La destruction capitaliste de l’environnement et l’alternative écosocialiste

Commission écologie de la IVe Internationale

janvier 2019

 

À la mémoire de Berta Cáceres, militante indigène, écologiste et féministe du Honduras, assassinée le 3 mars 2016 par les hommes de main des multinationales, ainsi que de tous les martyrs des luttes pour une justice environnementale.

En préparation du XVIIe congrès mondial de la IVe Internationale qui s’est tenu en février 2018, la Commission écologie de l’Internationale avait préparé et diffusé un rapport d’ensemble comportant une introduction, quatre chapitres et une conclusion. Seuls le chapitre III, l’introduction et la conclusion de ce texte furent soumis au vote du congrès. Celui-ci adopta cette résolution (par 112 mandats pour, 1 contre, 2 abstentions), la dédia à la mémoire de Berta Cáceres, et mandata la commission pour éditer sous sa propre responsabilité le document intégral. C’est ce document que nous publions ici. La commission a ajouté au texte du rapport treize encadrés illustrant les différents chapitres, en particulier celui sur les luttes et l’alternative écosocialistes.

 

Berta Cáceres

(4 mars 1973 - 3 mars 2016)

« La période de gouvernement illégal qui a suivi le coup d’État de 2009 au Honduras a ouvert la porte à une vague de concessions illégales pour l’utilisation des terres, ce qui a permis la formation d’une nouvelle élite à l’appétit insatiable. Cette élite n’était pas disposée à se laisser déposséder et était prête à tout. » C’est ainsi qu’Olivia Marcela décrit le contexte qui a permis l’assassinat de sa jeune sœur Berta, le 3 mars 2016.

Au cours de la seule année 2015, Berta Cáceres a déposé 35 plaintes pour intimidation, filatures et attentats contre elle et contre ses collaborateur·es du Conseil des Peuples et Organisations indigènes du Honduras (COPINH). Motif des attentats : le soutien que Berta et ses camarades apportent à la population indigène Lenca et leur résistance infatigable aux mégaprojets des multinationales. Notamment ceux de Desarrollos Energéticos S.A. (DESA), entreprise porteuse d’un projet détesté : celui du barrage Agua Zarca à Rio Blanco, dans la région d’Intibuca, projet soutenu par Banco Ficohsa et mis en œuvre avec des fonds venant des Pays-Bas, de Finlande, d’Allemagne et de la Banque mondiale.

L’engagement politique de Berta Cáceres dans la gauche radicale remonte aux années 1980, alors qu’elle combattait activement avec le FMLN (Frente Farabundo Marti para la Liberacion Nacional) du Salvador. Berta était donc beaucoup plus que l’activiste écologiste à qui sa réputation mondiale récente dans le mouvement pour le climat a valu de recevoir en 2015 le prestigieux prix Goldman de l’environnement, qu’on désigne parfois comme le « Nobel vert ».

L’assassinat de Berta a soulevé une protestation internationale et une exigence de justice dans un pays où l’impunité règne en maître. Les avocats de la famille Cáceres contestent la « décision arbitraire » des juges de récuser les témoins, les experts et les témoignages qui lient le meurtre à une organisatiation criminelle plus vaste. La plus jeune fille de Berta, élue à l’unanimité coordinatrice générale de la COPINH, n’a pas l’intention d’abandonner la lutte pour la justice et pour la vérité sur l’assassinat de sa mère. La lutte pour la sauvegarde du territoire Lenca ne s’arrêtera pas non plus. L’assassinat de Berta a provoqué un effet boomerang : il a renforcé et radicalisé la lutte internationale pour le climat et la lutte à la base pour sauvegarder les richesses naturelles.

Berta l’a dit à de nombreuses reprises : « La vie nous appelle à sauver la joie ». Ce message n’est nulle part plus à sa place qu’ici !

 

INTRODUCTION

La pression que l’humanité exerce sur le système Terre ne cesse de croître de plus en plus rapidement depuis les années 1950. En ce début du XXIe siècle, elle atteint un niveau extrêmement alarmant, et qui continue de grandir dans presque tous les domaines. Le risque d’un effondrement écologique est maintenant si réel et sérieux que cette pression quantitative croissante, observable partout et dans la plupart des domaines, pourrait déboucher à tout moment sur un basculement qualitatif très rapide (quelques décennies) et largement irréversible. Le système Terre entrerait alors dans un nouveau régime d’équilibre dynamique, caractérisé par des conditions géophysiques et géochimiques très différentes, ainsi que par une forte diminution de sa richesse biologique. Au minimum, outre les conséquences sur les autres êtres vivants, la transition vers ce nouveau régime mettrait en danger l’existence de centaines de millions, voire de milliards d’êtres humains parmi les plus pauvres, en particulier des femmes, des enfants et des personnes âgées. Au pire, un effondrement écologique global à l’échelle mondiale pourrait entraîner l’effondrement de notre propre espèce.

Le danger augmente de jour en jour, mais la catastrophe peut être limitée et contenue. En effet, ce n’est pas l’existence humaine en général qui est la cause déterminante de la menace mais bien le mode de production et de reproduction social de cette existence, qui comprend aussi son mode de distribution et de consommation, ainsi que des valeurs culturelles qui accélèrent continuellement une logique production-consommation-déchet. Le mode en vigueur depuis deux siècles environ – le capitalisme – est insoutenable parce que la concurrence pour le profit, qui en est le moteur, implique une tendance aveugle à la croissance quantitative sans limites, incompatible avec les flux et cycles limités de matière et d’énergie dans le système Terre. Au cours du XXe siècle, les pays du dit « socialisme réel » ont été incapables d’offrir une alternative à la destruction productiviste de l’environnement. En ce début du XXIe siècle, l’humanité est confrontée à l’obligation sans précédent de maîtriser son développement dans tous les domaines afin de le rendre compatible avec les limites et la bonne santé de l’environnement au sein duquel elle a pu se développer. Aucun projet politique ne peut plus faire l’impasse sur cette conclusion des études scientifiques sur le « changement global ». Tout projet politique doit au contraire être jugé en premier lieu sur la prise en compte du risque, les réponses systémiques qu’il y apporte, la conformité de ces réponses avec les exigences fondamentales de la dignité humaine, et leur articulation avec son programme dans les autres domaines, particulièrement dans le domaine social et économique.

