maoïstes et ultra-gauches.
La liberté politique sous la démocratie ouvrière implique dès lors la liberté d’organisation et d’action de mouvements indépendants d’émancipation des femmes, de libération nationale, de jeunes, c’est-à-dire de mouvements plus larges que la classe ouvrière au sens scientifique du terme. Le parti révolutionnaire devra gagner la direction politique au sein de ces mouvements autonomes et infliger une défaite idéologique aux différents courants utopiques ou réactionnaires, non par des moyens administratifs ou répressifs, mais au contraire en stimulant la démocratie de masse la plus large possible et en soutenant, sans réserve aucune, le droit de toutes les tendances de défendre leurs opinions et leurs plates-formes devant la société dans son ensemble.
La forme spécifique du pouvoir d’État prolétarien implique d’ailleurs une combinaison dialectique de centralisation et décentralisation. Le dépérissement de l’État, qui doit commencer dès le début de la dictature du prolétariat, se traduit par un processus de transfert graduel du droit de gestion sur des secteurs de plus en plus larges d’activité sociale (système de santé, système d’éducation, système de transports collectifs, système de télécommunications, etc.), internationalement, nationalement, régionalement et localement (communes) à des organes d’autogestion. Le congrès central des conseils des travailleurs (c’est-à-dire le prolétariat en tant que classe) se limite à décider par vote majoritaire la part des ressources matérielles et humaines dont la société dispose dans son ensemble qui revient à chacun de ces secteurs. Cela implique des débats et luttes politiques qui ne doivent être réduits à des « critères de classe » simplistes et mécaniques.
Finalement, la participation de millions de gens au processus de construction d’une société sans classes, non seulement à travers le vote plus ou moins passif, mais aussi dans la gestion réelle à divers niveaux, ne peut être limitée de ni manière ouvriériste aux seuls « travailleurs engagés dans la production » ou au seul niveau des entreprises. Lénine a précisé que dans l’État ouvrier l’immense majorité la population devra participer directement à l’administration de l’État.
Cela signifie que les conseils des travailleurs sur lesquels sera fondée la dictature du prolétariat ne seront pas seulement des comités d’usine, mais des organes d’auto-organisation des masses dans toutes les sphères de la vie économique et sociale, y compris évidemment les usines, unités de distribution, les hôpitaux, les écoles, les centres de télécommunications et de transports et les quartiers et les entités territoriales. Cela est indispensable afin d’intégrer dans le prolétariat conscient et actif ses couches les plus dispersées et souvent les plus pauvres et les plus opprimées, telles les femmes, les nationalités opprimées, les jeunes, les travailleurs des petites entreprises, les retraités etc. C’est également indispensable pour cimenter l’alliance entre la classe ouvrière et la petite-bourgeoisie laborieuse. Cette alliance est décisive pour conquérir et conserver le pouvoir et réduire les coûts sociaux d’une révolution victorieuse et de la construction du socialisme.
Une des garanties institutionnelles du développement de la démocratie socialiste, c’est l’établissement de rapports corrects entre les organes de cette démocratie et les appareils de l’administration de l’État, à tous les niveaux et dans tous les domaines : politique, culturel, scolaire, militaire, etc. La démocratie socialiste est impossible si de tels appareils n’ont pas un champ d’action strictement délimité, si ses attributions ne sont pas clairement réduites au minimum indispensable et s’ils ne sont pas pas pleinement subordonnés aux organes de la démocratie socialiste (les conseils). Les conseils devraient pouvoir décider souverainement des choix stratégiques et tactiques qui sont de leur compétence. Les appareils administratifs doivent se charger de l’exécution de ces décisions et rien de plus.
Les responsables administratifs doivent être choisis selon des critères techniques de qualification et d’expérience professionnelles. Ils ne devraient pas être nommés par les échelons supérieurs de l’administration, mais bien par les conseils correspondants et rester révocables par ceux-ci.
3.La lutte de classes sous le capitalisme, la lutte pour les libertés démocratiques et l’émergence de la dictature du prolétariat
La classe dominante emploie tous les moyens idéologiques dont elle dispose pour identifier les institutions parlementaires bourgeoises avec la conservation des libertés démocratiques. Surtout en Europe occidentale, au Japon et en Australie par exemple, les maîtres capitalistes cherchent à apparaître comme les défenseurs des préoccupations démocratiques des masses ouvrières et plébéiennes, préoccupations renforcées par les expériences négatives du fascisme et du stalinisme.
Une des conditions clé de la lutte pour gagner les masses à la révolution socialiste et à la dictature du prolétariat, c’est de répondre aux aspirations démocratiques des masses, de les exprimer adéquatement, et de contrebalancer ainsi les efforts constants des réformistes pour s’approprier ces aspirations et les canaliser vers les institutions parlementaires bourgeoises.
Les droits démocratiques dont les masses jouissent sous le capitalisme - de la liberté de parole à la liberté d’organiser des syndicats et des partis ouvriers, au droit au suffrage universel et à l’avortement libre - ont été des conquêtes arrachées par des luttes de masse. Les marxistes-révolutionnaires se battent pour les libertés démocratiques les plus larges possibles sous le capitalisme. Plus larges sont ces libertés, plus grandes sont les possibilités des travailleurs et de leurs alliés de lutter pour leurs intérêts, d’améliorer les rapports de forces entre les classes en faveur du prolétariat, et d’engager ainsi dans les meilleures conditions l’épreuve de force finale avec les capitalistes.
L’intérêt de classe des travailleurs implique donc la lutte pour défendre chaque conquête des masses, y compris celle des libertés démocratiques, contre la réaction bourgeoise. L’histoire a démontré que la classe ouvrière est la seule classe apte à mener cette lutte jusqu’au bout et que le front unique ouvrier le meilleur instrument pour organiser avec succès pareil combat contre la menace de dictatures fascistes ou militaires. De même, dans la lutte contre la réaction capitaliste, nous ne faisons en aucune manière confiance à l’État bourgeois ou à une quelconque de ses institutions. Des restrictions de droits démocratiques par l’État bourgeois risquent d’être utilisées contre la classe ouvrière et surtout son aile révolutionnaire. Le fascisme comme tout autre tentative visant à imposer un régime autoritaire ne peut être arrêté que par des mobilisations indépendantes massives de la classe ouvrière et de ses alliés, dans un cadre de front unique.
Le capitalisme en déclin engendre la réaction. L’ampleur des droits et libertés démocratiques dont jouissent les masses à un moment donné dans un pays donné, est déterminée par les rapports de forces entre les classes. A l’époque impérialiste, vu la polarisation accrue entre les classes, la tendance historique générale va dans le sens de réduire les libertés démocratiques des masses. Cela est d’autant plus vrai lorsqu’une classe bourgeoise donnée se trouve en crise économique et sociale plus aiguë et que sa base et ses réserves matérielles sont plus réduites. Cela se manifeste aujourd’hui de la manière la plus nette par les nombreuses dictatures brutales dans les pays semi-coloniaux.
Ainsi, c’est une tâche cruciale » pour les marxistes-révolutionnaires que d’arracher la direction des masses aux réformistes en tant que « représentants » des aspirations démocratiques des travailleurs. La clarification programmatique, en particulier la lutte contre les illusions réformistes parlementaires, est manifestement insuffisante à ce propos quelle qu’en soit par ailleurs l’importance. Les masses apprennent avant tout par leur expérience pratique quotidienne. D’où l’importance de participer avec elles à ces expérience et d’en déduire les conclusions correctes.
Au fur et à mesure que la lutte de classe s’exacerbe, les travailleurs contesteront de plus en plus l’autorité et les prérogatives de la bourgeoisie à tous les niveaux. A travers leurs propres organisations -comités syndicaux, comités d’usine, organes du contrôle ouvrier, conseils ouvriers proprement dits - ils commenceront à prendre eux-mêmes de plus en plus de décisions sur le plan économique et politique. C’est ainsi qu’ils prendront de plus en plus confiance en leurs propres forces en vue de renverser l’État bourgeois.
Au cours du même processus, et afin de mener leurs luttes de manière plus efficace avec la participation la plus large, les travailleurs comprendront également la nécessité d’opter pour les formes d’organisation les plus démocratiques. A travers cette expérience de lutte, et par la participation dans leurs organisations démocratiquement structurées, les masses acquerront beaucoup plus de liberté d’action et de liberté tout court qu’elles n’en ont jamais eu dans le cadre institutionnel de la démocratie parlementaire bourgeoise. Elles ont ainsi l’apprentissage de la valeur irremplaçable de la démocratie prolétarienne.
Voilà le maillon indispensable dans la chaîne d’événements qui conduit de la domination capitaliste à la conquête du pouvoir par le prolétariat. L’auto-organisation du prolétariat au cours de la lutte de classes sous le capitalisme - des assemblées de grévistes démocratiques et des comités de grève élus démocratiquement jusqu’au système généralisé de dualité de pouvoir - est donc la meilleure école de la démocratie prolétarienne sous la dictature du prolétariat.
4. Parti unique ou pluripartisme ?
Sans la liberté totale d’organiser des groupes, tendances et partis politiques, il n’y a pas d’éclosion pleine et entière des droits et libertés démocratiques des masses laborieuses sous la dictature du prolétariat. Par leur vote libre, les travailleurs et les paysans pauvres indiqueront eux-mêmes quels sont les partis qu’ils souhaitent voir représentés dans le système des soviets. Dans ce sens, la liberté d’organisation de groupes, tendances et partis différents, constitue une précondition pour l’exercice du pouvoir politique par la classe ouvrière : « la démocratie des soviets est inconcevable sans la légalisation des partis » (Programme de transition de la IVe Internationale.)
Sans une telle liberté, non limitée par des restrictions idéologiques, il ne peut y avoir de conseils de travailleurs réellement et librement élus, ni un véritable exercice du pouvoir par ces conseils de travailleurs.
Des restrictions de cette liberté ne seraient pas des restrictions de droits politiques de l’ennemi de classe mais des restrictions de droits politiques du prolétariat. Socialement, cette liberté constitue une précondition pour que la classe ouvrière puisse arriver collectivement, en tant que classe, à un point de vue commun ou du moins à un point de vue majoritaire, sur les problèmes innombrables de tactique, de stratégie et même de théorie (de programme) qu’implique la tâche gigantesque de construire une société sans classes sous la direction de masses traditionnellement opprimées, exploitées et écrasées. Sans cette liberté d’organiser des groupes, tendances et partis politiques, il ne peut y avoir de réelle démocratie socialiste.
Les marxistes révolutionnaires rejettent la déviation substitutionniste, élitaire, paternaliste et bureaucratique du marxisme qui conçoit la révolution socialiste, la conquête du pouvoir et l’exercice du pouvoir sous la dictature du prolétariat comme la tâche du parti révolutionnaire agissant « au nom » de la classe.
La dictature du prolétariat doit signifier ce que les mots mêmes expriment, et ce qui est explicitement formulé dans la tradition théorique aussi bien que Marx et Lénine, c’est-à-dire le pouvoir de la classe ouvrière en tant que classe (des « producteurs associés »). L’émancipation des travailleurs ne peut être que l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes et non pas le produit d’un prolétariat en voie d’éducation par des administrateurs révolutionnaires bienveillants et éclairés. Il est donc évident que le rôle dirigeant du parti révolutionnaire aussi bien dans la conquête du pouvoir que dans la construction d’une société sans classes ne peut consister que dans la conquête de l’hégémonie politique au sein d’une classe de plus en plus engagée dans l’activité autonome. Il s’agit pour ce parti de conquérir la majorité au sein de la classe en faveur de ses propositions, par des moyens politiques et non administratifs ou répressifs.
Dans la dictature du prolétariat, sous sa forme achevée, le pouvoir d’État est exercé par des conseils des travailleurs démocratiquement élus. Le parti révolutionnaire combat pour une ligne politique correcte et pour la direction politique au sein de ces conseils des travailleurs, sans se subsister à eux. Parti et État restent des entités strictement séparées et distinctes.
Mais des conseils de travailleurs réellement représentatifs et démocratiquement élus ne peuvent exister que si les masses ont le droit d’y élire ceux qu’elles choisissent, sans distinctions et sans préconditions restrictives quant aux convictions idéologiques et politiques des délégués élus. (Cela ne s’applique pas à des partis engagés dans la lutte armée contre l’État ouvrier, c’est-à-dire à des conditions de guerre civile). De même, les conseils des travailleurs ne peuvent fonctionner démocratiquement que si tous les délégués élus jouissent du droit de pouvoir constituer des groupes, des tendances ou des partis, s’ils ont accès aux moyens de diffusion massive, s’ils peuvent défendre leurs plates-formes différentes devant les masses et s’ils ont le droit de les soumettre aux débats publics et à l’épreuve de l’expérience. Plus généralement, toute restriction d’organisation limite la liberté du prolétariat d’exercer le pouvoir politique, c’est-à-dire limite la démocratie ouvrière, ce qui serait contraire aux intérêts historiques de la classe ouvrière, aux besoins de consolider le pouvoir des travailleurs, aux intérêts de la révolution mondiale et de la construction du socialisme.
