Milei : sortir du labyrinthe

Avec les défaites politiques subies par le gouvernement tant au parlement et qu'avec les gouverneurs, le moment inauguré avec l'accession de Javier Milei à la présidence de la nation a connu un tournant.

Depuis lors, les temps ont pris une dynamique vertigineuse. La temporalité de la crise a ouvert le temps des urgences. Celles du gouvernement pour faire avancer au plus vite son programme et celles des travailleurs pour fixer des limites à ce programme. Quand ce n'est pas pour le faire échouer purement et simplement.

Compte tenu de la personnalité clivante du Président de la Nation, il n'est pas étonnant que de ce labyrinthe, créé par ses propres actes et paroles, il cherche à sortir par le haut . C'est-à-dire non pas en freinant mais en accélérant. C'est ce qu'il vient de préciser dans son discours d'ouverture des sessions ordinaires du Congrès national, vendredi dernier.

Les pièces de l'échiquier

Tant à la Political Action Conference de Washington qu'au Forum économique mondial de Davos, le président a exposé en termes théoriques son projet politico-économique. Celui-ci a pour pierre angulaire l'équilibre fiscal, la déification du marché comme mesure de la valeur de toutes les valeurs, et la propriété privée comme droit supérieur à tous les droits, tout en revalorisant le rôle des monopoles et en réduisant l'État à son expression minimale. Ce qu'il a fait dans son récent discours au Congrès, c'est ramener ces (ses) concepts fondateurs sur terre.

C'était un discours militant – lu sur une scène soigneusement préparée – avec un fort contenu de classe et un esprit triomphaliste profondément déshumanisé avec lequel il reprend l'initiative, se replace au centre et, comme il le fait depuis la campagne électorale, fixe l'agenda politique dans le pays. 

La construction politique

Comme nous l'avons souligné dans les notes précédentes, « l'expérience Milei » est suivie de près par toutes les droites du monde, car c'est la première fois qu'un anarcho-libéral accède à la présidence d'un pays.  À cet intérêt s'en ajoute un autre : sa méthode de construction politique, alors qu'il dispose d'une représentation parlementaire faible, d'aucun pouvoir territorial et d'un parti faiblement structuré. La « pas de négociation » ne fait pas seulement référence au déficit fiscal zéro, à la tronçonneuse [les coupes budgétaires] ou au mixeur [la politique monétaire] ; elle s'est également installée au niveau politique.  Le président se sent porteur d'un ensemble de conceptions (ses vérités) qui ne sont pas négociables, il exerce une sorte de messianisme-religieux qui le présente comme un élu qui s'en remet aux « forces du ciel ». Il n'y a donc pas de compromis possible, elles sont acceptées ou rejetées in totum (en totalité, NDLR).

Le moyen qu'il a trouvé pour consolider et élargir son « noyau dur » n'est autre que de continuer à fabriquer son ennemi (un éventail très large qui va de la caste au radicalisme, en passant par les syndicalistes, les leaders sociaux, les personnalités culturelles et tout ce qui fait face à lui). En même temps, il est de plus en plus clair que son projet implique une transformation radicale (et donc profonde) de la structure sociopolitique du pays. 

C'est ce qu'indiquent les dix points qu'il a proposés aux gouverneurs sous la forme d'un Pacte Fondamental (rappelant le Consensus de Washington des années 1990) – à signer le 25 mai – conditionné à leur approbation de la loi Omnibus et du paquet fiscal. En contrepartie, il permettrait le transfert des fonds coupés aux provinces . L'image d'extorsion de fonds n'est pas une simple coïncidence. Le tout présidé par un nouveau type de leadership et la préfiguration d'un système de pouvoir qualitativement différent de ce que l'on a connu jusqu'à présent.  

Cela peut-il fonctionner ?

« Le déficit zéro n'est pas négociable », a répété Milei à l'envi, tout en se félicitant d'avoir atteint en janvier un excédent financier (après paiement des intérêts). Il s'est également réjoui du fait que la Banque centrale a continué à acheter des dollars, a liquéfié les dettes portant intérêt, a abaissé les taux de change financiers et a réduit l'écart de taux de change.