 

CHAPITRE I

L’accélération de la destruction de l’environnement humain et ses conséquences

 

1.1. Presque tous les indicateurs sont au rouge et la situation générale est déjà catastrophique

La pression anthropique doit être appréhendée globalement, en saisissant l’ensemble des facettes de la dégradation environnementale, leurs interactions mutuelles et leurs interactions avec le développement humain. Les travaux de l’IGBP (Programme International Géosphère Biosphère) identifient neuf paramètres déterminants pour assurer l’existence de l’humanité dans de bonnes conditions : le changement climatique, la destruction de la couche d’ozone, l’atteinte à l’intégrité de la biosphère (perte de biodiversité), l’introduction de nouvelles entités (molécules chimiques, polymères incluant les plastiques, nanomatériaux et matériaux radioactifs), l’acidification des océans, la consommation d’eau douce et l’impact sur le cycle hydrologique, la dégradation des sols, l’altération des cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore, et la charge atmosphérique en aérosols.

Pour chacun de ces paramètres, les chercheur·es ont proposé un seuil de dangerosité. La première étude, publiée en 2009, estimait ces seuils franchis dans trois domaines : le changement climatique (le niveau de dangerosité de la concentration atmosphérique en gaz à effet de serre est très probablement dépassé), l’atteinte à l’intégrité de la biosphère (la vague actuelle d’extinction des espèces – la sixième dans l’histoire de la Terre – est plus rapide et plus ample que la précédente, il y a soixante-cinq millions d’années, qui correspond à la disparition des dinosaures) et l’altération du cycle de l’azote (les activités humaines convertissent plus d’azote atmosphérique en nitrates et autres composés réactifs, qui asphyxient la vie aquatique et dégradent les sols, que tous les processus naturels pris ensemble). L’actualisation de l’étude, publiée en 2015, ajoutait le franchissement d’un quatrième seuil : les changements d’utilisation des sols (déforestation, extension des terres cultivées, assèchement des zones humides, fragmentation des habitats). Le seuil de dangerosité pour les « nouvelles entités » ne faisait l’objet d’aucune estimation. L’état de la couche d’ozone stratosphérique est le seul domaine dans lequel le bulletin de santé du globe s’améliore (les émissions de gaz destructeurs de l’ozone ont diminué de 80 % depuis l’entrée en vigueur du Protocole de Montréal, en 1989). Cet unique point positif témoigne de la possibilité d’agir (quoique les substituts aux CFC destructeurs de l’ozone soient, comme ces derniers, des gaz à effet de serre puissant). Mais cela ne modifie pas l’image générale : la situation d’ensemble de l’environnement humain est d’ores et déjà catastrophique.

 

1.2. Des points de non-retour sont dépassés, une ère géologique nouvelle a commencé

L’accélération du changement global apparaît dans le profil des courbes montrant l’évolution des différents paramètres de la crise écologique en fonction du temps : toutes montrent un point d’inflexion très nette au début des années cinquante du XXe siècle. Le lien avec l’onde longue d’expansion économique de l’après-guerre est évident. Depuis la décennie 1970, il y a de même un lien évident entre les hausses continues des concentrations atmosphériques en CO2 et en aérosols et la mondialisation « just in time » de la production et des échanges. Le rôle de la Chine comme « atelier du monde » très dépendant du charbon, par exemple, dépend des chaînes d’approvisionnement et des systèmes de transport. Il y a de même un lien évident entre la soi-disant « Révolution verte » et l’accélération planétaire de l’empoisonnement chimique, de la pression sur les réserves d’eau douce, du déclin de la biodiversité et des changements d’utilisation des sols.

Ces accélérations des phénomènes destructifs sont telles qu’une série de points de non-retour dans l’évolution du système Terre sont dès à présent dépassés. Les centaines d’espèces disparues du fait de l’activité humaine le sont à jamais ; le niveau des océans a monté de 20 cm au vingtième siècle ; la hausse supplémentaire consécutive au seul supplément d’énergie déjà accumulé dans le système Terre sera de plusieurs dizaines de centimètres à deux mètres dans les prochaines décennies ; même si les émissions anthropiques étaient stoppées immédiatement, il faudrait des millénaires pour que les processus naturels retirent l’excès de dioxyde de carbone de l’atmosphère terrestre ; de nombreux composés chimiques de synthèse subsisteront des dizaines de milliers d’années faute d’agents naturels capables de les décomposer ; des matériaux radioactifs continueront de contaminer l’environnement pendant des milliers, voire des centaines de milliers d’années.

Il s’agit là d’impacts irréversibles à l’échelle géologique des temps, dont les traces resteront inscrites dans la physique et la chimie du globe. Il est justifié d’en tirer la conclusion que la Terre est entrée dans une nouvelle ère géologique, qui succède à l’Holocène. La géologie ne prend en compte que les faits géologiques, pas leurs prémisses, qui ne se marquent pas dans l’écorce terrestre. Ces faits amènent à conclure que l’ère géologique nouvelle commence après la Seconde Guerre mondiale. Le fait de désigner cette ère comme Anthropocène ne signifie pas que le changement est imputable à l’espèce humaine « en général ». Il est imputable à un mode historique de production de l’existence – le capitalisme – et à la domination d’une classe sociale particulière. Les changements récents qui marquent l’entrée du système Terre dans l’Anthropocène résultent principalement de la croissance capitaliste, de la mondialisation et des demandes croissantes en matériaux et en énergie. Leurs effets délétères proviennent principalement du mode de vie insoutenable et dominateur des plus riches. Cependant, l’histoire longue des destructions environnementales précapitalistes, ainsi que l’expérience récente des graves destructions environnementales commises au XXe siècle par les pays qui avaient engagé une transition post-capitaliste, montrent que l’abolition du capitalisme n’est qu’une condition nécessaire pour restaurer la résilience du système Terre, pas une condition suffisante.