La théorie marxiste de l’État n’inclut d’aucune manière le concept qu’un système de parti unique serait une précondition nécessaire ou une caractéristique du pouvoir des travailleurs, de l’État ouvrier, ou de la dictature du prolétariat. Dans aucun écrit théorique soit de Marx, d’Engels, de Lénine ou de Trotsky, ni dans aucun document programmatique de la IIIe Internationale sous Lénine, pareille défense du système du parti unique n’est jamais apparue. Les théories qui ont été formulées plus tard, telles la conception stalinienne grossière selon laquelle les classes sociales auraient, à travers toute l’Histoire, toujours été représentées par un seul parti, sont historiquement fausses et ne servent que d’apologies pour le monopole du pouvoir politique usurpé par la bureaucratie soviétique et ses héritiers idéologiques dans les autres États ouvriers bureaucratisés - un monopole fondé sur l’expropriation politique de la classe ouvrière.
L’histoire - y compris les soubresauts dans la République populaire de Chine, en Pologne, en Yougoslavie, à Grenada, au Nicaragua -confirme que Trotsky avait raison quand il affirma que : « Les classes sont hétérogènes, déchirées par des antagonismes intérieurs, et n’arrivent à leurs fins communes que par la lutte des tendances, des groupements et des partis. On ne trouvera pas dans l’histoire politique un seul parti représentant une classe unique si, bien entendu, on ne consent pas à prendre une fiction policière pour la réalité. » (La Révolution Trahie, Ed. de Minuit, Paris, 1963, pp. 613-614).
C’était vrai pour la bourgeoisie sous le féodalisme. C’est vrai pour la classe ouvrière sous le capitalisme. Cela reste vrai pour classe ouvrière sous la dictature du prolétariat et au cours du processus de construction du socialisme.
Si on dit que seuls les partis et organisations qui n’ont pas de programme ou d’idéologie bourgeois (et petits-bourgeois), ou qui ne sont pas « engagés dans la propagande etou l’agitation antisocialiste ou antisoviétique » peuvent être légalisés, où va-t-on tracer la ligne de démarcation ? Des partis ayant une majorité de membres originaires de la classe ouvrière mais en même temps une idéologie bourgeoise seront-ils interdits ? Comment peut-on concilier pareille position avec le concept de l’élection libre des conseils des travailleurs ? Quelle est la ligne de démarcation entre le « programme bourgeois » et l’« idéologie réformiste » ? Doit-on dès lors interdire également les partis réformistes ? Supprimera-t-on la social-démocratie ?
Ne fut-ce que sur la base de la tradition historique, il est inévitable que pareille influence réformiste continue à survivre longtemps dans la classe ouvrière de nombreux pays. Pareille survivance ne sera pas limitée par la répression administrative. Au contraire, une telle répression tendra plutôt à la renforcer. Le meilleur moyen de combattre les illusions et les idées réformistes, c’est la combinaison d’une lutte idéologique et de l’émergence de conditions matérielles favorables à la disparition de telles illusions. Mais cette lutte idéologique perd beaucoup de son efficacité dans des conditions de répression administrative et d’absence d’un libre débat d’échanges d’idées.
Si le parti révolutionnaire fait de l’agitation en faveur de l’interdiction de la social-démocratie ou d’autres formations réformistes, il deviendra mille fois plus difficile de maintenir la liberté de tendance et la tolérance des fractions dans ses propres rangs, car l’hétérogénéité politique de la classe ouvrière tendra dès lors inévitablement à se refléter au sein du parti unique.
La véritable alternative n’est donc pas ; ou bien la liberté pour ceux qui ont un véritable programme socialiste, ou bien la liberté pour tous les partis politiques, La véritable alternative est la suivante ; ou bien la démocratie ouvrière avec le droit des masses d’élire tous ceux qu’elles choisissent et la liberté d’organisation politique pour tous ceux qui respectent dans les faits la constitution soviétique (y compris avec des idéologies ou un programme bourgeois ou petit-bourgeois), ou bien une restriction décisive des droits politiques de la classe ouvrière elle-même avec toutes les conséquences qui en découlent. La restriction systématique de l’existence des partis politiques conduit à la restriction systématique de la démocratie ouvrière et tend inévitablement à restreindre la liberté au sein du parti révolutionnaire d’avant-garde lui-même.
Lorsque nous disons que nous sommes en faveur d’une légalisation de tous les partis soviétiques ; c’est-à-dire de tous partis qui respectent dans les faits la constitution soviétique, cela n’implique d’aucune manière une sous-estimation de la confusion, des erreurs et même des défaites partielles qui peuvent résulter et qui résulteront de la propagation de programmes erronés et d’influences de classe étrangères au prolétariat par de tels partis.
Cela implique encore moins que nous appelions les travailleurs à constituer des partis sur la base de ce que nous estimons être des programmes, des plates-formes ou des lignes politiques erronés. Nous affirmons seulement que la suppression administrative artificielle de tels partis - artificielle dans la mesure où ils continueraient à correspondre à des courants d’opinion réels au sein des masses, même après leur suppression -, loin de réduire de tels dangers, les accroîtrait.
L’homogénéisation politique, idéologique et culturelle de la classe ouvrière, qui amènera la masse des travailleurs au point où elle est capable de substituer à la machine étatique une communauté libre de citoyens s’administrant eux-mêmes, c’est-à-dire d’achever la construction du socialisme et le dépérissement de l’État, représente une tâche historique gigantesque. Elle ne dépend pas seulement de préconditions matérielles évidentes. Elle réclame aussi un apprentissage politique spécifique : « L’existence de gens critiques, d’opposants, de dissidents, de mécontents et de réactionnaires, insuffle vie et vigueur à la révolution. La confrontation et la polémique développent les muscles idéologiques et politiques du peuple. C’est une gymnastique permanente, un antidote à l’ankylose, à la passivité » ( « Tomas Borge nous parle », Granma, éd. hebdommadaire en français, 7 octobre 1984).
Fidel Castro avait de même proclamé dans sa polémique contre Escalante : « La Révolution doit être une école de pensée sans entraves. » Même si la pratique n’a pas toujours correspondu à ces proclamations, elles représentent la continuité programmatique du marxisme en la matière, qu’il faut défendre envers et contre tout.
L’expérience historique a confirmé qu’en dehors des conditions d’une véritable démocratie ouvrière, ce processus d’apprentissage des masses à l’auto-administration ne peut qu’être retardé ou même inversé, comme ce fut manifestement le cas en URSS. L’expérience historique a également confirmé qu’aucune véritable démocratie ouvrière n’est possible sans pluralisme politique.
5. Que représentent les partis politiques ?
Les marxistes-révolutionnaires rejettent toutes les illusions spontanéistes selon lesquelles le prolétariat serait capable de résoudre les problèmes stratégiques et tactiques soulevés par la nécessité de renverser le capitalisme et l’État bourgeois, de conquérir le pouvoir d’État et de construire le socialisme au moyen d’actions de masse spontanées sans une avant-garde consciente et un parti révolutionnaire d’avant-garde organisé, fondé sur un programme révolutionnaire qui a passé l’épreuve de l’expérience historique et sur des cadres éduqués dans ce programme et trempés par une longue expérience de lutte de classes vivante.
Des arguments d’origine anarchiste, repris également par des courants ultra-gauches « conseillistes », selon lesquels les partis politiques seraient, de par leur propre nature, des formations « libérales-bourgeoises », étrangères au prolétariat, et n’auraient pas de place au sein des conseils des travailleurs parce qu’ils auraient une tendance inhérente à usurper le pouvoir politique des mains de la classe ouvrière, sont théoriquement faux et politiquement nuisibles et dangereux. Il est vrai que des groupements, tendances et partis politiques ne sont apparus qu’avec la montée de la bourgeoisie moderne. Dans le sens fondamental (et non purement formel) du terme, ils sont beaucoup plus anciens.
Ils sont apparus avec l’émergence de formes de gouvernement dans lesquelles un nombre relativement élevé de personnes (à la différence de petites communautés villageoises ou assemblées tribales participèrent d’une manière ou d’une autre à l’exercice du pouvoir politique (par exemple dans les démocraties antiques), c’est-à-dire qu’ils coïncident avec l’existence de conflits sociaux fondés sur des intérêts matériels opposés les uns aux autres. Ceux-là ne se limitent pas nécessairement à des conflits d’intérêts entre classes antagonistes. Ils peuvent aussi exprimer des conflits d’intérêts matériels au sein d’une classe sociale donnée.
Certes, des partis politiques dans ce sens réel (et non formel) du terme sont des phénomènes historiques dont le contenu a changé d’époque en époque, comme cela s’est produit lors des grandes révolutions démocratiques bourgeoises du passé (particulièrement lors de la grande Révolution française, mais pas seulement à ce moment). La révolution prolétarienne aura un effet analogue. Les partis politiques survivront aussi longtemps que des conflits d’intérêts matériels et d’orientation sociale survivront, c’est-à-dire jusqu’au parachèvement de la construction d’une société socialiste sans classes.
On peut prédire avec assurance que, sous une véritable démocratie ouvrière, les partis politiques prendront un contenu beaucoup plus riche et plus large et conduiront des luttes politiques de masse et avec une participation infiniment supérieure à tout ce qu’on a connu sous les formes les plus avancées de démocratie bourgeoise.
En fait, dès que les décisions politiques dépassent un petit nombre de questions routinières qui peuvent être discutées et tranchées par un petit groupe de personnes, toute forme de démocratie implique la nécessité d’options structurées et cohérentes sur un grand nombre de questions liées les unes aux autres, c’est-à-dire un choix entre des lignes politiques, des plates-formes et des programmes de rechange qui expriment en dernière analyse des conflits d’intérêts de classes ou de couches sociales différentes. Voilà ce que représentent les partis.
L’absence d’orientations alternatives d’ensemble, loin d’accroître la liberté d’expression et de choix pour un grand nombre de personnes, rend impossible tout gouvernement par des assemblées ou des conseils de travailleurs. Dix mille personnes ne peuvent pas voter sur cinq cents positions différentes. Si on veut éviter que le pouvoir ne tombe dans les mains de démagogues, de groupes de pression secrets ou de cliques, il faut permettre la libre confrontation d’un nombre limité d’options structurées et cohérentes, c’est-à-dire de programmes politiques et de partis politiques, sans monopoles ni interdits d’aucune sorte. Voilà ce qui rendra la démocratie ouvrière à la fois significative et opératoire.
En outre, l’opposition anarchiste et « conseilliste » à la constitution de partis politiques sous la dictature du prolétariat, au cours du processus de construction du socialisme, ou bien constitue un voeu pieux (c’est-à-dire l’espoir que la masse des travailleurs s’abstiendra de constituer ou d’appuyer des groupes, tendances et partis avec des lignes politiques et des programmes différents), en quel cas elle est simplement utopique, car cela ne se produira pas ; ou bien elle constitue une tentative d’empêcher ou de réprimer les efforts de ces travailleurs qui désirent mener une action politique sur une base pluraliste et, dans ce cas, elle ne peut valoriser objectivement que le processus de monopolisation bureaucratique du pouvoir, c’est-à-dire exactement l’opposé de ce que désirent les libertaires.
Beaucoup de groupements centristes ou ultra-gauches ont défendu une argumentation analogue selon laquelle l’expropriation du prolétariat soviétique de l’exercice directe du pouvoir politique prendrait ses racines dans la conception léniniste de l’organisation elle-même, fondée sur le centralisme démocratique. Ils estiment que l’effort des bolchéviks pour construire un parti qui dirigerait le prolétariat lors de la révolution conduirait inévitablement à un rapport paternaliste, manipulatoire et bureaucratique entre ce parti et les masses laborieuses, ce qui aurait abouti à son tour, non moins inévitablement, à un monopole du parti dans l’exercice du pouvoir après la révolution socialiste victorieuse.
Cette argumentation est a-historique et fondée sur une conception idéaliste de l’Histoire. D’un point de vue marxiste, c’est-à-dire matérialiste-historique, la cause fondamentale de l’expropriation politique du prolétariat soviétique était matérielle et socio-économique, et non pas idéologique ou programmatique. La pauvreté générale et l’état arriéré de la Russie, la relative faiblesse numérique et culturelle du prolétariat rendaient l’exercice direct du pouvoir par ce prolétariat à long terme impossible si la révolution russe restait isolée : tel fut le consensus non seulement parmi les bolchéviks de 1917-1918, mais parmi toutes les tendances se revendiquant du marxisme. Le déclin catastrophique des forces productives en Russie (par suite de la guerre civile, de l’intervention impérialiste militaire, du sabotage des techniciens pro-bourgeois, etc.) a conduit à des situations de pénurie ce qui ont favorisé la croissance de privilèges spéciaux. Tous ces facteurs ont abouti à un affaiblissement qualitatif du prolétariat, déjà réduit. En outre, d’importants secteurs de l’avant-garde politique de la classe, ceux qui étaient justement les plus aptes à combattre la bourgeoisie et la bureaucratie, soit périrent dans la guerre civile, soit quittèrent les entreprises pour être incorporés massivement dans l’Armée Rouge ou dans l’appareil d’État.
Après le début de la NEP, il y eut une reprise économique mais le chômage massif et la déception constante causée par les reculs et défaites de la révolution mondiale ont nourri la passivité politique et un déclin général de l’activité politique de masse, s’étendant jusqu’aux soviets. La classe ouvrière fut ainsi incapable d’arrêter la croissance d’une couche matériellement privilégiée qui, pour maintenir son pouvoir, se mit à restreindre de plus en plus les droits démocratiques et finit par détruire les soviets et le Parti bolchévique lui-même, tout en continuant à utiliser son nom à ses propres fins. Voilà les causes principales de l’usurpation de l’exercice direct du pouvoir par la bureaucratie, de la fusion croissante entre l’appareil du parti, l’appareil d’État et l’appareil des managers économiques dans une caste bureaucratique privilégiée.