Ces résultats sont le fruit de l'application d'une politique de choc extrême avec trois objectifs : réduire l'émission monétaire à zéro, atteindre un nouvel équilibre des prix relatifs de l'économie (taux de change, tarifs, prix, salaires) et améliorer le bilan de la Banque centrale.

Dans ce contexte, l'idée que le programme de choc « fonctionne mieux que prévu » commence à se répandre. Ils s'attendent à une forte récession au premier trimestre, avec une baisse de la demande et des prévisions d'un taux d'inflation plus faible en février/mars (15-17%). La reprise s'amorcera au deuxième trimestre avec l'afflux de dollars provenant de la récolte. Il en résulterait une baisse annuelle estimée entre -2,6 et -4,4 % du PIB. Il s'agirait d'un élément préalable à la levée du contrôle des changes et à l'unification des taux de change d'ici le milieu de l'année. La dollarisation serait alors à portée de main. 

Des célébrations hasardeuses ?

Face à cette vision exaltée, il est légitime de s'interroger : l'ajustement est-il soutenable dans la durée, puisque le mixeur ne peut fonctionner en permanence ? Face à la hausse des prix, l'économie peut-elle se passer d'une nouvelle dévaluation ou du moins d'une augmentation du pourcentage de dévaluation quotidienne ; la baisse de la demande ne va-t-elle pas également entraîner une baisse des recettes fiscales, ce qui nécessiterait un second choc d'ajustement ? Même si la Banque centrale achète des dollars, les réserves sont toujours négatives, alors comment ajouter au moins 20 milliards de dollars nécessaires à la dollarisation ? Ce n'est pas pour rien que Milei a précisé que « sa » dollarisation serait en fait un régime de « concurrence entre les monnaies », une sorte de convertibilité. Cependant, il milite en faveur de la dollarisation parce qu'elle lui apporte auprès de ses électeurs.

Des appuis sous condition

Le FMI et les États-Unis soutiennent généralement le programme mais exigent des lois pour le consolider et pourvoir aux besoins des plus défavorisés. Ils soutiennent également le bloc de la classe dominante – ils y voient l'occasion historique d'imposer un rapport de force durable en faveur du capital – mais craignent que la récession ne se transforme en dépression ou que la querelle entre dollarisateurs et dévaluateurs ne s'engage. Ils s'inquiètent également de savoir qui exercera l'hégémonie dans le commandement du bloc de pouvoir, aujourd'hui totalement aux mains du capital financier. Dans son discours au Congrès, Milei n'a pas fait une seule référence à l'industrie ou au commerce intérieur.

La gouvernabilité en question

Les deux camps se concentrent sur la manière de garantir la gouvernabilité, alors qu'ils constatent que les réactions sociales se multiplient et que de nouveaux acteurs descendent dans la rue (mouvements culturels, réapparition des assemblées de quartier, nombreuses grèves sectorielles), précédés et animés par une intense activité des partis de gauche. En moins de trois mois, on constate une forte baisse du pouvoir d'achat des revenus populaires, un fort impact sur la demande intérieure et une baisse de l'activité, une baisse de l'utilisation des capacités installées dans le secteur privé et le début des licenciements et des suppressions d'emplois. Tout ceci est synthétisé dans le bond impressionnant des niveaux de pauvreté et d'indigence (57,4% et 14,2% respectivement), qui seront dépassés en février/mars. Nombreux sont ceux qui voient des risques de désintégration sociale.  

Le temps presse, tant pour le gouvernement, qui doit afficher des succès pour le milieu de l'année avant que la réaction sociale ne se généralise, que pour les travailleurs, qui doivent rapidement articuler les résistances pour avancer vers un avenir différent de la barbarie sociale qui s'approche.

Le 3 mars 2024, publié par la revue Movimento, traduit par Luc Mineto, le 6 mars 2024.

  • a b « Des labyrinthes on sort par le haut », est une métaphore produire par le romancier Leopoldo Marechal en référence à l'inconnu pour résoudre un conflit. Pour l'Académie Royale d'Espagne, le labyrinthe « est une chose confuse et enchevêtrée ».

Same author