 

1.3. Le changement climatique, danger majeur

L’augmentation de la température moyenne de surface de la Terre par suite de l’accumulation atmosphérique de gaz à effet de serre (dioxyde de carbone, méthane, oxyde nitreux et divers gaz industriels à haut « pouvoir radiatif » – potentiel « réchauffant ») constitue plus que probablement le paramètre majeur de la destruction en cours. De plus, ce paramètre est connecté à plusieurs autres (acidification des océans, perte de biodiversité, changements dans l’utilisation des sols, charge atmosphérique en aérosols, notamment). De ce fait, le changement climatique occupe objectivement une position centrale dans la « crise écologique ».

La température moyenne mondiale a augmenté de plus d’un degré Celsius depuis l'ère pré-industrielle. Le réchauffement est généralement plus élevé sur les continents et il est trois fois supérieur à la moyenne au-dessus de l'Arctique et de la péninsule Antarctique. Entre 1970 et 2015, la température a augmenté de 0,17°C/décennie, un rythme 170 fois supérieur aux variations moyennes de l'Holocène. Ce phénomène d’une rapidité sans précédent est dû aux émissions anthropiques. Faute de mesures radicales, le réchauffement moyen global, continuant à ce rythme, pourrait atteindre jusqu'à 6°C au cours du XXIe siècle.

Après être restées relativement constantes (autour de 280 parts par million en volume - ppmv)1 pendant plus de 10 000 ans, les concentrations atmosphériques en CO2 (le dioxyde de carbone) ont augmenté de 45 % depuis la Révolution industrielle. La plus grande partie de cette augmentation s’est produite dans les dernières décennies. Entre 1970 et 2015, la concentration atmosphérique en CO2 a augmenté de 75 ppmv. Cela équivaut à un rythme de 16,6 ppmv/décennie, 550 fois plus rapide qu’entre la moitié de l’Holocène et la révolution industrielle et 100 fois plus rapide que l’estimation de l'augmentation naturelle de la concentration en CO2 lors de la sortie de la dernière glaciation. En 2017, la concentration atmosphérique en CO2 a atteint 410 ppmv, un niveau sans précédent depuis au moins trois millions d’années. À l’époque, il n’y avait pas de calotte glaciaire permanente sur l’hémisphère Nord, les températures globales étaient environ 3 °C plus élevées qu’avant l’industrialisation, et le niveau des océans était probablement quinze à vingt mètres plus élevé qu’aujourd’hui.

Les émissions de CO2 proviennent principalement de la combustion des combustibles fossiles, et en second lieu de la déforestation. Mais d’autres gaz à effet de serre produits par les activités humaines s’accumulent aussi à grande vitesse dans l’atmosphère. Leur potentiel « réchauffant » (pouvoir radiatif) est beaucoup plus élevé que celui du CO2. La concentration atmosphérique en méthane (CH4, un gaz au pouvoir radiatif 34 fois supérieur à celui du CO2 sur une période de 100 ans, rétroactions comprises) a augmenté de 150 % depuis la période préindustrielle. Ce méthane provient de la fermentation entérique dans le tube digestif des ruminants, de certains processus agricoles, des fuites fréquentes lors de la prospection, de l’extraction et du transport de pétrole et de gaz naturel, ainsi que de la décomposition des déchets. La hausse de la concentration en méthane est de l’ordre de 57.5 ppbv/décennie (parts par milliard), soit 285 fois plus que les moyennes observées durant l’Holocène. En ajoutant les émissions d’oxyde nitreux, d’halocarbones et divers autres facteurs, le cinquième rapport d’évaluation du GIEC a conclu que la Terre subit un « forçage radiatif » entraînant un déséquilibre énergétique de 2,29 watts par mètre carré. À titre de comparaison, cela représente une quantité d’énergie dix-huit fois supérieure à celle qui était libérée chaque seconde par la détonation de la bombe d’Hiroshima !

La concentration atmosphérique actuelle en dioxyde de carbone dépasse significativement le seuil de dangerosité, qui serait situé autour de 350 ppmv. Nous sommes par conséquent très proches du point de basculement à partir duquel le changement climatique commencerait à s’emballer de façon non linéaire par suite des « rétroactions positives »2. La rétroaction positive la plus importante est déjà à l’œuvre : en effet, une température plus élevée signifie que l’atmosphère peut stocker de plus grandes quantités de vapeur d’eau… qui est aussi un gaz à effet de serre. Également à l’œuvre, le recul estival de la glace de l’océan Arctique est un phénomène irréversible ; or ce recul implique la réduction de la part du rayonnement solaire réfléchie par la Terre (albédo), donc l’accélération du réchauffement. La libération de méthane et de dioxyde de carbone du fait du dégel du pergélisol constitue une autre rétroaction positive inquiétante.