Lénine, Trotsky, d’autres bolchéviks et plus tard l’Opposition de gauche, loin de favoriser la montée de la bureaucratie, se sont efforcés de la combattre. Ce fut l’affaiblissement de l’avant-garde prolétarienne, et non « la théorie léniniste du parti », qui a fait échouer ce combat. On peut estimer que certaines mesures prises par les bolchéviks avant la mort de Lénine - telle l’interdiction temporaire des fractions décidées au Xe Congrès du Parti - auraient contribué à cet affaiblissement. « L’interdiction des partis d’opposition entraîna l’interdiction des fractions ; l’interdiction des fractions aboutit à l’interdiction de penser autrement que le chef infaillible. Le monolithisme policier du parti eut pour suite l’impunité bureaucratique qui devint à son tour la cause de toutes les variétés de démoralisation et de corruption. » (Trotsky, La Révolution trahie). Mais il s’agit là de causes secondaires.
Les causes principales du processus de bureaucratisation furent objectives, matérielles, économiques et sociales. Elles se situent dans l’infrastructure de la société soviétique de l’époque, non dans sa superstructure politique, et certainement pas dans une conception particulière du parti. Loin d’être le produit du bolchevisme, la bureaucratie stalinienne a dû détruire physiquement le Parti bolchevik pour pouvoir établir sa dictature totalitaire. Le Parti bolchevik était un instrument de la classe ouvrière et un ennemi de la bureaucratie. L’étranglement politique du parti a précédé l’expropriation politique totale de la classe ouvrière.
L’expérience historique a par ailleurs confirmé qu’en l’absence d’un parti révolutionnaire qui dirige la révolution ou qui exerce même une grande influence en son sein, les conseils des travailleurs ne survivent guère plus longtemps qu’ils ne le firent en Russie, mais ils disparaissent au contraire plus rapidement encore : l’Allemagne en 1918 et l’Espagne de 1936-1937 pour ne pas parler de la Hongrie de 1956 ou du Chili de 1973, sont les exemples les plus évidents en la matière.
6. La nécessité d’un parti révolutionnaire d’avant-garde
Le manque d’homogénéité de la classe ouvrière, le développement inégal de la conscience de classe, le caractère discontinu de l’activité politique et sociale de beaucoup de ses composantes, rendent indispensable l’organisation séparée des éléments les plus conscients et actifs de manière continue de la classe ouvrière dans un parti révolutionnaire d’avant-garde. Cela est vrai quant aux besoins de la lutte de classes sous le capitalisme. Cela s’applique de la même façon après la prise de pouvoir par le prolétariat. Le rôle irremplaçable d’un tel parti révolutionnaire d’avant-garde s’accroît même dans ces conditions.
Un parti léniniste de masse doit guider les travailleurs dans leurs efforts pour exercer le pouvoir d’État et construire une nouvelle société, jusqu’à ce que le capitalisme ait été renversé à l’échelle mondiale et que la société socialiste sans classes ait été parachevée. Les problèmes liés aux choix à effectuer entre divers rythmes de croissance économique, entre des variations dans l’allocation de ressources économiques rares, entre des priorités accordées au développement plus ou moins rapides de diverses formes de consommation individuelle et sociale ; les problèmes des rythmes de réduction de l’inégalité sociale ; les problèmes de la défense des États ouvriers contre les puissances capitalistes ; la construction d’une internationale révolutionnaire de masse en vue d’étendre la révolution socialiste mondiale ; les problèmes de la lutte contre les préjugés et conceptions réactionnaires, et les inégalités réelles, entre sexes, groupes d’âge, nationalités et races, hérités du passé - tous ces problèmes fondamentaux de l’époque de transition entre le capitalisme et le socialisme ne peuvent pas être résolus spontanément. Ils rendent nécessaire l’intervention d’un parti armé du programme marxiste révolutionnaire.
Le rôle de ce parti sera en outre essentiel dans la lutte contre les privilèges bureaucratiques au sein du prolétariat. Il est d’autant plus indispensable qu’il s’agit d’appliquer un programme radical et révolutionnaire de démocratie ouvrière socialiste. Il exercera son autorité en s’appuyant sur le vote libre des conseils ouvriers, et la confiance politique qu’il aura gagnée auprès des masses laborieuses, et non par des moyens administratifs. L’interaction dialectique entre l’auto-organisation libre et démocratique des travailleurs et la clarification et direction politiques et programmatiques du parti révolutionnaire d’avant-garde, crée des conditions plus favorables pour la conquête et l’exercice continu du pouvoir par la classe ouvrière elle-même.
Afin d’éviter tout abus de pouvoir par un parti d’avant-garde exerçant un rôle dirigeant au sein de la classe ouvrière sous dictature du prolétariat, la IVe Internationale combat pour les principes suivants :
- démocratie interne la plus large au sein du parti lui-même, avec droits pleins et entiers d’organiser les tendances avec possibilité de débats publics entre elles avant le congrès du parti ; refus d’interdiction des fractions ;
- des liens et l’interpénétration les plus larges possibles entre le parti et la classe ouvrière elle-même. Un parti révolutionnaire ouvrier d’avant-garde ne peut diriger efficacement la classe ouvrière sous la dictature du prolétariat que s’il jouit simultanément de la confiance politique de la majorité des travailleurs et gagne l’adhésion à ses rangs de la grande majorité des travailleurs d’avant-garde ;
- suppression stricte de tout privilège matériel des cadres dirigeants du parti. Aucun membre du parti, élu à une quelque fonction dirigeante de l’État ouvrier, ne doit recevoir un traitement supérieur au salaire d’un ouvrier qualifié, des avantages en nature aboutissant de fait à une telle différence ;
- pas de monopole politique ou idéologique du parti d’avant-garde sur des activités politiques ou culturelles. Défense du pluralisme ;
- séparation nette de l’appareil du parti et de celui de l’État ;
- intégration réelle du parti dans une internationale révolutionnaire et acceptation de la critique internationale fraternelle par des organisations révolutionnaires d’autres pays. Pas de contrôle de l’Internationale par le parti ou les partis au pouvoir dans un ou des États ouvriers.
7. Une position claire sur la démocratie socialiste est indispensable pour gagner les travailleurs à la révolution socialiste et à la dictature du prolétariat
La défense d’un programme clair et sans équivoque de démocratie socialiste constitue aujourd’hui une part indispensable de la lutte contre les directions réformistes qui cherchent inculquer aux travailleurs des pays impérialistes des mythes et illusions démocratiques bourgeois. Elle est de même indispensable pour la lutte contre les illusions pro-capitalistes et les préjugés antisoviétiques parmi les diverses couches contestataires et d’oppositionnels dans les États ouvriers bureaucratisés, au cours du déroulement de la lutte pour la révolution politique dans ces pays.
L’expérience historique désastreuse du fascisme et d’autres types de régimes de dictatures bourgeoises réactionnaires dans les pays capitalistes d’une part, et d’autre part, l’expérience des régimes bureaucratiques en URSS, en Chine, en Europe orientale et ailleurs, ont suscité, dans la classe ouvrière des pays impérialistes et des États ouvriers bureaucratisés, une méfiance profonde à l’égard de tout régime de parti unique et de toute restriction des droits démocratiques après le renversement du capitalisme.
Si les marxistes-révolutionnaires devaient créer la moindre impression que, sous la dictature du prolétariat, les libertés démocratiques des travailleurs - y compris la liberté de critiquer le gouvernement, d’avoir des partis d’opposition et une presse d’opposition - seront plus restreintes que sous démocratie bourgeoise, alors la lutte pour briser la prépondérance idéologique de tous ceux qui, au sein du mouvement ouvrier, répandent les illusions parlementaires deviendra infiniment plus difficile, si ce n’est condamnée d’emblée à l’échec. Toute hésitation ou ambiguïté de l’avant-garde révolutionnaire à ce propos ne peut qu’aider les laquais réformistes de la bourgeoisie libérale à diviser le prolétariat et à détourner un secteur important de la classe ouvrière vers la défense des institutions de l’État bourgeois, sous prétexte de garantir les droits démocratiques.
On a avancé l’argument que tout ce qui précède ne s’applique qu’aux pays où les salariés représentent déjà une majorité de la population active. Il est vrai que là où existe une large majorité de petits producteurs marchands, de tels rapports de forces sociaux créent des obstacles objectifs sur la voie d’un épanouissement de la démocratie socialiste et contribuent aux phénomènes de bureaucratisation d’États ouvriers existants.
Dans la mesure où un nombre croissant de pays semi-coloniaux sont actuellement entraînés dans des processus d’industrialisation partielle, leur prolétariat est dès aujourd’hui d’un poids relatif plus grand dans la population active que ne le fut le prolétariat russe en 1917 ou le prolétariat chinois en 1949. A travers sa propre expérience de lutte, ce prolétariat acquerra rapidement des niveaux de conscience et d’auto-organisation qui mettront à l’ordre du jour la création d’organes d’État de type soviétique, dès le début d’une crise révolutionnaire (l’exemple du Chili l’a déjà illustré).
Dans ce sens, et dans la mesure où il s’applique particulièrement à la révolution politique dans les États ouvriers bureaucratisés, le programme de la IVe Internationale de démocratie des conseils des travailleurs comme base du pouvoir prolétarien dans ses traits fondamentaux est un programme universel pour la révolution mondiale, qui correspond fondamentalement à la nature sociale, aux besoins historiques et à la manière de penser de la classe ouvrière elle-même. Il n’est d’aucune manière un « luxe » réservé aux travailleurs des « pays les plus riches », même si son application peut subir certaines restrictions dans les pays où le poids de la classe ouvrière reste excessivement limité.
De la même façon, il est nécessaire de faire une distinction théorique claire entre des institutions de la démocratie parlementaire bourgeoise - qui s’épanouissent essentiellement dans les pays impérialistes profitant de la surexploitation de centaines de millions de paysans et d’ouvriers dans les pays coloniaux, semi-coloniaux et dépendants, et de la suppression violente de leurs droits démocratiques les plus élémentaires - et les institutions de la démocratie prolétarienne, y compris leurs embryons au sein de la société bourgeoise, qui sont le résultat de luttes, de sacrifices et de victoires séculaires de l’auto-organisation et de la conquête de divers niveaux de conscience de classe par le prolétariat lui-même.
Les premières sont condamnées par l’histoire et disparaîtront. Les dernières s’étendront et croîtront comme jamais auparavant au cours de la révolution socialiste mondiale et de toute la période de construction d’un monde socialiste. Il est évident que le fonctionnement sain de la démocratie socialiste suppose la généralisation d’un niveau minimum de culture et d’industrialisation de la société. Les conditions sociales dans lesquelles une majeure partie de la population laborieuse est analphabète ne peuvent que faciliter une dégénérescence bureaucratique des formes du pouvoir. C’est ce qui explique l’insistance de Lénine, dans ses dernières écrits, sur l’élévation du niveau culturel des masses. Les campagnes d’alphabétisation réalisées à Cuba et au Nicaragua sont à ce propos exemplaires.
D’autre part, la dictature du prolétariat dans les pays arriérés pourra s’écarter dans un premier temps de la représentation proportionnelle des diverses fractions de la population. Elle pourra choisir ouvertement de privilégier la représentation de la classe ouvrière en particulier par rapport à celle des paysans, comme le fit la constitution russe de 1918.
8. Pourquoi ce programme de démocratie socialiste n’a-t-il pas été largement réalisé jusqu’ici ?
La définition de nos conceptions sur la dictature du prolétariat n’est pas normative. Elle est fondamentalement programmatique. Dans ce sens, comme toutes les positions programmatiques du marxisme, elle n’est que l’expression consciente d’une tendance historique objective, de la poussée instinctive du prolétariat sous des conditions de crise révolutionnaire.
L’histoire confirme avec éclat que, partant de la Commune de Paris jusqu’aux explosions révolutionnaires des années récentes, à travers les expériences des révolutions russe et chinoise de 1905, de la Révolution russe de 1917, de la révolution allemande et autrichienne de 1919, de la révolution hongroise de 1919, de la crise révolutionnaire italienne de 1919-1920, de la révolution espagnole de 1936, de la révolution chinoise de 1925-1927, des nombreuses grèves générales dans d’innombrables pays sur pratiquement tous les continents, y compris de nombreux pays coloniaux et semi-coloniaux, les travailleurs ont effectivement manifesté leur tendance à l’auto-organisation généralisée en créant des conseils ouvriers ou des organismes similaires.
Nous sommes fermement convaincus que cette tendance historique, clairement comprise par Marx, Lénine, Trotsky et Rosa Luxemburg et exprimée par eux sur le plan programmatique, s’épanouira au cours des révolutions présentes et futures encore davantage qu’elle ne s’est affirmée au cours de révolutions passées.
On oppose à cette constatation le fait que toutes les révolutions socialistes victorieuses ont jusqu’ici conduit à des systèmes politiques où le pouvoir est exercé par des minorités, par un seul parti, voire par l’appareil dirigeant de ce parti et non par les masses laborieuses dans leur ensemble.
Nous rejetons toute conception selon laquelle le retard dans l’établissement ferme et durable du pouvoir des conseils des travailleurs - qui a tout de même existé durant plusieurs années en Russie soviétique, en dépit des falsifications historiques de la bureaucratie à ce propos - serait dû d’une manière quelconque à une incapacité congénitale du prolétariat à exercer le pouvoir politique et (ou) économique, à la faiblesse inhérente, ou à une tendance fatale qu’il manifesterait à déléguer l’exercice du pouvoir à une minorité privilégiée. Le moins qu’on puisse dire, c’est que pareille conclusion reste historiquement prématurée à ce point - comme il aurait été prématuré de conclure des expériences des premières révolutions bourgeoises que la bourgeoisie est congénitalement incapable de gouverner à l’aide du suffrage universel.
