Entretien avec l'historienne Mathilde Larrère sur la place des femmes dans la Commune.
Que peut-on dire du rôle des femmes lors des événements du 18 mars qui marquent le début de la Commune ? Peut-on établir un parallèle avec d’autres journées révolutionnaires où la place des femmes est souvent mise en avant, comme la marche sur Versailles les 5 et 6 octobre 1789, et la manifestation pour la journée internationale des droits des femmes du 8 mars 1917 qui inaugure la Révolution russe ?
Il y a eu un grand nombre de femmes le 18 mars pour empêcher les soldats de se saisir des canons de la butte Montmartre, ce qui s’explique tout simplement car c’était tôt le matin et les femmes se lèvent les premières pour chercher l’eau, le combustible, etc. Mais il y a aussi eu des hommes – ne serait-ce que parce que les femmes ont donné l’alarme – et notamment les fédérés, qui n’étaient que des hommes puisque la Garde nationale était fermée aux femmes. Donc au moment où les soldats et la population ont fraternisé sur le Champ des Polonais, celle-ci était assez mixte.
Lors des 5 et 6 octobre 1789, les femmes sont motrices (c’est une corporation de femmes, les Dames de la Halle, qui lance le mouvement), avant d’être rejointes par la Garde nationale ; et, le 8 mars 1917, c’est la journée internationale du droit des femmes (cette journée étant fixée depuis lors à la date du 8 mars). Mais, dans ces différents cas, tout se passe comme si l’on ne retenait le rôle des femmes lors de ces journées qu’en contrepartie de leur invisibilisation le reste du temps, alors qu’elles sont aussi présentes le 10 août 1792, lors des autres événements de la Commune, de la Révolution russe, etc. On visibilise ainsi leur présence lorsqu’elle est liée à leur rôle social et domestique, notamment se charger de la nourriture : le 5 octobre 1789 est une révolte frumentaire, c’est du pain qu’elles vont chercher à Versailles, même si finalement c’est le roi qu’elles ramènent ; et le 8 mars 1917, pour une grande partie des femmes de Saint-Pétersbourg, celles des quartiers ouvriers, c’est moins une manifestation pour le droit des femmes qu’une manifestation pour le pain et pour la paix. Il ne faut donc pas restreindre leur participation aux événements révolutionnaires à ces journées, fussent-elles inaugurales.
Par la suite, elles n’ont pas pu participer aux institutions officielles de la Commune ? L’ont-elles revendiqué ?
On n’a pas envisagé le droit de vote des femmes pour élire la Commune le 26 mars, et elles l’ont en fait assez peu revendiqué. Le droit de vote n’était pas une revendication première des femmes à l’époque : elles en ont bien d’autres, et c’est encore plus vrai des communeuses, qui pour la plupart sont socialistes ou « Montagnardes » (démocrates-sociales), mais l’on reviendra sur leurs revendications. C’était d’ailleurs la même chose pendant la Révolution française : on parle beaucoup d’Olympe de Gouges et de sa Déclaration des Droits la Femme et de la Citoyenne, qui est une façon de revendiquer le droit de vote (sans jamais le dire explicitement), mais les travaux de Dominique Godineau sur les femmes révolutionnaires montrent qu’elles ont bien plus demandé de pouvoir entrer dans la Garde nationale que le droit de vote.
Est-ce que la participation des femmes aux combats est quelque chose de propre à la Commune ?
Non, les femmes ont toujours participé au combat, mais il faut préciser de quoi il s’agit. Combattre les armes à la main était plus limité pour les femmes dans les révoltes d’avant la Commune, ne serait-ce que parce que les femmes ne savaient pas forcément se servir de fusils, et parce qu’il y avait un poids des mentalités qui faisait que l’on ne pouvait pas envisager que les femmes puissent donner la mort alors qu’elles donnent la vie. On les tenait donc à l’écart du fusil. Par contre, elles participaient aux combats de barricade (en particulier en 1830 et 1848). La barricade est là pour obstruer une rue, et les soldats s’engouffrent dans la rue et sont bloqués. Les combats se font alors dans deux dimensions : d’une part, il y a un face à face entre les soldats et la barricade (sur laquelle il y a des hommes armés), et, d’autre part, la population jette des objets divers depuis les fenêtres – et là il s’agit pour beaucoup de femmes. Cette deuxième dimension est tout aussi importante (pour avoir travaillé sur les forces de l’ordre durant les émeutes de la monarchie de Juillet, il y avait plus souvent des fractures crâniennes que des blessures par balle), mais on l’oublie souvent. Par ailleurs, les femmes rechargaient les fusils, soignaient les blessés, ravitaillaient les barricades, etc. La spécificité de la Commune est que les femmes ont plus souvent participé aux combats les armes à la main, notamment sur des barricades abandonnées par les combattants masculins.