Jusqu’à présent, les forêts et les océans continuent d’absorber annuellement la moitié environ du CO2 émis, jouant ainsi le rôle de « puits de carbone ». Un affaiblissement de la capacité d’absorption des forêts – résultant des limites de la photosynthèse, de sécheresses sévères et d’autres phénomènes extrêmes – constituerait un point de basculement majeur : les forêts cesseraient d’être des « puits » pour devenir des sources de carbone (c’est ce qui se produirait, par exemple, si l’Amazonie se transformait en savane). L’évolution de la capacité d’absorption du CO2 par les océans est une autre source de préoccupation sérieuse : d’une part, les gaz tels que le CO2 sont moins solubles dans l’eau chaude que dans l’eau froide, de sorte que le puits de carbone océanique tend à s’affaiblir ; d’autre part, la dissolution de quantités croissantes de gaz carbonique entraîne l’acidification des eaux, qui menace la vie marine dans son ensemble.

 

1.4 Des conséquences sociales et écologiques incalculables, qui augmenteront très fortement au-delà de 1,5°C

Les phénomènes météorologiques extrêmes affectent déjà l'humanité, en particulier les pays et les communautés vulnérables, les Noirs, les femmes, les peuples indigènes et les paysans. La science du climat montre que nombre de ces phénomènes sont de plus en plus fréquents et/ou graves. Ces augmentations de fréquence et d’intensité sont de plus en plus attribuées au changement climatique. Elles confirment que nous sommes dans la zone dangereuse proche de changements de très grande ampleur, non linéaires et irréversibles.

Il convient de rappeler que chaque nouvelle avancée dans la science des changements climatiques aboutit à la conclusion que nombre de recherches antérieures avaient placé les seuils de dangerosité trop haut. L’étude des paléoclimats (climats anciens) suggère que même un réchauffement inférieur à 2°C peut, à long terme, entraîner une élévation du niveau de la mer de 6 à 13 mètres. (ENCADRE N°1) Le dernier rapport spécial du GIEC (SR15, sur le réchauffement de 1,5°C)3 montre des différences substantielles dans la probabilité de températures extrêmes entre les scénarios à +1,5°C et les scénarios à +2°C (par rapport à l’ère préindustrielle). Selon ce même rapport, dans plusieurs régions du monde, les risques de fortes précipitations seraient beaucoup plus faibles à +1,5°C qu’à + 2°C. De même, dans certaines régions (comme la Méditerranée), la fréquence et l'ampleur des sécheresses seraient « substantiellement plus grandes » à +2°C qu'à +1,5°C.

En général, à + 1,5°C, les risques pour les systèmes naturels et humains sont moins importants, mais il n’est pas certain néanmoins qu’un réchauffement de cette ampleur n’aurait pas de conséquences très graves. Toujours selon le GIEC (SR15), des vagues de chaleur exceptionnelles et mortelles (comme celles qui ont frappé l'Europe en 2003 et le sous-continent indien en 2015), qui sont déjà nettement plus fréquentes que dans l’ère préindustrielle, pourraient être trois fois plus fréquentes à +1,5°C qu’aujourd’hui (et six fois plus fréquentes à +2°C). Comme toute augmentation de 1°C entraîne une augmentation de 6 % environ de la quantité de vapeur d’eau dans l’atmosphère, et que la vapeur d’eau, rappelons-le, est un gaz à effet de serre qui amplifie l’effet des gaz à effet de serre anthropiques, le réchauffement et les perturbations du cycle de l’eau tendent à monter en puissance à +1,5°C, et plus encore à +2°C et au-delà. L’atmosphère stockant plus de vapeur d’eau lorsque le climat est plus chaud, une évaporation accrue aggrave les sécheresses, ce qui augmente les risques de pénurie d’eau, de pertes de récoltes et de feux de forêt. D’autre part, la plus grande concentration atmosphérique en vapeur d’eau favorise la condensation et la formation de nuages, ce qui crée les conditions propices aux tempêtes sévères, aux inondations soudaines, aux cyclones tropicaux, aux typhons, etc. C’est pourquoi l’excès de gaz à effet de serre dans l’atmosphère forme l’ADN des tempêtes monstrueuses comme Katrina, Hayian, Irma et Maria. En résumé, un climat plus chaud est un climat d’extrêmes.

 

1.5. Réduire radicalement les émissions, principalement celles des riches

Il faut le dire clairement : +2°C ne peut pas être considéré comme une limite sûre du réchauffement. À juste titre, l’Alliance des petits États insulaires (AOSIS) insiste sur ce point depuis des années. Il faut faire face à l’urgence. Le rapport spécial du GIEC sur 1,5°C (SR15) a conclu que, pour avoir une chance de maintenir le réchauffement sous 1,5°C, les émissions nettes de carbone4 doivent diminuer de moitié en 12 ans et être ramenées à zéro en 2050. Ces objectifs doivent d’ailleurs être respectés même dans les scénarios comportant l’usage massif de technologies telles que la BECCS (Bioénergie avec capture et séquestration du carbone – cf. chapitre II), qui auraient des effets sociaux et environnementaux délétères.

Même dans l’hypothèse d’une hausse modeste de la population mondiale, réduire de moitié les émissions signifie que les émissions par personne doivent descendre au-dessous de 2,5 tonnes/personne/an. Ce niveau est six à sept fois inférieur au niveau moyen des émissions par tête des pays riches aux économies les plus intensives en carbone, tels que les États-Unis, l’Australie et le Canada. En même temps, il est très supérieur à la moyenne dans certains des pays les plus pauvres de la planète, tels que le Burundi, le Tchad, la République démocratique du Congo, la République centrafricaine, le Rwanda et le Mali, dont les émissions sont inférieures à 0,1 tonne/personne/an.

Mais les émissions moyennes par personne ne disent pas le fin mot de l’histoire. Des inégalités extrêmes existent en effet au sein des pays. Il faut reconnaître que le changement climatique anthropique est complètement lié à ces inégalités et à cette division de la société en classes : les émissions par personne du 1 % le plus riche sont 175 fois plus élevées que celles des 10 % les plus pauvres. Le mode de vie des plus riches (consommation, usage de l’énergie, transports et régime alimentaire) est insoutenable et incompatible avec l’équilibre climatique.