Au contraire, la raison fondamentale pour laquelle le pouvoir des conseils des travailleurs a été jusqu’ici l’exception et non la règle dans les États ouvriers existants doit être étroitement liée au poids très limité que le prolétariat a eu dans la création de ces États - ainsi qu’à la faiblesse et à l’affaissement ultérieur encore plus prononcé du prolétariat en Russie soviétique entre 1917 et 1923.
L’interaction d’une série de facteurs historiques - l’état arriéré de la Russie, les premières défaites de la révolution internationale, l’isolement de la Révolution russe qui en résulta, la montée de la bureaucratie soviétique vers le pouvoir absolu, son emprise sur l’Internationale Communiste, les effets cumulatifs des défaites en grande partie dues à cette emprise, l’absence d’une direction révolutionnaire de rechange du prolétariat international, la capacité des appareils traditionnels de limiter et de canaliser la nouvelle montée révolutionnaire à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le fait que, dès lors, la montée de la révolution mondiale se concentra pendant deux décennies sur les pays coloniaux et semi-coloniaux, le fait qu’elle y prit essentiellement la forme d’une guerre révolutionnaire prolongée, à la campagne, sous des directions influencées par l’idéologie stalinienne - : tout cet enchaînement a conduit à une période pendant laquelle de nouveaux États ouvriers sont apparus avec un poids extrêmement réduit du prolétariat lors de leur naissance, en l’absence de formes de luttes et d’organisaion spécifique au prolétariat.
En plus, le poids spécifique réduit de la classe ouvrière dans les sociétés comme celles de la Chine ou du Viêt-nam et la nature particulière des problèmes auxquels la dictature du prolétariat fut confrontée - début d’industrialisation, début de l’accroissement de la productivité du travail agricole ; pénurie ; arriération encore plus grandes qu’en Russie - placèrent des obstacles subjectifs supplémentaires sur la voie de la démocratie socialiste.
Comme résultat de l’interaction de tous ces facteurs, la dictature du prolétariat fut bureaucratique dans ces pays dès sa naissance. La classe ouvrière n’y a jamais exercé directement le pouvoir politique.
Mais dans la période actuelle, après le renforcement qualitatif du prolétariat dans une série d’États ouvriers et de pays semi-industrialisés capitalistes dépendants, la nouvelle montée de luttes révolutionnaires symbolisées par mai 1968 en France et par la révolution portugaise de 1974-1976, la montée de la révolution politique dans les États ouvriers bureaucratisés (Tchécoslovaquie, Pologne), le poids du prolétariat dans le processus réel de la révolution mondiale est beaucoup plus grand qu’il ne le fut pendant la période 1945-1968.
Cela se confirme de manière frappante par la réapparition de grèves générales, d’insurrections urbaines de masse, d’organes d’auto-organisations dans les principales explosions révolutionnaires des années récentes, non seulement au Chili et au Portugal, mais même en Iran, en Pologne et au Nicaragua. En même temps, après une période pendant laquelle la conscience inévitablement retarda sur la réalité, des secteurs du prolétariat mondial ont maintenant assimilé la nature réelle du stalinisme (ce qui n’avait pas été le cas en 1936 ou en 1945), et rejettent fermement des « modèles » de « dictature du prolétariat » analogues à ceux de l’URSS. Cela n’est pas seulement le cas dans certains pays impérialistes mais encore en Europe orientale, en Chine, au Brésil, etc. Notre programme de dictature du prolétariat fondé sur la démocratie des conseils des travailleurs n’exprime donc ni des « normes abstraites » ni des illusions utopiques mais une tendance historique réelle, qui, après avoir été refoulée par les résultats objectifs et subjectifs de deux décennies de défaites de la révolution mondiale, est confirmé maintenant avec de plus en plus de force.
Enfin, nous ne pouvons pas non plus accepter l’argument selon lequel le pouvoir des conseils des travailleurs serait d’une quelconque manière « impraticable » aussi longtemps que subsiste l’impérialisme, c’est-à-dire aussi longtemps que les problèmes de l’autodéfense de la révolution prolétarienne victorieuse et de son extension internationale restent des problèmes centraux de la dictature du prolétariat. Au contraire, nous sommes convaincus que la démocratie des conseils des travailleurs renforce la capacité d’autodéfense de l’État ouvrier, sa force d’attraction sur les travailleurs des pays capitalistes, c’est-à-dire favorise la lutte contre l’impérialisme et pour l’extension internationale de la révolution.
9. En réponse aux dogmes d’origine stalinienne
L’idéologie des bureaucraties au pouvoir a été et reste essentiellement pragmatique. Mais un certain nombre de théories et des dogmes sous-tendent cette idéologie et ils possèdent une cohérence interne qui s’oppose à la théorie marxiste révolutionnaire. Cette idéologie de la bureaucratie - dont l’idée clé est la domination du parti unique agissant au nom de la classe ouvrière - bien qu’elle ne soit pas toujours explicitement formulée, peut-être synthétisée comme suit :
- le parti dirigeant (ou même son « noyau dirigeant », le « Comité central léniniste ») détient un monopole de conscience politique au niveau le plus élevé, voire un monopole de connaissances scientifiques dans le domaine des sciences sociales. Il dispose, de ce fait, d’une infaillibilité garantie (dont est souvent déduite la conclusion théologique qu’on ne peut accorder les mêmes droits à la diffusion de l’erreur et à la diffusion de la vérité).
La classe ouvrière et plus encore les masses laborieuses dans leur ensemble, sont trop arriérées politiquement, trop sous l’influence de l’idéologie bourgeoise et petite-bourgeoise, trop encline à préférer des avantages matériels immédiats par rapport à leurs propres intérêts historiques, pour que l’on puisse tolérer, du point de vue des « intérêts du socialisme », l’exercice direct du pouvoir d’État par des conseils ouvriers démocratiquement élus. Instaurer lune véritable démocratie prolétarienne impliquerait le risque d’un nombre croissant de décisions nuisibles, voire « objectivement contre-révolutionnaires », qui ouvriraient la voie à la restauration du capitalisme, ou dans le meilleur des cas, nuiraient et feraient obstacle au processus de construction du socialisme.
Pour cette raison, la dictature du prolétariat ne peut être exercée que par le « parti dirigeant du prolétariat », ou mieux encore, la dictature du prolétariat c’est la dictature du parti, soit en tant que représentant d’une casse ouvrière essentiellement passive, soit en s’appuyant activement sur la lutte de classes des masses, qui sont cependant considérées indignes ou inaptes à exercer directement le pouvoir d’État elles-mêmes, à travers des organes de pouvoir institutionnalisés.
Puisque ce parti, et ce parti seul, représente les intérêts de la classe ouvrière, qui sont considérés comme homogènes dans toutes les situations et par rapport à tous les problèmes, le « parti dirigeant » lui-même doit être monolithique. Toute tendance d’opposition reflète nécessairement, d’une manière ou d’une autre, une pression de classe hostile ou des intérêts de classe hostiles à ceux du prolétariat (la lutte de deux lignes est toujours la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie au sein du parti, concluent les mao-staliniens). Le contrôle monolithique de toutes les sphères de la vie par le parti unique est l’aboutissement logique de cette conception. Le contrôle direct du parti doit être établi sur tous les secteurs de la « société civile ».
Une autre hypothèse sous-jacente à toute cette conception, c’est celle d’une intensification de la lutte de classes au cours du processus de construction du socialisme (bien que cette hypothèse ne conduise pas nécessairement aux mêmes les conclusions, si elle n’est pas combinée avec les prémisses précédentes). On déduit de cette hypothèse que le danger de restauration du capitalisme peut être croissant, même longtemps après la suppression de la propriété privée des moyens de production, et ce, indépendamment du niveau atteint par le développement des forces productives. Le danger de restauration du capitalisme est présenté comme le résultat mécanique de la victoire de l’idéologie bourgeoise dans tel ou tel domaine social, politique, culturel ou même scientifique. Vu la puissance extrême qu’on attribue ainsi aux idées bourgeoises, l’emploi de la répression contre ceux qui sont censés véhiculer ces idées est le corollaire logique de cette analyse.
Toutes ces prémisses et hypothèses sont non scientifiques du point de vue marxiste en général et sont indéfendables à la lumière de l’expérience historique réelle de la lutte de classes durant et après le renversement du pouvoir capitaliste en URSS et dans d’autres pays.
A de nombreuses reprises elles se sont avérées nuisibles pour la défense des intérêts de classe du prolétariat, des obstacles dans la lutte efficace contre la bourgeoisie et l’idéologie bourgeoise, dans la mesure où elles sont devenues des dogmes presque universellement acceptés par les PC à l’époque de Staline, et possèdent une cohésion interne incontestable - qui reflète les intérêts matériels de la bureaucratie en tant que couche sociale et une apologie de sa dictature - elles n’ont jamais été explicitement et complètement critiquées et rejetées par un PC quelconque depuis lors. Ces concepts continuent à traîner, du moins partiellement, dans l’idéologie de nombreux dirigeants et cadres des PC et des PS, c’est-à-dire des bureaucraties du mouvement ouvrier. Ils continuent à servir de réserve conceptuelle où sont puisées les justifications de diverses formes de limitation des droits démocratiques des masses laborieuses.
Il est à noter que d’autres organisations que celles d’inspiration stalinienne en la matière développent des conceptions analogues, qui justifient des pratiques au moins partiellement similaires dans leurs rangs. Il est donc d’autant plus nécessaire de souligner que tout cela est absolument contraire à l’enseignement de Lénine et de Trotsky, pour ne pas dire de Marx et d’Engels et de notre mouvement historique. Une réfutation claire et cohérente de ces conceptions et des pratiques qu’elles inspirent est donc indispensable pour la défense de notre programme de démocratie socialiste.
Tout d’abord, l’idée d’une classe ouvrière homogène, exclusivement représentée par un seul parti, est en contradiction avec toute l’expérience historique et toute analyse marxiste, matérialiste, de la croissance et du développement concrets du prolétariat contemporain, autant sous le capitalisme qu’après le renversement du capitalisme. Tout au plus peut-on défendre la thèse selon laquelle le parti révolutionnaire d’avant-garde représente seul, sur le plan programmatique, les intérêts historiques à long terme du prolétariat et ses intérêts de classe globaux immédiats, opposés aux intérêts sectoriels, spéciaux, nationaux, régionaux, locaux, de groupes qualifiés, privilégiés, etc.
Mais, même dans ce cas, une analyse fondée sur la dialectique matérialiste à l’opposé d’une analyse mécaniste-idéaliste ajouterait immédiatement que c’est seulement dans la mesure où ce parti conquiert effectivement la direction politique de la majorité des travailleurs qu’on pourrait parler d’une coïncidence des intérêts de classe immédiats et historiques qui limiterait les risques d’erreurs d’interprétation de ces intérêts. En outre, cela n’exclut point que sur des questions particulières, ce parti pourrait se tromper.
En réalité, il y a une stratification effective et objectivement déterminée de la classe ouvrière. De même, il y a au moins une tension entre la lutte pour les intérêts immédiats et celle pour les buts historiques du mouvement ouvrier (par exemple, après la conquête du pouvoir, la contradiction entre la consommation immédiate et les investissements à long terme). Ce sont précisément ces contradictions, enracinées dans l’héritage du développement inégal de la société bourgeoise elle-même, qui constituent une des justifications théoriques principales d’une avant-garde révolutionnaire opposée à l’idée d’une « union » incluant purement et simplement tous les salariés en une seule organisation.
Mais cela implique à son tour qu’on ne puisse pas nier que différents partis, avec des orientations différentes et des méthodes différentes d’approche de la lutte de classes entre le capital et le travail et des rapports entre les buts immédiats et les buts historiques du mouvement ouvrier, puissent surgir et ont surgi au sein de la classe ouvrière et représentent réellement des secteurs de la classe ouvrière (fût-ce des intérêts purement sectoriels, des pressions idéologiques de classe adverse, etc.).
On ne peut pas non plus exclure que plusieurs partis révolutionnaires surgissent dans un seul pays, dont les divergences ne seraient pas réglées par des fusions avant la révolution, ce qui entraînerait la nécessité de rechercher la formation d’un front plus ou moins serré de ces partis s’efforçant de déterminer en commun leur action politique.
En deuxième lieu, un parti révolutionnaire avec une vie démocratique interne dispose d’un avantage énorme dans le domaine de l’analyse correcte de l’évolution socio-économique et politique, et dans celui de l’élaboration correcte des réponses tactiques et stratégiques à cette évolution, du fait qu’il se base sur la somme du socialisme scientifique - le marxisme - qui synthétise et généralise toutes les expériences passées de la lutte de classes, prises dans leur ensemble. Cette base de départ de l’élaboration politique courante le rend beaucoup moins enclin que toute autre tendance du mouvement ouvrier, ou que tout secteur inorganisé de la classe ouvrière, à arriver à de fausses conclusions, à des généralisations prématurées, à des réactions unilatérales et impressionnistes devant des développements imprévus, à faire des concessions à la pression idéologique et politique de forces de classes adverses, conclure des compromis politiques sans principes, etc.