L’une des organisations de femmes importantes durant la Commune est d’ailleurs liée aux combats : l’Union pour la défense de Paris et les soins aux blessés. Pouvez-vous en dire quelques mots ? Dans quels autres types de cadres les femmes pouvaient-elles s’organiser ?
Oui, c’est une organisation créée par Élisabeth Dmitrieff, qui est l’envoyée de l’AIT [Association Internationale des Travailleurs, nom officiel de la Première Internationale], de Londres à Paris. C’étaient d’ailleurs à l’origine deux hommes qui devaient partir, mais l’un des deux n’a pas pu partir car il était malade, et elle l’a remplacé au pied levé. Cette organisation est intéressante par ses deux aspects : la défense de Paris, ce qui correspond à la revendication transgressive des femmes de pouvoir porter les armes ; et le soin aux blessés, qui relève au contraire du rôle classique des femmes dans la répartition genrée des tâches. C’est l’organisation la plus structurée et qui est assez centralisée, avec trois niveaux : des comités locaux par arrondissements, dans lesquels sont élus des représentants constituant un comité, et enfin une commission exécutive avec à sa tête Élisabeth Dmitrieff.
Mais d’autres organisations existaient, des clubs notamment, comme le club de Montmartre, auquel participait André Léo. Il y avait du reste certaines tensions entre ces organisations : par exemple, lorsqu’André a rejoint également l’Union pour la défense de Paris et les soins aux blessés, cette double appartenance a fortement irrité Élisabeth Dmitrieff. Ces différents cadres étaient en « non-mixité » (même si le terme est anachronique), dirigés et organisés par des femmes, tout comme d’ailleurs les clubs de femmes lors de la Révolution française ou en 1848 (ainsi que les journaux en 1848), même si des hommes pouvaient dans certains cas apporter leur aide. Les femmes ont bien compris que c’est ainsi qu’elles devaient s’organiser pour pouvoir agir et être entendues !
Quelles autres participantes féminines célèbres à la Commune peut-on citer ?
À part Louise Michel, toutes sont largement oubliées… Et si l’on se rappelle Michel et, dans une moindre mesure Brocher, c’est notamment grâce à leurs écrits. Pourtant, bien d’autres figures mériteraient d’être connues. Par exemple, André Léo, autrice d’un grand texte, La guerre sociale, où elle dénonce le fait de vouloir, depuis un siècle, « faire la révolution sans les femmes » ; Dmitrieff, qui a disparu et dont on sait très peu de choses après la Commune ; Paule Minck ; ou encore Nathalie Lemel, un peu plus connue, proche d’Eugène Varlin, et qui avant la Commune avait créé une importante cantine coopérative ouvrière et populaire, La Marmite. Mais pour la plupart des communeuses, on a peu de documents, à part quelques noms sur des affiches ou les traces de leurs procès à Versailles. Cela étant dit, même s’ils le sont un peu plus que les femmes, les communeux masculins sont également assez peu connus, à l’exception de Vallès, Courbet, Pottier, etc.
Outre l’entrée dans la Garde nationale et plus généralement le droit de porter les armes, quelles revendications importantes sont portées par les femmes durant la Commune ?
Elles revendiquent ce que revendiquaient déjà les femmes de 1848, dont elles sont assez proches socialement et par formation politique : le droit au travail, et d’être payées avec les mêmes salaires et donc la même reconnaissance de qualification que les hommes. Elles demandent aussi le droit à l’instruction, le droit au divorce, la reconnaissance des enfants « illégitimes » ou « naturels », la reconnaissance des concubines (qu’elles aient les mêmes droits que les femmes mariées), et, pour certaines d’entre elles, notamment Louise Michel, elles réclament l’abolition de la prostitution.
Lesquelles de ces revendications ont été satisfaites ?
Dans le cadre de l’Union des femmes pour la défense de Paris et les soins des blessés, il y a une grande réflexion sur le travail des femmes et Élisabeth Dmitrieff parvient à arracher des promesses d’égalité salariale, et il y a même un décret, pour une profession particulière, garantissant l’égalité salariale ; elle établit même des coopératives de productrices (de femmes donc). Pour l’instruction de nombreuses écoles pour garçons et filles sont ouvertes. Les concubines sont reconnues, puisque la Commune décrète que les épouses ou concubines de Gardes nationaux blessés ou tués au combat pourront recevoir une pension ; et il y a aussi une reconnaissance des enfants naturels. En revanche, les femmes ne seront pas acceptées dans la Garde nationale fédérée : c’est d’elles-mêmes qu’elles prendront les armes lors de la Semaine sanglante.
Quelle était la place des femmes au sein du mouvement ouvrier à l’époque ?