ENCADRE 1

Montée du niveau des océans : une menace sous-estimée

Sans politique de stabilisation, le niveau des mers montera au moins de 80 cm en 2100. Maintenir le réchauffement en dessous de 1,5°C ralentira la hausse, mais celle-ci atteindrait quand même 90 cm en 2300, selon les projections.

Attention : ces chiffres n’intègrent pas l’impact des désintégrations des calottes glaciaires, phénomènes non linéaires donc non modélisables. Le moment où ces phénomènes pourraient se produire est indéterminé. Certains chercheurs affirment que des accidents de grande ampleur sont devenus inévitables.

Eric Rigot, glaciologue à l’université de Californie : « Nos observations apportent aujourd’hui la preuve qu’un large secteur de la calotte glaciaire de l’Antarctique Ouest est entré dans une phase de recul irréversible. Le point de non-retour est dépassé ». Il s’agit de six glaciers qui se jettent dans la mer d’Amundsen. La région a la forme d’un bol, ouvert du côté de l’océan. Le socle rocheux est situé sous le niveau de la mer, qui se réchauffe. Par ailleurs, le réchauffement amincit la couche de glace au niveau du bord du bol. Les glaciers accélèrent donc leur glissement vers les eaux profondes.

Selon les chercheurs, la rupture des six glaciers fera monter le niveau des océans de 1,20 mètre. Des secteurs adjacents de la calotte seraient déstabilisés, de sorte que le niveau des mers pourrait au final monter de 4 mètres.

Le Professeur Ian Joughin (université de Washington) étudie en particulier un des six glaciers, le Thwaites. Sa disparition est inévitable selon lui. Même si les eaux chaudes se dispersaient d’une manière ou d’une autre, ce serait « trop peu, trop tard ». Et d’ajouter : « Il n’y a pas de mécanisme de stabilisation ».

D’autres chercheurs ont découvert que les mêmes mécanismes menacent un autre glacier géant sur la côte Est, le Totten. Sa rupture aussi ferait monter les mers de 3,5 mètres…

Pour ne pas rompre avec la croissance capitaliste, la plupart des scénarios de mitigation (atténuation, limitation) du changement climatique synthétisés par le GIEC misent sur un dépassement temporaire des 1,5°C suivi par un refroidissement ultérieur au moyen de technologies à émissions négatives (TEN) – pour retirer du carbone de l’atmosphère – ou par la géoingénierie, pour diminuer le rayonnement solaire entrant dans l’atmosphère *.

La possible dislocation des calottes glaciaires montre la dangerosité de cette idée. Comme l’a écrit un spécialiste, « des changements temporaires peuvent produire des effets permanents ». Il serait plus juste de dire qu’ils peuvent produire « un cataclysme irréversible ».

 

* Voir les définitions des TEN et de la géoingénierie au chapitre II

Sources : “Mitigation gambles: uncertainty, urgency and the last gamble possible”; Shue H. 2018, Phil. Trans. R. Soc. A376: 20170105. « Scientists Warn of Rising Oceans from Polar Melt », New York Times, May 12, 2014.

 

1.6. L’extinction de la biodiversité menace d’effondrement les écosystèmes

La biodiversité est un des piliers du système Terre, car elle contribue de façon importante à réguler les cycles du carbone, de l’azote, du phosphore et de nombreux autres éléments dans la nature. La biosphère joue aussi un rôle fondamental dans la régulation du climat et du cycle de l’eau. Or, il est incontestable que la pression énorme exercée par la société humaine (le capitalisme, sa croissance infinie et le mode de vie qui lui est associé) pèse sur tous les êtres qui habitent la planète, dans tous les écosystèmes.

La Terre a connu cinq épisodes d’extinction massive, entraînant la perte de 75 % des espèces vivantes ou plus. De nombreux indicateurs montrent que la biosphère subit aujourd’hui des changements néfastes majeurs, en particulier depuis les dernières décennies. La population de vertébrés à l'état sauvage a diminué de 58 % entre 1970 et 2012. Les causes combinées sont la surexploitation (y compris la surpêche), la destruction de l'environnement, sa dégradation et sa contamination, le changement climatique, les espèces dites invasives et des maladies. Les populations d’insectes ont probablement connu une réduction encore plus importante. Cela fait planer de sérieuses menaces sur de nombreux écosystèmes, car les insectes ont des rôles importants, par exemple dans la pollinisation des plantes. D’une manière générale, selon les estimations, le taux d’extinction actuel des espèces est mille fois supérieur à la normale. Cette hécatombe pourrait avoir des conséquences catastrophiques, non linéaires, entrainant l’effondrement de certains écosystèmes.

 

1.7. Les océans en danger d’asphyxie

Les océans absorbent 93 % de l’excédent de chaleur provoqué par le changement climatique. Même sans tenir compte d’El Nino, l’anomalie moyenne de température dans les océans ces dernières années approche un degré par rapport à l’ère préindustrielle. Les conséquences sont nombreuses et significatives. Des océans plus chauds génèrent des tempêtes plus violentes, en particulier des cyclones tropicaux plus violents. Dans plusieurs parties du monde, le climat régional est affecté par les changements dans la température de surface de la mer. La vie marine est fortement affectée, car les eaux plus chaudes contribuent au blanchissement des coraux, ce qui pose une menace majeure pour d’importants écosystèmes marins. De plus, de nombreuses espèces migrent vers les pôles, à la recherche d’eaux plus fraîches.