Toutefois, il n’y a pas de parti infaillible. Il n’existe pas non plus des directions de parti, des majorités de parti, des comités centraux léninistes ou des dirigeants de parti individuels, infaillibles. Le programme marxiste n’est jamais un programme définitivement achevé. Il n’y a pas de situation nouvelle qui puisse être entièrement analysée en fonction de précédents historiques. La réalité sociale est soumise à d’incessantes modifications. Des développements nouveaux et imprévus se produisent régulièrement lors de tournants historiques.
Marx et Engels n’ont pu analyser le phénomène de l’impérialisme qui ne s’est pleinement déployé qu’après la mort d’Engels. Les bolchéviks n’ont pas prévu le retard de la révolution prolétarienne dans les pays impérialistes avancés. La dégénérescence bureaucratique du premier État ouvrier n’a pas été incorporée dans la théorie léniniste de la dictature du prolétariat. L’apparition d’une série d’États ouvriers - quoique comportant des déformations bureaucratiques - à la suite de luttes révolutionnaires de masse non dirigées par des directions marxistes-révolutionnaires après la Seconde Guerre mondiale (Yougoslavie, Chine, Viêt-nam) n’avait pas été prévue par Trotsky. On ne peut découvrir de réponse complète et toute faite à des phénomènes nouveaux dans les oeuvres classiques ou dans le programme existant.
De nouveaux problèmes surgiront, en outre, au cours de la construction du socialisme, problèmes pour la solution desquels le programme marxiste-révolutionnaire ne fournit qu’un cadre de référence général mais point une source automatique de réponses correctes. La lutte pour des réponses correctes à de tels problèmes exige une interaction constante entre une analyse et une discussion théorique ; politique, et une pratique révolutionnaire de classe ; le dernier mot restant à l’expérience pratique.
Dans ces conditions, toute restriction de la liberté de discussion politique et théorique, débouchant sur une restriction de la libre activité politique de masse du prolétariat, c’est-à-dire toute restriction de la démocratie socialiste, constituera un obstacle pour que même la parti révolutionnaire aboutisse à définir une ligne politique correcte. Elle n’est donc pas seulement fausse du point de vue théorique, mais encore inefficace en pratique et nuisible du point de vue des progrès sur la voie de la construction du socialisme.
Une des conséquences les plus graves d’un système de parti unique monolithique, de l’absence d’une pluralité de groupes, tendances et partis politiques, et de restrictions administratives imposées à la liberté de discussion politique et idéologique, c’est l’obstacle qu’un tel système érige sur la voie d’une correction rapide des erreurs que peut commettre le gouvernement d’un État ouvrier. Ses erreurs, comme celles commises par la majorité de la classe ouvrière, ses couches et groupements politiques divers, sont dans une large mesure, inévitables au cours du processus de construction d’une société socialiste sans classes. Mais une correction rapide de ces erreurs est possible dans un climat de discussion politique libre, de libre accès des groupements d’opposition aux mass media, d’une sensibilité et d’un engagement politiques sur grande échelle des larges masses, et d’un contrôle par ces masses de l’activité du gouvernement et de l’État à tous les niveaux.
L’absence de tous ces correctifs sous un système de gouvernement de parti unique monolithique rend beaucoup plus difficile la correction de graves erreurs. Le dogme de l’infaillibilité du parti, sur lequel repose le système stalinien, implique lui-même que la reconnaissance des erreurs sera retardée au maximum (une forte prime est donnée à la recherche d’autojustifications ou de boucs émissaires), et il en ira de même des corrections de ligne même implicites. Les coûts objectifs d’un tel système, en termes de pertes économiques, de sacrifices inutiles, c’est-à-dire objectivement évitables, imposées aux masses laborieuses, de défaites politiques devant les ennemis de classe, et de désorientation et démoralisation politiques du prolétariat, sont extraordinairement élevés, comme le démontre l’histoire de l’Union soviétique depuis 1928.
Pour ne donner qu’un exemple : la manière dont Staline et ses suppôts se sont accrochés à une politique agricole erronée (même sur des questions détaillées comme les prix d’achat pour certains produits agricoles) après la catastrophe causée par la collectivisation forcée qui peut être expliquée par les intérêts sociaux spécifiques de la bureaucratie, a provoqué pendant plus d’une génération un véritable désastre pour le ravitaillement du peuple soviétique. Ses conséquences négatives ultimes n’ont pas encore été entièrement éliminées jusqu’à ce jour, c’est-à-dire près d’un demi-siècle plus tard. Pareille catastrophe aurait été impossible s’il y avait eu une discussion politique libre en URSS concernant des solutions de rechange aux problèmes agricoles.
En troisième lieu : l’idée qu’une restriction des droits démocratiques du prolétariat pourrait, de quelque manière que ce soit, favoriser une « éducation » graduelle d’une masse prétendument « arriérée » de travailleurs est de toute évidence absurde. On ne peut pas apprendre à nager en restant hors de l’eau. Les masses n’ont pas d’autres moyens pour élever le niveau de leur conscience, si ce n’est en s’engageant dans l’activité politique et en apprenant de l’expérience d’une telle activité.
Il n’y a pas d’autres moyens d’apprendre à éviter des erreurs qu’en ayant au moins le droit de les commettre. Des préjugés paternalistes concernant le prétendu caractère « arriéré » des masses recouvrent généralement une peur conservatrice petite-bourgeoise de l’activité des masses, qui n’a rien de commun avec le marxisme-révolutionnaire. La bureaucratie a une peur mortelle de la démocratie socialiste, non pour des raisons « programmatiques », mais parce que cette forme de gouvernement est incompatible avec ses privilèges matériels, pour ne pas dire son pouvoir. Toute restriction de l’activité politique de masse, sous prétexte que les masses commettraient trop d’erreurs ne peut conduire qu’à une apathie politique croissante parmi les travailleurs, c’est-à-dire paradoxalement renforce précisément l’état de fait qui justifiait prétendument cette restriction.
En quatrième lieu : dans des conditions de socialisation plus ou moins généralisée des moyens de production et du surproduit social, tout monopole à long terme d’exercice du pouvoir politique dans les mains d’une minorité -fût-elle un parti révolutionnaire imprégné au départ de motivations révolutionnaires ne peut que de stimuler des tendances objectives vers la bureaucratisation. Dans de telles conditions socio-économiques, quiconque contrôle l’administration d’État contrôle de ce fait le surproduit social et sa distribution.
Comme les inégalités économiques subsisteront encore au départ, surtout dans des États ouvriers économiquement arriérés, cela peut devenir une source de corruption et de développement de privilèges matériels et de différenciation sociale. « La conquête du pouvoir ne modifie pas seulement les rapports du prolétariat avec les autres classes sociales, mais encore sa propre structure interne. L’exercice du pouvoir devient la spécialité d’un groupe social donné, qui est d’autant plus impatient à résoudre sa propre « question sociale » qu’il aune opinion plus élevée de sa propre mission. » (L. Trotsky, La Révolution trahie).
Il y a donc un besoin objectif d’un contrôle réel sur le processus de prises de décision, et ce, de la part du prolétariat en tant que classe, avec des possibilités illimitées de dénoncer la gabegie, le gaspillage, l’appropriation illégale et l’utilisation abusive de ressources économiques à tous les niveaux, y compris les plus élevés. Mais pareil contrôle démocratique de masse est impossible sans l’existence de tendances, de groupes et de partis d’opposition, jouissant d’une liberté d’action, de propagande et d’agitation entière, et d’un accès plein et entier aux mass media, aussi longtemps que ces groupes ne sont pas engagés dans la lutte armée pour renverser le pouvoir des travailleurs.
De même, au cours de la période de transition entre le capitalisme et le socialisme, et même au cours de la première phase du communisme (la phase socialiste), des formes de division du travail subsisteront inévitablement, de même que des formes d’organisation du travail et de processus du travail, entièrement ou partiellement héritées du capitalisme, et qui ne permettent pas un développement plein et entier de toutes les capacités créatrices de tous les producteurs. Cela ne peut être neutralisé par l’éducation, l’endoctrinement, l’exhortation moralisante ou des campagnes périodiques de « critiques de masse », comme l’affirment les maoïstes, et encore moins par des expédients mystificateurs comme de faire travailler les cadres un jour par semaine comme ouvriers manuels.
Ces obstacles objectifs sur la voie de l’émergence graduelle des rapports de production réellement socialistes pourraient devenir des sources puissantes de privilèges matériels. On ne pourra l’éviter qu’à la condition que la masse des producteurs (en premier lieu ceux qui risquent d’être les plus exploités ; les travailleurs manuels) puissent exercer le pouvoir politique et social réel sur toute couche « fonctionnellement » privilégiée. La réduction radicale de la journée de travail, la démocratie soviétique la plus large, et la possibilité ouverte à tous les travailleurs d’élever rapidement leur niveau culturel, sont les conditions clés pour atteindre ce but.
Pour se protéger lui-même des dangers professionnels du pouvoir, le parti révolutionnaire devra se refuser à ce que ses membres cumulent des postes de pouvoir d’État et des postes de direction de parti.
Les conditions actuelles, qui rendent particulièrement difficile la tâche de maintenir et de faire progresser la démocratie prolétarienne, seront évidemment modifiées de manière qualitative si (ou quand) un des développements suivants se produit (ou se produira) ; une révolution socialiste dans l’un ou plusieurs des pays capitalistes industriellement les plus avancés. Pareille révolution donnerait par elle-même une impulsion énorme à la lutte pour les droits démocratiques à travers le monde, et ouvrirait immédiatement la possibilité d’accroître la productivité sur une échelle immense, éliminant les pénuries qui sont la base fondamentale de la consolidation du bureaucratisme parasitaire, comme expliqué plus haut.
Une révolution politique dans les États ouvriers bureaucratiquement déformés ou dégénérés, surtout l’Union soviétique ou la République populaire de Chine entraînerait de même une montée de démocratie prolétarienne avec des répercussions internationales colossales, tout en mettant fin à l’existence de la caste bureaucratique et à sa conception de construire « le socialisme dans un seul pays ».
Une telle révolution politique rendrait possible une planification économique commune de tous les États ouvriers, assurant un saut en avant de la productivité qui aiderait à éliminer la base économique du bueaucratisme parasitaire même avant que les révolutions socialistes se produisent dans les pays capitalistes industriellement avancés.
Finalement, il est vrai qu’il n’y a pas de corrélation ni de simultanéité automatiques entre l’abolition du pouvoir d’État bourgeois et de la propriété privée des moyens de production d’une part, et la disparition des privilèges dans le domaine de la richesse privée, de l’héritage culturel et de l’influence idéologique, d’autre part, sans parler de la disparition de tous les éléments de production marchande.
Longtemps après que le pouvoir d’État bourgeois aura été renversé et la propriété capitaliste abolie, des restes de petite production marchande et la survivance d’éléments d’économie monétaire continueront à créer le cadre dans lequel l’accumulation primitive du capital pourrait redémarrer, surtout si le niveau donné de développement des forces productives est encore insuffisant pour garantir et une apparition et une consolidation automatique de rapports de production réellement socialistes ; de même, des éléments d’inégalité sociale et économique survivront dans de telles conditions.
Longtemps après que la bourgeoisie aura perdu ses positions en tant que classe dominante politique et économique, l’influence d’idéologies, de moeurs, d’habitudes, de valeurs culturelles bourgeoises et petites-bourgeoises se maintiendra dans des sphères relativement larges de la vie sociale et dans des couches larges de la société.
Mais il est complètement faux de tirer de ce fait incontestable (qui, soit dit en passant, constitue une des raisons principales pour lesquelles le pouvoir d’État dans les mains du prolétariat est indispensable en vue d’éviter que ces « îlots d’influence bourgeoise » ne se transforment en bases de restauration du capitalisme) la conclusion que la répression administrative de l’idéologie bourgeoise est une condition nécessaire pour la construction d’une société socialiste.
L’expérience historique confirme au contraire l’inefficacité totale de luttes administratives contre les idéologies réactionnaires bourgeoises et petites-bourgeoises. En fait, de telles méthodes finissent même par renforcer l’emprise à long terme de ces idéologies. Elles désarment idéologiquement la grande masse du prolétariat devant ces mêmes idéologies, par suite d’un manque d’expérience de débats politiques et idéologiques réels et d’un manque de crédibilité de « doctrines d’État officielles ». Le seul moyen efficace d’éliminer l’influence de ces idéologies sur la masse des travailleurs réside dans l’expropriation, comme tous les grands moyens de production, des imprimeries, radios, chaînes de télévision, c’est-à-dire la libération de la diffusion massive d’idées de l’emprise matérielle du grand capital.
la création de conditions sociales dans lesquelles ces idéologies perdent les racines matérielles de leur reproduction.
la conduite d’une lutte sans répit contre ces idéologies sur le terrain de l’idéologie et la politique elles-mêmes. Mais une telle lutte ne peut réussir pleinement que dans des conditions de débat et de confrontation ouvertes, c’est-à-dire de liberté pour les défenseurs d’idéologies réactionnaires de défendre leurs idées, de pluralisme idéologique culturel aussi longtemps qu’ils ne passent pas à l’action violente contre le pouvoir des travailleurs.
Seuls ceux qui n’ont ni confiance dans la supériorité des idées marxistes et matérialistes, ni confiance dans le prolétariat et dans les masses laborieuses. peuvent craindre la confrontation idéologique ouverte avec les idéologies bourgeoises et petite-bourgeoises sous la dictature du prolétariat lorsque la classe bourgeoise est désarmée et expropriée.