Elle était très difficile. Non seulement le mouvement ouvrier était dominé par des hommes, mais un certain nombre de courants étaient défavorables au travail des femmes qu’ils jugeaient déloyal parce qu’elles étaient moins bien payées. Et ils commençaient à les voir – même si ce sera plus le cas par la suite – comme des briseuses de grève, ce qui n’est pas attesté dans les sources puisque la division du travail était tellement genrée qu’une femme n’allait pas effectuer un travail d’homme.
Ils considéraient également que le travail en usine (ou en « fabrique », peu importe le terme) était contraire à la moralité, et nombreux étaient ceux au sein du mouvement ouvrier et de l’Internationale qui souhaitaient que les femmes, surtout mariées, rentrent au foyer, quitte à travailler à domicile, c’est-à-dire dans des conditions pires encore que dans les usines. Dans le mouvement ouvrier français, s’ajoute à cela le poids du proudhonisme, et de la profonde misogynie de Proudhon.
Cela n’était certes pas le cas de tous les militants. Par exemple, Eugène Varlin était très favorable à l’égalité hommes-femmes et en particulier à l’égalité salariale, et lorsqu’il fonde La Marmite avec Nathalie Lemel, elle a le même rôle d’organisation que lui. Mais c’étaient des minorités : il y a plusieurs congrès ou conférences de l’Internationale avant la Commune – notamment lors des expositions universelles – qui se sont conclus par des textes profondément misogynes et opposés au travail des femmes. C’est contre ça d’ailleurs que Dmitrieff, André Léo et Paule Minck se battaient avant la Commune : elles faisaient des conférences, très suivies, où elles défendaient le droit au travail et l’égalité salariale. Le slogan « à travail égal, salaire égal » est un slogan de la Commune de Paris.
Peut-on parler d’un mouvement féministe dans la France de l’époque ?
C’est difficile, car le Second Empire avait largement écrasé les mouvements féministes qui avaient pu se constituer en 1848. Cela renaissait doucement, autour de ces figures comme André Léo ou Paule Minck, mais aussi Maria Deraismes, à la tête du journal Le Droit des femmes fondé en 1869, et qui joue un rôle important dans l’Association pour le droit des femmes créée en 1870. Mais c’est surtout au sein du mouvement ouvrier qu’il y a un féminisme socialiste, ou un socialisme féministe, qui s’organise. C’est après qu’un mouvement féministe se développe à l’extérieur du mouvement ouvrier, autour des suffragettes, avec Hubertine Auclert et Marguerite Durand.
Si l’on en vient à la fin de la Commune, les femmes ont-elles subi une répression spécifique de la part des Versaillais ?
Oui, mais elle est ambivalente. D’un côté, plus de femmes que d’hommes ont bénéficié de non-lieu, ce qui a fait dire pendant longtemps que la justice avait été plus clémente avec les femmes. Mais, de l’autre, si l’on regarde les personnes ayant été condamnées, on remarque que les femmes ont eu des peines plus dures : 13 % des condamnées femmes ont été condamnées à mort, contre 0,9 % des condamnés hommes ; et 13 % ont été condamnées aux travaux forcés et 13 % à la déportation, alors que ces chiffres sont de 2,3 et 11 % pour les hommes.
Parce qu’elles transgressaient tout ! Elles étaient d’autant plus monstrueuses aux yeux des versaillais qu’elles étaient femmes : elles transgressaient l’ordre des sexes en sortant de la place qui leur était réservée à l’époque (la cuisine et le berceau) et entrant en politique – et bien évidemment en y entrant par la voie révolutionnaire. C’est ainsi que l’on peut comprendre la figure de la pétroleuse par le biais de laquelle les communeuses ont été stigmatisées. Dès les premiers incendies de la Commune, ce stéréotype est présent : on le retrouve dans la presse versaillaise, l’iconographie et les procès, où l’on essaie toujours d’administrer la preuve qu’elles ont allumé des incendies (les Versaillais oubliant que ce sont eux qui avaient envoyé les premières bombes incendiaires !).
Est-ce que la défaite de la Commune a eu des conséquences négatives sur la situation des femmes et leurs revendications dans les années qui suivent ?
Pas particulièrement. Il y a eu la restauration de « l’ordre moral » par les versaillais, mais il touchait tout le monde, ce n’était pas propre aux femmes. Et lorsque la IIIe République s’installe, elle écarte certes le droit de vote des femmes, mais parce que l’on jugeait les femmes trop cléricales, sans que cela ait un lien direct avec la Commune. Il n’y a donc pas eu de « backlash » [contrecoup] comme après la Révolution française avec la promulgation du Code civil (1804). On a bien sûr supprimé les avancées obtenues les unes après les autres, mais comme tout le reste de l’œuvre de la Commune, qui a été effacé.
Propos recueillis par Yohann Emmanuel pour l'Anticapitaliste la revue