Un quart environ des émissions globales de CO2 est absorbé par les océans, ce qui entraîne leur acidification5. Celle-ci est 3 à 7 fois plus élevée et 70 fois plus rapide que lors de la fin de la dernière glaciation. Selon les scénarios de changement global, s’il n’y a pas ou peu de mesures d’atténuation, les océans froids seront sous-saturés en aragonite (une des formes du carbonate de calcium) avant la fin de ce siècle, ce qui rendra impossible la survie de nombreuses formes de vie. Tous les niveaux de la chaîne trophique (alimentaire) marine seront affectés par cette acidification.

De plus, selon les estimations, la quantité d’oxygène dissous dans les océans a diminué de 2,1 % en 50 ans. Cette perte d’oxygène est directement liée au changement climatique, car le réchauffement des eaux de surface augmente la stratification des masses d’eau et contrecarre ainsi les mouvements verticaux, donc le mixage des masses, ce qui réduit le flux d’oxygène vers l’océan profond. Une autre menace sérieuse pour la vie marine est la pollution. (ENCADRE N°2) Comme si le réchauffement, l’acidification, la désoxygénation et la pollution ne suffisaient pas, les grandes entreprises investissent de plus en plus dans ce qu’on appelle la « blue economy », autrement dit l‘expansion à large échelle d’activités extractivistes pillant le pétrole et les minerais dans les fonds marins.

ENCADRE N°2

Une tonne de plastique pour cinq tonnes de poisson

Des catastrophes telles que celles d’Exxon-Valdez et de BP Deep Horizon, par exemple, ou l’explosion du réacteur nucléaire de Fukushima ont répandu d’énormes quantités de produits toxiques dans les océans, avec de sérieuses conséquences pour les écosystèmes marins. Mais même en l’absence de désastres de ce genre, les océans sont confrontés à une calamité quotidienne : toutes sortes de substances sont en effet déversées dans les mers, depuis les métaux lourds jusqu’aux antibiotiques et autres médicaments, en passant par les pesticides et les plastiques. Huit millions de tonnes de plastique finissent chaque année dans les océans. Ceux-ci contiennent actuellement une tonne de plastique pour cinq tonnes de poissons. Une proportion de 1/1 pourrait être atteinte dès 2050, dans un scénario « business as usual ».

 

1.8. La déstabilisation des cycles de l’azote et du phosphore

L’azote (sous forme de nitrate) et le phosphore (sous forme de phosphates) sont indispensables à la croissance des plantes. L’azote est abondant dans l’atmosphère. Comment se retrouve-t-il dans les sols et les eaux ? Grâce à la foudre et à l’action de certains micro-organismes. Mais aujourd’hui les humains fixent artificiellement autant d’azote que tous les processus naturels combinés. Il semble que la perturbation du cycle de l’azote qui en résulte soit la plus importante et la plus rapide depuis 2,5 milliards d’années. De même, les activités humaines libèrent jusqu’à trois fois plus de phosphore que les processus naturels. Ici aussi, le cycle naturel est gravement perturbé.6

Ces perturbations ont des conséquences sérieuses. Des quantités insuffisantes d'azote et de phosphore contrecarrent la croissance des algues dans de nombreux environnements aquatiques. Mais les activités humaines libèrent des quantités excessives de ces éléments, de sorte que les algues peuvent se mettre à proliférer soudainement, en consommant de grandes quantités d’oxygène. Le déséquilibre qui en résulte est appelé eutrophisation. Il peut avoir des conséquences très graves pour les écosystèmes aquatiques, en déficit d'oxygène. L'eutrophisation est également un problème majeur pour la qualité de l’eau, avec des conséquences négatives pour la santé humaine.

 

1.9. La pénurie d’eau douce

Le manque d’eau douce sera dans les décennies qui viennent l’une des principales menaces pour les communautés, les villes et même pour des pays et des régions entières. Les tensions sur l’approvisionnement en eau sont le résultat combiné de plusieurs facteurs : les demandes croissantes de l'agriculture à grande échelle, de l’industrie et du secteur énergétique, des changements dans le cycle de l’eau dus au réchauffement de la planète et d’autres problèmes environnementaux.

Selon les Nations unies, environ 1 milliard de personnes n'ont pas accès à une eau potable de qualité. Le nombre de gens n’ayant pas accès à l’eau de distribution dans les villes est plus élevé aujourd’hui qu'à la fin des années 1990. Il n’est donc pas exagéré de dire que nous expérimentons d’ores et déjà une profonde crise de l’eau à l’échelle mondiale.

Quelque 4 000 km3 d’eau parcourent le cycle hydrologique chaque année. L’agriculture et l’élevage exigent beaucoup d’eau. L’agriculture consomme à elle seule 70 % de l’eau nécessitée par les activités humaines (environ 2 600 km3 d’eau sont nécessaires au maintien de la seule agriculture mondiale irriguée). Les scientifiques se sont demandé si l’utilisation de l’eau avait déjà dépassé une frontière planétaire de soutenabilité (et si la définition d'une telle frontière globale était significative pour ce paramètre). Il est clair cependant que la plupart des effets de la sur-utilisation et/ou de la mauvaise utilisation de l'eau sont limités à l'échelle du bassin hydrographique, de sorte que les pénuries deviennent de plus en plus fréquentes sur le plan local.

Cette situation empire parce que le capital tend à s’approprier de plus en plus les ressources en eau (de surface ou souterraines), coupant des communautés entières de l’accès à l'eau en quantité et en qualité suffisantes pour satisfaire leurs besoins. Non seulement l’agrobusiness et d’autres activités intensives en eau, telles que la production d’électricité par des centrales thermoélectriques (fossiles ou nucléaires), la production d’acier, de boissons, de papier, etc., augmentent leur consommation, ce qui limite l’utilisation possible de l’eau par les humains et les non-humains. Mais, en plus, la pollution par les déchets miniers et industriels, l’extraction de pétrole et de gaz, les pesticides, etc., ainsi que les processus d’eutrophisation, compromettent la qualité de l’eau dans de nombreuses régions du monde. (ENCADRE N°3)

ENCADRE N°3

« Le peuple veut l’eau au robinet »

La lutte pour l’eau dans la région arabe a pris une dimension de masse avec les processus révolutionnaires.