Lorsque ses membres ont accès aux mass media, seulement en rapport avec leur nombre et non leur fortune, il n’y a pas de raison de craindre une confrontation constante, libre et franche entre leurs idées et les nôtres. Cette confrontation constitue le seul moyen par lequel la classe ouvrière peut s’éduquer idéologiquement et peut se libérer avec succès de l’influence des idées bourgeoises et petites-bourgeoises. La supériorité du marxisme s’affirmera ainsi pleinement.
Toute situation de monopole de fait accordée au marxisme (sans parler d’une version ou d’une interprétation particulière du marxisme) dans le domaine idéologique-culturel, par des moyens d’État administratifs et répressifs ne peut conduire qu’à la dégradation du marxisme lui-même, d’une science critique et révolutionnaire, arme d’émancipation du prolétariat et de construction d’une société sans classes, en une forme de doctrine d’État ou de religion d’État stérile et répugnante. Cela est apparent aujourd’hui en Union soviétique, où la position de monopole accordée au « marxisme officiel ») masque l’incapacité créatrice dans tous les domaines.
Le marxisme, qui est une pensée critique par excellence, ne peut fleurir que dans un atmosphère de liberté de discussion pleine et entière, de confrontation constante avec d’autres courants de pensée, c’est-à-dire dans une atmosphère de pluralisme idéologique et culturel plein et entier. « Le parti a besoin de la science socialiste et celle-ci ne peut vivre sans liberté de mouvement. » (Engels, Lettre à Bebel, du 1-2 mai 1891, MEW, vol, 38, page 94).
10. L’autodéfense de l’État ouvrier
Tout État ouvrier doit évidemment se défendre contre les tentatives de le renverser et les violations ouvertes de ses lois fondamentales. Dans une démocratie prolétarienne d’un État ouvrier stable, tel qu’il a émergé après le désarmement de la bourgeoisie et la fin de la guerre civile, la Constitution et le Code pénal interdiront l’appropriation privée des moyens de production et la location privée de la force de travail de la même façon que, sous le règne de la bourgeoisie, la Constitution et le Code pénal interdisent des empiétements sur le droit de la propriété privée.
De même, aussi longtemps que le pouvoir d’État prolétarien survit et que la restauration du capitalisme reste possible, la Constitution et le Code pénal de la dictature du prolétariat empêcheront et puniront les actes d’insurrection armée, les tentatives de renverser le pouvoir des travailleurs par la violence, les attentats terroristes contre des représentants du pouvoir des travailleurs, les actes de sabotage, d’espionnage au service de puissances capitalistes étrangères, etc. Mais seulement les actes prouvés de ce genre ou leur préparation active devraient être punis, et non la propagande générale explicitement ou implicitement favorable à la restauration du capitalisme. Cela signifie que la liberté d’organisation politique devrait être accordée à tous ceux, y compris des éléments pro-bourgeois, qui, dans les faits, respectent la Constitution de l’État ouvrier, c’est-à-dire qui ne sont pas engagés dans des actions violentes de renversement du pouvoir des travailleurs et de la propriété collective des moyens de production.
Il n’y a pas de raisons pour que les travailleurs considèrent comme un danger mortel une propagande qui les « incite » à rendre les usines et les banques aux propriétaires privés. Il y a peu de risques que dans leur majorité, ils soient « persuadés » par une propagande de ce type là. Dans les pays impérialistes, les États ouvriers bureaucratisés et dans un nombre croissant de pays semi-coloniaux, la classe ouvrière est suffisamment forte pour ne pas devoir réintroduire dans le Code pénal ou dans la pratique quotidienne de L’État ouvrier, le « délit d’opinion ».
Ce qui est important, c’est d’établir une distinction nette entre des activités provoquant la violence contre le pouvoir des travailleurs, et des activités politiques, des positions idéologiques ou des déclarations programmatiques qui peuvent être interprétées comme étant favorables à la restauration du capitalisme. Contre la terreur, l’État prolétarien se défend par la répression. Contre des propositions politiques ou des idées réactionnaires, il se défend par la lutte politique et idéologique. Ce n’est pas une question de « moralité » ou d’adopter des positions « molles ». C’est essentiellement une question d’efficacité pratique à long terme.
L’expérience désastreuse du stalinisme, qui a abusé systématiquement d’accusations calomniatrices de « collusion avec l’impérialisme », « espionnage au service de puissances étrangères », « d’actions favorisant objectivement l’impérialisme », agitation « antisoviétique » ou « antisocialiste », afin de supprimer toute forme de critique politique, d’opposition ou simplement de non-conformisme dans les pays sous le règne d’une caste bureaucratique parasitaire, et qui a organisé une répression massive barbare sous ce prétexte, a créé une méfiance profonde (et fondamentalement saine) à l’égard de l’abus d’institutions pénales, juridiques, psychiatriques ou policières à des fins de répression politique. Il est donc nécessaire d’insister sur le fait que l’emploi de moyens d’autodéfense répressifs, de la part du prolétariat et de son État, contre des tentatives de renverser le pouvoir des travailleurs par la violence, doit être strictement circonscrit à des crimes et actes prouvés, soit strictement séparé du domaine des activités idéologiques, politiques et culturelles.
La IVe Internationale se prononce pour la défense et l’extension des conquêtes les plus progressistes des révolutions démocratiques bourgeoises dans le domaine du Code pénal et de la justice, et lutte pour leur incorporation dans la Constitution et le Code pénal socialistes. Cela concerne les droits comme :
- la nécessité de la loi écrite et le non-recours au concept de délinquance rétroactive. L’accusation doit apporter la preuve du délit ; l’accusé est censé être innocent jusqu’à ce que cette preuve soit apportée ;
- les droits pleins et entiers de tous les individus pour déterminer leur propre défense. Immunité pleine et entière des avocats pour toutes déclarations ou type de défense suivie au cours d’un procès ;
- le rejet de tout concept de responsabilité collective de groupes sociaux et de familles en réponse à des crimes commis individuellement ;
- l’interdiction stricte de toute forme de torture ou d’extorsion forcée de confessions ;
- la suppression de la peine de mort en dehors des situations de guerre et de guerre civile ;
- l’extension et la généralisation des procès publics devant jury ;
- l’ élection démocratique de tous les juges, avec droit de révocation de tous les élus au gré des électeurs.
L’État ouvrier pourra en outre éliminer graduellement l’institution de juges professionnels, en laissant d’abord exercer, par les masses elles-mêmes, les fonctions judiciaires au niveau local et pour les délits de moindre importance.
De toute évidence, le mot final en la matière, ainsi que plus généralement la rédaction finale du Code pénal socialiste et du fonctionnement du système pénal sous la dictature du prolétariat, après que la résistance armée de la bourgeoisie ait été brisée, appartiendra aux conseils des travailleurs eux-mêmes, auxquels nous soumettrons notre programme et dans le cadre desquels nous nous battrons par des moyens politiques.
La garantie fondamentale contre tout abus de répression de la part de l’État réside dans la participation la plus large des masses laborieuses dans l’activité politique, la démocratie socialiste la plus large, dans l’armement général du prolétariat (milices ouvrières) et l’abolition de tout monopole d’accès aux armes par une minorité.
Cependant, comme le dit Lénine, « le fait que le prolétariat aura accompli la révolution sociale ne suffira pas à en faire un saint et ne la mettra pas à l’abri des erreurs et des faiblesses ». C’est pourquoi la vigilance des communistes révolutionnaires ne devra connaître aucune relâche durant la période de transition vers la société communiste. Il incombera à l’avant-garde communiste de traquer les moindres manifestations de « bureaucratisme », de dénoncer et de combattre tous les abus de l’État prolétarien, de veiller au respect des principes égalitaires et démocratiques, de défendre les droits des femmes et des minorités raciales, nationales ou ethniques ; en bref, de jouer leur rôle d’avant-garde communiste vis-à-vis même de l’État prolétarien.
Voilà ce qui constitue notre norme programmatique et de principe : liberté politique illimitée pour tous les individus, groupes, tendances et partis qui, dans les faits, respectent la propriété collective et la Constitution de l’État ouvrier. Cela ne signifie pas que ces normes puissent être pleinement appliquées sans égard pour les conditions concrètes. Dans le processus de constitution de la dictature du prolétariat, lors d’une crise révolutionnaire, qui culmine dans l’insurrection, et pendant l’insurrection elle-même, lorsque le pouvoir d’État passe d’une classe à une autre, des convulsions violentes et l’absence de légalité qui l’accompagne se produisent. Elles n’apporteront la victoire au prolétariat que si l’insurrection jouit de l’appui de la majorité de la population - de la grande majorité des salariés - du moins dans tous les pays où les salariés constituent déjà la classe numériquement la plus forte de la société. Plus large est la mobilisation de masse qui accompagne l’insurrection, plus réduits seront la violence et l’arbitraire inévitables qui accompagneront ce gigantesque bouleversement social.
De même, la consolidation de la dictature du prolétariat peut être précédée d’une guerre civile ou d’une intervention militaire étrangère, c’est-à-dire de tentatives des anciennes classes dominantes de renverser par la violence le pouvoir des travailleurs. Dans ces conditions, les règles de guerre s’appliquent et des restrictions des activités politiques de la bourgeoisie pourraient être appliquées. Aucune classe sociale et aucun État n’ont jamais accordé pleine jouissance de droits politiques à ceux qui étaient engagés dans des actions violentes pour les renverser. La dictature du prolétariat ne pourra pas agir autrement à ce propos.
Plus concrètement, tous les individus, toutes les organisations et partis, qui participent à la violence contre-révolutionnaire, ou dont on peut prouver qu’ils l’appuient ou la préparent activement, seront réprimés et placés dans des conditions où ils ne peuvent poursuivre ces activités. L’étendue et les formes concrètes de cette répression dépendront des circonstances et des rapports de forces existants à ce moment dans un pays déterminé ou dans un groupe de pays.
Au cours de la phase initiale d’établissement de l’État ouvrier, contre la résistance armée de la bourgeoisie ou ses tentatives de le renverser, l’ existence de la loi pénale écrite - de la légalité socialiste - peut retarder par rapport aux besoins de la révolution de résoudre des situations de crise, qui ne peuvent être subordonnées à la rédaction préalable d’un Code pénal. L’expérience historique a confirmé encore et toujours que plus vite et plus radicalement la résistance armée de la bourgeoisie sera brisée, plus courte sera la période de la guerre civile proprement dite, et plus réduit sera le prix en vies humaines de la révolution sociale.
Les critères qui déterminent le cadre général de l’efficacité révolutionnaire à long terme restent ceux qui mettent les mesures de nécessité immédiate en rapport avec les exigences de la consolidation du nouvel ordre social, sur la base de l’adhésion et de la participation de masse les plus larges possibles. Même sous des conditions de guerre civile, seules sont réellement efficaces les mesures immédiates qui élèvent la conscience de classe du prolétariat et sa confiance en lui-même et ne l’abaissent point, qui accroissent au lieu de la réduire sa foi dans sa capacité de construire l’État ouvrier et la société sans classes, qui assurent son appui et sa participation actifs à l’administration de son propre État, sa capacité de mobilisation et d’auto-organisation. Même dans des conditions de guerre civile, ce critère de base ne doit jamais être oublié, d’autant plus que des futures révolutions pourront se développer dans le cadre de rapports de forces beaucoup plus favorables qu’ils ne le furent en Russie en 1919 ou en 1920-1921.
A ce propos, Trotsky s’est exprimé de la manière la plus claire en 1940. Ce qu’il a écrit à ce moment est encore plus vrai aujourd’hui : « Par anticipation, il est possible de formuler la loi suivante : plus grand sera le nombre de pays dans lequel le système capitaliste a été brisé, plus faible sera la résistance offerte par les classes dominantes des autres pays, moins aigu sera le caractère de la révolution socialiste, moins violentes seront les formes de la dictature du prolétariat, plus courte sera sa durée, et plus rapidement la société sera reconstruite sur la base d’une démocratie nouvelle, plus pleine, plus parfaite et humaine... Le socialisme n’aurait pas de valeur s’il n’apportait pas non seulement l’inviolabilité juridique mais encore la protection pleine et entière de tous les intérêts de la personne humaine. » (L. Trotsky, Writings, 1939-1940, pages 155-156).
Il est également nécessaire d’insister sur la responsabilité politique et matérielle directe de la contre-révolution bourgeoise pour toute restriction de démocratie socialiste dans des conditions de guerre civile ou de guerre. Cela signifie qu’il faut indiquer clairement à la société dans son ensemble, et du reste des anciennes classes dominantes elles-mêmes, que la manière dont elles seront traitées dépend en dernière analyse d’elles-mêmes, c’est-à-dire de leur comportement pratique.
11. Révolution et contre-révolution internationales
Aussi longtemps que l’impérialisme survit du moins dans des pays majeurs - et certainement aux États-Unis - il ne cessera jamais de s’efforcer d’arrêter toute nouvelle extension de la révolution socialiste en employant la pression économique et la force militaire. De même, il n’abandonnera jamais ses efforts pour reconquérir, d’abord quelques-uns puis tous les territoires perdus pour l’exploitation directe par la capital. Pareille restauration est impossible par la voie graduelle et pacifique, de même que le renversement du capitalisme ne peut se produire de manière pacifique et graduelle.