Eau absente, polluée, salée ou chère, fleuves détournés, asséchés ou pollués, barrages en projet ou déjà destructeurs de régions entières, l’arme de l’eau est utilisée contre les opprimé·es. Les populations revendiquent le droit à l’eau au robinet : manifestations locales, routes coupées, occupations de sites, marches, scellés sur des administrations, grèves aux rentrées scolaires ou dans des villes entières. Elles sont rejointes par des travailleurs affectés : personnel médical et infirmier, enseignants, plongeurs professionnels. Des citoyen·es de tous âges mènent ces luttes dans les régions oubliées car éloignées des centres urbains, surtout des femmes qui ont la tâche d’aller chercher l’eau, souvent à pied, à des kilomètres du lieu d’habitation, et des enfants. L’accès à l’eau d’irrigation est réclamé par des paysan·es lésés par des activités prédatrices (mines de phosphate, huileries…) mais aussi par l’agrobusiness dont les exigences rentrent en contradiction avec les luttes des populations assoiffées. Les revendications des populations sont adressées aux administrations locales (mairie, gouvernorat, agence de l’eau) et ne remettent que rarement en cause le pouvoir central – à l’exception du Maroc, de la Mauritanie et de l’Égypte où les dirigeants sont perçus comme responsables et seuls à même d’apporter des solutions.

Les réponses des autorités sous prétexte du « réchauffement climatique », du « gaspillage » ou du « détournement » relèvent du dilettantisme : camions-citernes dépêchés dans l’urgence, promesses non tenues. Les populations reprennent alors la rue. La répression est la seconde réponse : militant·es marocain·es, égyptien·es, soudanais·es, et arabes d’Iran arrêtés et/ou condamnés, Palestinien·es et Irakien·es tués lors de manifestations.

La lutte pour l’eau est souvent menée conjointement avec celles pour des équipements sociaux et le droit à l’emploi, dans des régions où le chômage est structurel. Ces dernières années, elle a dépassé le terrain écologique pour devenir une question sociale et politique. En 2018, le Hirak marocain qui n’en finit pas, la révolte de Port Soudan, la grande marche du retour à Gaza, la révolte des Arabes d’Iran criant « Mort au dictateur » ou les masses insurgées du Sud Irakien scandant « Dégagez ! » ne sont que les prémisses d’un conflit de grande ampleur écologique et politique à venir.

Le changement climatique contribue d’ores et déjà et contribuera encore plus à la crise de l’eau, du fait de l’augmentation attendue de phénomènes tels que les sécheresses extrêmes et les inondations (qui peuvent interrompre le traitement des eaux dans les systèmes d’épuration). La situation des régions semi-arides, déjà sujettes aux sécheresses liées à la variabilité naturelle, est particulièrement préoccupante. En outre, l'intrusion saline due à l’élévation du niveau de la mer peut compromettre la qualité des aquifères dans les zones côtières.

 

1.10. Les menaces sont sous-estimées plutôt que surestimées

Toutes les projections sont entachées d’incertitudes plus ou moins grandes. On sait par exemple que l’afflux de phosphore dans les eaux peut provoquer la mort des océans par anoxie (insuffisance d’oxygène) et que ce phénomène s’est déjà produit brusquement dans l’histoire de la Terre, mais le seuil de dangerosité reste indéterminé. Les imprécisions de ce genre ne permettent pas de douter de la réalité de la menace, ni de sa possible imminence : elles montrent plutôt que les connaissances restent insuffisantes. À titre d’exemple, les conséquences négatives des 100 000 molécules que l’industrie chimique produit, qui n’existent pas dans la nature, et dont un certain nombre sont très difficilement ou non décomposables, commencent à être de mieux en mieux connues (nombre d’entre elles sont notamment des cancérigènes ou des perturbateurs endocriniens qui affectent la capacité reproductive). Les effets combinés de ces substances (effet cocktail) sont moins connus, et ceux des nanomatériaux encore moins. Mais tout indique qu’une meilleure connaissance de ces combinaisons de substances conduira à conclure qu’elles sont encore plus dangereuses ensemble que séparément. Et si on découvre que trop de ces produits chimiques ont été déversés dans l’environnement, on pourrait être amené à constater que le seuil de dangerosité a déjà été franchi, et qu’on ne peut pas empêcher une cascade de conséquences négatives.

La sous-estimation des dangers est bien établie, en particulier dans le domaine climatique : la science du climat est de plus en plus fine, mais la réalité des effets observés, tout en confirmant les hypothèses théoriques, est souvent considérablement plus grave que les projections. La hausse annuelle observée du niveau des mers, par exemple, est nettement supérieure aux projections des modèles mathématiques. Cette sous-estimation des dangers résulte notamment du caractère par définition conservateur des synthèses de recherches (c’est le cas des rapports du GIEC) et de la difficulté de saisir les dynamiques non linéaires. Il ne faut pas négliger cependant les phénomènes subjectifs, tels que l’autocensure des chercheurs. Ils rechignent souvent à prendre pleinement en compte leurs propres conclusions les plus extrêmes. En même temps, les conceptions idéologiques des scientifiques peuvent aussi biaiser leurs conclusions dans le sens d’une sous-estimation des solutions possibles, de sorte que l’issue semble ne pouvoir venir que de la foi dans des percées technologiques « dites révolutionnaires », et pas dans la capacité de l’humanité d’autoréguler son développement et ses échanges avec l’environnement.