Il s’ensuit que tout État ouvrier né d’une révolution socialiste victorieuse et tout groupe d’États ouvriers, quel que soit le degré de bureaucratisation qui les caractérise, se trouveront dans des conditions d’armistice armée avec le capital international, qui pourraient, sous certaines conditions, conduire à la guerre ouverte. Une des responsabilités principales de la dictature du prolétariat consiste donc dans le maintien et le renforcement des conditions tant matérielles qu’humaines de sa capacité d’autodéfense militaire permanente, afin de pouvoir affronter ce défi lorsqu’il se présentera devant lui.
Nous rejetons l’idée que la guerre nucléaire mondiale est inévitable. Mais nous rejetons de même l’idée que la propagande, l’agitation et l’organisation de classe des travailleurs des pays capitalistes suffisent en elles-mêmes pour empêcher des guerres d’agression impérialistes contre des révolutions nouvelles et anciennes. Aussi longtemps que la classe ouvrière des principaux pays capitaliste n’aura pas effectivement renversé le règne du capital, le danger de guerres contre-révolutionnaires subsistera. Le prolétariat au pouvoir dans l’autre partie du monde devra se préparer contre ce danger, comme il doit être prêt à aider les masses révoltées d’autres pays dans leur confrontation avec l’intervention armée de la contre-révolution nationale et internationale.
La nécessité d’être militairement préparés à affronter des guerres d’agression impérialistes signifie pour les États ouvriers la nécessité de détourner des ressources matérielles qui auraient pu servir à accélérer l’évolution vers le socialisme, vers la production d’armes. C’est une raison de plus pour rejeter l’utopie réactionnaire de pouvoir achever la construction du socialisme dans un seul pays ou un petit nombre de pays.
Les milices ouvrières et populaires, le peuple en armes, constituent la base de l’autodéfense de l’État ouvrier. Celle-ci exige cependant aussi le maintien d’une armée spécialisée dans le maniement d’armes sophistiquées. Cette armée ouvrière sera une armée de type nouveau, reflétant sa base de classe nouvelle. De même l’armée rouge l’avait fait au début de la Révolution des soviets, elle abolira la caste des officiers, la remplacera par des conseils de soldats et des commandants démocratiquement élus et établira un rapport équilibré avec les milices. En général, « la corrélation entre l’armée régulière et la milice peut servir d’indice clair du progrès réel vers le socialisme » (Léon Trotsky, La Révolution trahie).
Mais tout cela n’implique guère que la pression extérieure de l’impérialisme sur les États ouvriers doive conduire nécessairement à la dégénérescence bureaucratique, ni même à des restrictions sérieuses de la démocratie socialiste.
Tout d’abord, la montée et la victoire de la bureaucratie stalinienne ne furent pas un résultat direct et automatique de l’encerclement capitaliste de l’URSS. Elles furent le produit d’une combinaison de facteurs : l’état relativement arriéré de la Russie ; la faiblesse relative du prolétariat russe ; les premières défaites de la révolution mondiale ; l’encerclement capitaliste qui en résulta ; le manque de préparation politique de l’avant-garde prolétarienne face au problème de la bureaucratie ; les répercussions de la montée graduelle du pouvoir de la bureaucratie sur les résultats des vagues successives de luttes révolutionnaires à travers le monde ; l’absence d’une direction révolutionnaire de rechange du prolétariat en dehors des PC contrôlés par le Kremlin - facteurs qui furent tous exacerbés par les effets cumulatifs des défaites de la révolution mondiale.
Il est extrêmement improbable que pareille combinaison se reproduise encore une fois, surtout en cas de nouvelles révolutions socialistes victorieuses dans les pays industriellement beaucoup plus avancés que ne le furent la Russie de 1917 ou la Chine de 1949. Aujourd’hui, le degré d’arriération de la Russie comparée au capitalisme international est beaucoup plus limité, et la force objective du prolétariat soviétique incommensurablement plus grande qu’ils ne le furent en 1923 ou en 1927. Si au pouvoir relatif des États ouvriers présents se joignait celui des révolutions socialistes victorieuses en Europe occidentale, au Japon ou dans les pays majeurs d’Amérique latine - sans parler des États-Unis -, les rapports de forces avec le capitalisme international connaîtraient une nouvelle détérioration dramatique pour celui-ci d’une ampleur telle que la pression de l’entourage capitaliste et la nécessité de maintenir un armement et une armée puissants ne seraient pas une source objective de restrictions sérieuses de la démocratie socialiste.
De plus, si la survie temporaire d’États impérialistes puissants et de classes bourgeoises riches dans le monde entraîne une situation plus ou moins permanente de confrontation potentielle, la nécessité évidente de l’État ouvrier de se protéger contre la menace d’intervention impérialiste étrangère n’implique pas du tout l’identification d’une guerre potentielle avec une guerre réelle, identification que les staliniens et les forces bureaucratiques de tout poil ont utilisée continuellement pour justifier l’étranglement de la démocratie ouvrière dans les pays sous la domination d’une bureaucratie parasitaire.
D’ailleurs, le problème principal qui se pose aujourd’hui en URSS, en République Populaire de Chine et dans les États ouvriers d’Europe orientale, n’est pas le danger de restauration capitaliste dans des conditions de guerre ou de guerre civile. Le problème principal avec lequel la classe ouvrière de ces pays est confrontée, c’est le contrôle dictatorial de la vie économique, sociale et politique par une caste bureaucratique privilégiée. Les énormes abus engendrés par ce contrôle ont profondément sapé l’identification des masses de ces pays avec les États existants - ce qui affaiblit à la longue leur capacité de résister victorieusement à une possible attaque future de la part d’armées impérialistes. La défense des droits démocratiques de tous contre les restrictions imposées par la bureaucratie, et la lutte pour la révolution politique sont d’autant plus nécessaires. Bien loin de l’affaiblir, ces processus renforceraient la capacité des États ouvriers de résister à toute agression impérialiste, sans parler de leur capacité d’aider activement le processus de révolution mondiale.
Enfin, toute cette argumentation devrait être remise sur ses pieds. Nous nions que les restrictions de la démocratie socialiste - et à fortiori, la dictature bureaucratique - soient un prix nécessaire à payer en vue de défendre des révolutions victorieuses et d’étendre internationalement la révolution face à la puissance militaire de l’impérialisme. Au contraire : nous affirmons que ces restrictions affaiblissent la dictature du prolétariat politiquement et militairement par rapport à l’impérialisme.
Un niveau élevé de conscience politique et de conviction socialiste de la part des masses laborieuses ; un niveau élevé d’activité, de mobilisation et de vigilance politiques de leur part ; une éducation et une activité internationalistes du prolétariat contribuent à renforcer la capacité d’autodéfense et de puissance militaire d’un État ouvrier en général.
L’histoire a démontré qu’en dernière analyse, la capacité majeure d’autodéfense de n’importe quel État dépend de deux facteurs clé : un niveau plus élevé de cohésion sociale et politique et d’identification de la masse du peuple avec le dit État ; et un niveau plus élevé de productivité moyenne du travail et de capacité de production. Plus large, moins restreinte, est la démocratie socialiste, plus haut est le niveau d’identification de la grande majorité du peuple avec l’État ouvrier, plus vite croîtra aussi la productivité du travail, y compris la possibilité de réaliser des percées technologiques décisives par rapport à l’impérialisme. De ce point de vue, loin d’être un « luxe », dans une situation mondiale caractérisée par des guerres d’agression potentielles de l’impérialisme contre des révolutions socialistes en cours, la démocratie socialiste est une arme majeure dans les mains d’un État ouvrier, même dans le domaine purement militaire. Cela est vrai d’un point de vue défensif, comme déjà indiqué. Cela est d’autant plus vrai d’un point de vue offensif.
L’impérialisme ne peut s’embarquer dans des aventures militaires contre des révolutions passées et présentes sans provoquer une opposition massive dans ses propres forteresses. Il sera obligé d’avoir un recours croissant à la répression et à des restrictions de libertés démocratiques des masses en vue d’affaiblir cette opposition. Un niveau élevé de démocratie socialiste dans les États ouvriers exercerait de ce fait une force d’attraction majeure sur les masses opprimées des pays capitalistes, sapant ainsi la force militaire de l’impérialisme et favorisant les chances d’extension de la révolution.
Les préparatifs militaires des États ouvriers devant les menaces d’agression impérialistes doivent inclure des mesures spéciales contre l’espionnage, les saboteurs envoyés de l’étranger et d’autres formes d’action militaire anti-ouvrière qui pourraient se poursuivre pendant des années sinon des décennies. Mais la nécessité de mesures techniques spéciales pour l’autodéfense de l’État ouvrier ne devrait d’aucune manière conduire à des restrictions de la démocratie socialiste en qualifiant d’espions ou de saboteurs des citoyens qui exercent leur droit de critique et d’opposition. En fait, - plus élevé sera le niveau d’activité, de vigilance et de cohésion sociale des masses laborieuses -ce qui ne peut être atteint que par l’épanouissement de la démocratie socialiste-, plus difficile il devient pour de véritables espions ou saboteurs d’opérer dans un milieu résolument hostile, et plus forte sera la capacité d’autodéfense de l’État ouvrier.
12. Les États ouvriers bureaucratisés, la dictature du prolétariat et la montée de la révolution politique.
D’un point de vue théorique, l’URSS et les autres États ouvriers bureaucratisés représentent des formes extrêmement déformées et dégénérées de la dictature du prolétariat, dans la mesure où les fondements économiques créés par la révolution socialiste d’Octobre n’ont pas été détruits par la bureaucratie. Dans ce sens, la nécessité de défense de l’URSS, et des autres États ouvriers, contre toute tentative d’y restaurer le capitalisme - ce qui constituerait historiquement un gigantesque pas en arrière - découle du fait qu’il s’agit encore, dans ces pays, d’États ouvriers bureaucratiquement dégénérés ou déformés, c’est-à-dire de formes dégénérées de la dictature du prolétariat.
Mais il n’en découle point qu’il y a plusieurs variantes historiques de la dictature du prolétariat que nous mettons toutes plus ou moins sur le même pied, la démocratie prolétarienne (socialiste) telle qu’elle est décrite par notre programme constituant seulement une soi-disant « norme idéale », de laquelle la réalité s’est écartée et s’écartera encore fortement à l’avenir .
La dictature du prolétariat n’est pas un but en soi. Elle n’est qu’un moyen pour atteindre le but, l’émancipation du travail, de tous les exploités et opprimés, par la création d’une société sans classes à l’échelle mondiale, le seul moyen de résoudre tous les problèmes brûlants auxquels l’humanité doit faire face et d’éviter sa rechute dans la barbarie. Mais sous sa forme extrêmement dégénérée de dictature de la bureaucratie, la dictature » bureaucratique » du prolétariat ne permet pas d’avancer vers ce but. Elle entrave la transition du capitalisme au socialisme. Elle est un obstacle que le prolétariat doit éliminer par une révolution politique.
Il s’ensuit que loin d’être seulement une des diverses variantes de la dictature du prolétariat -variante idéale ou normative, c’est-à-dire en quelque sorte « irréaliste », ce qui implique au fond une apologie objectiviste de la montée du stalinisme et de la dictature bureaucratique -, la démocratie socialiste, l’exercice du pouvoir par le prolétariat lui-même à travers des conseils de travailleurs et populaires démocratiquement élus, représente la seule forme de la dictature du prolétariat qui corresponde à notre but socialiste, la seule forme qui en fasse une arme efficace pour avancer vers la révolution mondiale et le socialisme mondial. Nous nous battons pour réaliser cette forme de la dictature du prolétariat, et elle seulement, et ce non pas pour des raisons de moralité, d’humanitarisme ou d’idéalisme historique (la tentative d’imposer un modèle « idéal » au processus historique), mais pour des raisons d’efficacité et de réalisme politiques, pour des raisons de principes programmatiques, pour des raisons de nécessité immédiate et historique du point de vue de la défense des intérêts du prolétariat international et du socialisme mondial.
En outre, la dictature « bureaucratique » du prolétariat ne peut apparaître - comme elle apparut en URSS - qu’en tant que résultat d’une défaite politique désastreuse et durable du prolétariat, par la bureaucratie. Ce n’est pas un hasard que Trotsky a utilisé dans ce contexte la formule « d’expropriation politique du prolétariat par la bureaucratie ». En tant que révolutionnaires prolétariens, nous ne sommes ni neutres ni indifférents en face de la question d’une victoire ou d’une défaite politique de notre classe. Nous nous efforçons d’assurer sa victoire. Nous essayons d’éviter sa défaite par tous les moyens possibles. Il s’ensuit de nouveau que nous nous battons seulement pour cette forme de la dictature du prolétariat où le pouvoir politique se trouve dans les mains de conseils de travailleurs démocratiquement élus.
Du point de vue politique, la question n’est nullement académique. Elle constitue un problème brûlant dans tous les pays - pas seulement les pays impérialistes - où la classe ouvrière a maintenant en gros reconnu les crimes du stalinisme et des bureaucraties ouvrières en général. Toute identification de la « dictature du prolétariat » avec la seule nationalisation de la propriété des moyens de production sans conditions particulières d’exercice du pouvoir de la classe ouvrière dans l’État et dans l’économie, y devient un obstacle majeur sur la voie vers une révolution socialiste victorieuse, vers la réalisation dans les faits de la dictature du prolétariat. Elle aide objectivement la bourgeoisie, la petite-bourgeoisie, les sociaux-démocrates et les PC à maintenir la classe ouvrière dans le corset de l’État bourgeois démocratique.
Elle constitue un problème encore plus brûlant dans tous les États ouvriers bureaucratisés eux-mêmes, dans lesquels la révolution politique est à l’ordre du jour. Toute tentative de présenter dans ces pays d’autres variantes que la démocratie socialiste comme buts de la révolution politique qui monte, condamnerait tous ceux qui s’y appliqueraient à un isolement extrême par rapport aux masses. Elle risquerait de les englober dans la même haine avec laquelle le prolétariat de ces pays regarde la bureaucratie, « les nouveaux seigneurs ».
Les expériences concrètes de la révolution hongroise d’octobre-novembre 1956 et de la révolution polonaise d’août 1980-décembre 1981, qui sont allées plus loin dans la voie de la révolution politique antibureaucratique pleinement épanouie, ainsi que l’expérience du « Printemps de Prague » de 1968-1969, ont déjà permis de tirer des leçons extrêmement significatives sur la dynamique de la révolution politique.
Le « Printemps de Prague » et la révolution politique en Pologne, avaient en outre l’avantage de se dérouler dans des conditions socio-économiques et politiques de pays où la classe ouvrière représente la grande majorité de la population active et s’appuie sur une vieille tradition d’organisations de masse socialistes, communistes et syndicales, ainsi qu’en Pologne sur une riche expérience de révoltes ouvrières antibureaucratiques et de luttes pour l’autogestion ouvrière. Ces trois expériences de débuts de révolutions politiques confirment que le contenu de la démocratie socialiste tel qu’il est présenté par notre programme et précisé par ces thèses, n’est que l’expérience consciente des buts pour lesquels des millions de travailleurs se sont battus lorsqu’ils se sont soulevés contre la dictature totalitaire de la bureaucratie.
La lutte contre la police secrète, pour la libération des prisonniers politiques, contre la répression d’activités politiques et syndicales qui portent atteinte au monopole de pouvoir de la bureaucratie régnante, contre la censure de la presse, contre l’arbitraire judiciaire (c’est-à-dire pour l’existence d’un droit écrit, pour le droit des accusés à être jugés et défendus conformément à la loi), contre le système du parti unique, contre le contrôle de la bureaucratie sur le surproduit social et tout le système économique, contre les privilèges matériels exorbitants de la bureaucratie et pour un progrès substantiel dans le sens de l’ égalité socio-économique : voilà les aspirations principales qui ont mobilisé les masses laborieuses hongroises et tchécoslovaques dans la rue contre la bureaucratie. Il en sera de même, demain, en URSS et en République Populaire de Chine.
Elles n’ont rien à voir avec une restauration de la propriété privée et du capitalisme, comme les calomniateurs staliniens l’ont prétendu afin de justifier la répression contre-révolutionnaire des soulèvements de masse antibureaucratiques par l’envoi de l’armée soviétique en Hongrie et en Tchécoslovaquie ou l’instauration de l’état de guerre en Pologne. Dans le même sens, elles n’ont rien à voir non plus avec le renversement de la dictature du prolétariat.
En 1956 en Hongrie, les conseils ouvriers, et notamment le Conseil ouvrier central de Budapest, se sont prononcés en faveur de la défense de la propriété nationalisée et de la liberté pour tous les partis politiques, à l’exception des fascistes, après de longs débats. Au cours du « Printemps de Prague « en Tchécoslovaquie, la revendication de la liberté illimitée d’organisation politique pour les clubs, les tendances et les partis politiques, d’abord défendue par les protagonistes les plus radicaux du « Printemps » a été reprise par de larges courants au sein du Parti communiste lui-même et a gagné l’appui de la grande majorité des syndicats et des conseils ouvriers qui sont apparus lors de la phase culminante du « Printemps ». La classe ouvrière s’est prononcée énergiquement en faveur de la liberté de la presse - alors que les porte-parole staliniens de la bureaucratie, ceux qui ont préparé, facilité et appuyé l’intervention militaire contre-révolutionnaire de la bureaucratie-soviétique, ont fort significativement concentré leur feu sur les écrivains « irresponsables » et « pro-bourgeois », dont ils ont voulu à tout prix étouffer la liberté d’expression. La classe ouvrière s’est exprimée à une écrasante majorité, en faveur de la liberté d’expression de ces écrivains.
En Pologne, la classe ouvrière a impulsé en 1980-1981 durant 16 mois l’expérience de la lutte la plus large pour la démocratie politique au sein d’un État ouvrier. La démocratie interne dont se dotèrent les dix millions de travailleurs polonais organisés au sein du syndicat Solidarnosc démontra l’attachement de la classe ouvrière aux principes de la démocratie prolétarienne. Les mots d’ordre de « socialisation des moyens de production et de la planification » et de la « construction d’une République autogérée », lancés par le mouvement de masse, exprimèrent clairement son aspiration à arracher à la bureaucratie le contrôle de l’économie autant que celui de l’État, et de les soumettre à la gestion collective et démocratique des travailleurs, aspiration qui se matérialisa dans la lutte pour l’autogestion ouvrière et dans la construction des conseils ouvriers et de leurs coordinations.
Le programme adopté par le Congrès national de Solidarnosc, affirmant que « le pluralisme idéologique, social, politique et culturel doit constituer la base de la démocratie dans la République autogérée », déclare en outre : « La vie publique en Pologne nécessite de profondes réformes qui devraient conduire à l’instauration définitive de l’autogestion, de la démocratie et du pluralisme. Pour cette raison, nous lutterons aussi bien pour le changement des structures d’État que pour la création et le développement d’institutions indépendantes et autogérées dans tous les domaines de la vie sociale. » Ce programme précise : « Nous estimons que les principes du pluralisme doivent s’appliquer à la vie politique. Notre syndicat aidera et protégera les initiatives civiques qui auront pour but de proposer à la société différents programmes socio-politiques et économiques. »
Il est plus que probable que des confrontations analogues se produiront au cours de chaque future révolution politique, surtout en URSS et en RP de Chine. Les marxistes-révolutionnaires ne peuvent pas hésiter ou prendre une position attentiste. Ils doivent s’aligner sur les préoccupations de l’immense majorité des masses laborieuses - en défense des libertés démocratiques sans restrictions, contre la censure et la répression de la bureaucratie.
Au début d’une révolution politique effective, les masses laborieuses font la distinction entre les secteurs de la bureaucratie qui s’efforcent d’empêcher les mobilisations et l’auto-organisation des masses, y compris par l’emploi de la violence, et d’autres secteurs qui, quelle que soit leur motivation, cèdent devant la pression du mouvement de masse et semblent s’allier avec lui. Les premiers seront écartés sans pitié de tous les organes surgissant du véritable pouvoir ouvrier et populaire. Les seconds seront tolérés, et les masses concluront même des alliances tactiques avec eux, surtout lorsqu’ils se trouveront sous l’attaque des représentants les plus haïs de la dictature bureaucratique.
Lors de l’institutionnalisation du pouvoir des travailleurs, les masses laborieuses prendront cependant toutes les mesures appropriées afin d’assurer leur prépondérance numérique, sociale et politique au sein des soviets régénérés, afin d’éviter que ceux-ci ne retombent sous l’hégémonie de la bureaucratie, fût-ce de son aile technocratique et « libérale ». Mais cela peut se réaliser y compris par des règles électorales appropriées, et ne doit en rien impliquer l’interdiction de partis ou de tendances idéologiques déterminés, considérés comme représentant les secteurs de la bureaucratie qui s’étaient temporairement alliés aux masses révolutionnaires.
A travers la montée et la lutte pour la victoire de la révolution politique anti-bureaucratique, les marxistes-révolutionnaires auront à surmonter le handicap énorme que constitue le discrédit que Staline, le stalinisme et leurs héritiers, ont jeté sur le marxisme, le communisme, le léninisme et le socialisme en général, en identifiant leur règne oppresseur détesté avec ces grands courants d’idées émancipateurs.
La IVe Internationale peut surmonter avec succès ce handicap en s’appuyant sur le bilan de plus d’un demi-siècle de luttes sans répit et sans compromis que ses fondateurs et militants ont menées contre ce règne oppresseur. Mais elle devra joindre à ce bilan un programme audacieux de revendications concrètes qui incarnent, aux yeux des masses, le renversement du règne de la bureaucratie, son remplacement par le pouvoir exercé par les travailleurs eux-mêmes, et les garanties nécessaires réclamées par les masses pour qu’il n’y ait plus jamais d’expropriation du pouvoir politique et économique des travailleurs par une couche privilégiée de la société. Notre programme de démocratie socialiste synthétise toutes ces revendications qui expriment la validité du but socialiste aux yeux des centaines de millions de prolétaires des États ouvriers bureaucratisés.
13. Le programme de la démocratie socialiste, partie intégrante du programme de la révolution mondiale.
Le bilan de soixante années de pouvoir de la bureaucratie, depuis la montée du régime stalinien en URSS, et après trente années de crise mondiale du stalinisme, peut être résumé de la manière suivante :
Malgré toutes les différences entre les différents États ouvriers européens et asiatiques, et tous les changements qui s’y sont produits, tous continuent à être caractérisés par l’absence d’un pouvoir direct des travailleurs, c’est-à-dire de conseils de travailleurs ou de travailleurs et de paysans exerçant directement le pouvoir d’État, institutionnalisé et constitutionnellement garanti. Partout subsiste de fait un système de parti unique, expression du monopole complet de l’exercice du pouvoir réel, dans toutes les sphères de la vie sociale, de bureaucraties privilégiées. L’absence du droit de tendances au sein du parti unique, la négation du centralisme démocratique réel dans le sens léniniste du mot, complètent l’existence de ce monopole dans l’exercice du pouvoir d’État. La nature parasitaire des bureaucraties matériellement privilégiées implique, en outre, qu’à des degrés divers d’énormes obstacles sont ainsi placés sur la voie vers la révolution socialiste mondiale et la construction du socialisme. La transition du capitalisme vers le socialisme s’embourbe, la créativité est étranglée et une masse énorme de richesses sociales est mal utilisée et gaspillée.
Malgré de nombreuses critiques partielles du système politique et économique existant en URSS par les divers courants idéologiques qui se sont développés depuis la crise du stalinisme (titisme, maoïsme, « eurocommunisme « et centrisme de gauche du type italien, espagnol et ouest-allemand, etc.), aucun de ces courants n’a avancé une solution de rechange fondamentalement différente du modèle stalinien en URSS. Face à la structure de pouvoir bureaucratique, aucun d’eux ne propose que le pouvoir soit directement et démocratiquement exercé par la classe ouvrière.
Aucune compréhension du problème stalinien n’est possible sans une analyse marxiste de la bureaucratie en tant que phénomène social spécifique. Aucune solution de rechange par rapport au pouvoir de la bureaucratie (par rapport à la restauration du capitalisme) n’est possible sans l’institutionnalisation du pouvoir direct du prolétariat à travers des conseils de travailleurs (ou des conseils de travailleurs et de paysans) démocratiquement élus, avec un système pluripartiste et des droits démocratiques pleins et entiers garantis à tous les travailleurs, sur la base d’une autogestion planifiée et démocratiquement centralisée de l’économie par les producteurs associés.
La plupart des PC de l’Europe occidentale, tout en accentuant leur critique des dogmes et pratiques de la bureaucratie en URSS et en Europe orientale, et en élargissant leur polémique avec le Kremlin, proposent tout au plus une réforme des pires excès du régime stalinien plutôt qu’un changement révolutionnaire. Ces partis n’ont pas coupé le cordon ombilical qui les relie à la bureaucratie soviétique et continuent à donner des justifications et à faire une apologie « objectiviste « des crimes passés de la bureaucratie et des formes présentes du pouvoir bureaucratique.
En plus, dans les pays impérialistes, leur ligne générale de collaboration de classes et de maintien de l’ordre bourgeois, même lors de fortes explosions de luttes de masse, limite nécessairement leur crédibilité quant à leur volonté démocratique au sein du mouvement ouvrier. Dans leurs critiques, ils ont systématiquement effacé les différences entre la démocratie bourgeoise et la démocratie ouvrière et, sous couvert de combattre le régime du parti unique en URSS, ils défendent en réalité le concept que la seule politique de rechange par rapport au pouvoir de la bureaucratie et au système du parti unique, ce sont les institutions parlementaires bourgeoises. Dans ce sens, ils réintroduisent dans le mouvement ouvrier les thèses générales de la social-démocratie classique concernant la transition « pacifique » et « graduelle » vers le socialisme.
A la lumière de tous ces échecs, le programme de la IVe Internationale en faveur de la dictature du prolétariat en tant que pouvoir direct des travailleurs, exercé à travers des conseils démocratiquement élus, et reconnaissant la pluralité des partis soviétiques, apparaît comme la seule solution de rechange cohérente et sérieuse par rapport aux deux révisions fondamentales du marxisme qu’incarnent le réformisme social-démocrate et la codification stalinienne du pouvoir d’une caste bureaucratique usurpatrice.
Ce programme qui, dans ses lignes principales est dans la continuité des écrits de Marx et d’Engels sur la Commune de Paris, de L’État et la révolution de Lénine, des documents des premiers congrès de l’Internationale communiste sur la dictature du prolétariat, a été enrichi à la lumière des expériences postérieures des révolutions prolétariennes et de la dégénérescence ou de la déformation bureaucratique des États ouvriers, d’abord par Trotsky dans La Révolution trahie et dans les documents de fondation de la IVe Internationale, ensuite par des documents de la IVe Internationale après la Seconde Guerre mondiale. Ce texte résume les conceptions présentes des marxistes-révolutionnaires sur cet aspect fondamental du programme de la révolution socialiste.