Dans le cinquième rapport d’évaluation du GIEC, le groupe de travail 3 de cet organisme donne un exemple évident de biais idéologique : « Les modèles (climatiques) supposent des marchés qui fonctionnent pleinement et un comportement de marché concurrentiel » 7. La politique scientifique, ainsi que les mécanismes de financement de la recherche, facilitent ces biais idéologiques débouchant sur des conclusions contestables. De ce fait, des propositions efficaces et relativement évidentes pour conjurer la catastrophe, ou au moins la limiter (par exemple, la suppression des productions inutiles et nuisibles) ne sont pas prises en compte parce qu’elles mettent en question le mode social de production et le genre qui en découle de relations de l’humanité avec le reste de la nature, ce qui suffit à les classer comme « utopiques ».

 

1.11. Un amplificateur majeur de la crise sociale

La destruction de l’environnement humain constitue dorénavant un amplificateur majeur de la crise sociale. Elle pèse sur les systèmes de santé, d’autant plus que ceux-ci sont partout mis à mal par les politiques d’austérité. La pollution atmosphérique entraîne chaque année près de 3 millions de décès prématurés dans le monde. Les particules fines dues notamment à la combustion de combustibles fossiles sont responsables de 6 % des décès par cancer du poumon. Selon l'Organisation mondiale de la santé, quelque cinq millions de décès chaque année sont attribuables à l'empoisonnement chimique. De même qu’il est au centre de la destruction environnementale, le changement climatique est au centre des impacts sociaux de celle-ci. De nombreux exemples, y compris dans les pays dits « développés », montrent que le changement climatique exacerbe les inégalités sociales – de classe, de genre, de race. Outre les victimes directes, les phénomènes météorologiques extrêmes (inondations, sécheresses, vagues de chaleur, cyclones, etc.) déstabilisent les conditions d’existence des peuples indigènes, contribuent à ruiner les petit·es paysan·es, accélèrent la concentration de la propriété foncière et favorisent l’appropriation privée des lieux et des ressources, dégradant les conditions de vie des couches les plus pauvres de la société. La montée de ces risques climatiques déclasse certains territoires et celleux qui les habitent, favorise la spéculation sur d’autres.

Le réchauffement, la hausse du niveau des océans, la salinisation des sols, la désertification, le dégel du pergélisol, etc. sont devenus de nouveaux déterminants de la migration des populations, en particulier de l’exode rural qui grossit les mégapoles entourées de bidonvilles. Cette situation à son tour crée de nouveaux problèmes sociaux et écologiques. Les rétroactions sociales sont généralement négatives en particulier pour les femmes. Sans l’autonomie relative que leur assurait leur rôle le plus souvent majeur dans la production vivrière, elles sont confrontées à des difficultés accrues pour assurer leur subsistance et celle de leurs enfants. Les causes environnementales des migrations se combinent généralement à des causes humaines, telles que le sous-emploi chronique, le racisme, la répression des libertés démocratiques, les grands travaux d’infrastructure (barrages notamment), l’exploitation minière, les guerres etc. Le contrôle de certaines ressources menace d’ailleurs de devenir une nouvelle cause de conflits, notamment de guerres de l’eau dans les régions arides ou désertiques.

Selon des estimations, plus de 160 millions de réfugié·es sont, au moins en partie, des réfugié·es environnementaux. Parmi elles et eux, les réfugié·es climatiques seraient déjà plus de 25 millions. (ENCADRE N°4) La plupart des personnes sont déplacées à l’intérieur de leur propre pays mais, dans les cas extrêmes de certains petits États insulaires du Pacifique, des peuples entiers sont menacés de déracinement total parce que leur pays sera rayé de la carte. 150 à 200 millions d’êtres humains, en plus, pourraient être obligés de déménager dans les décennies qui viennent par suite d’une hausse du niveau des océans de 80 cm. Globalement, dans le cadre du mode de production actuel, il n’y a pas d’adaptation possible à un réchauffement de 3°à 4°C avec la population humaine de neuf milliards d’individus attendue d’ici la fin du siècle. N’ayant aucun statut, les réfugié·es écologiques risquent d’être considérés comme « de trop » par rapport à la « capacité de charge » de la planète. Repeinte en vert et combinée au racisme, au nationalisme et à l’impérialisme, la logique anti-pauvres de Malthus, en « naturalisant » le rapport humanité-nature, risque ainsi de faire le lit idéologique d’une barbarie planétaire sans précédent, dont les prémisses s’étalent déjà sous nos yeux.

ENCADRE N°4

Déplacements climatiques forcés et migrations

 

Les déplacements climatiques et les migrations sont devenus un phénomène mondial. Tempêtes, cyclones, tsunamis, ouragans, crues soudaines, élévation du niveau de la mer, événements extrêmes, changement du cycle des saisons, pluies précoces ou excessives, érosion, sécheresse et désertification : toutes ces calamités affectent la vie humaine et les moyens de subsistance, l'environnement et l’écologie. Elles entraînent des déplacements forcés d’êtres humains et des migrations. À l’échelle mondiale, on compte 250 millions de déplacé·es climatiques. La plupart d'entre elles et eux ont émigré du sud global. Ces migrant·es ont une vie sous-humaine, sans statut juridique pour les protéger. Un instrument juridique devrait être promulgué sous la supervision de l'ONU.

Le Bangladesh est gravement vulnérable au changement climatique. C'est l'un des pays victimes en première ligne. Selon les prévisions du GIEC, un tiers du Bangladesh – le sud du pays – sera submergé d'ici 2050. En conséquence, 30 millions de personnes seront touchées et migreront du sud vers le nord. Déjà, un nombre considérable de personnes sont déplacées à l'intérieur de leur propre pays et ont migré vers différentes villes à cause du cyclone Sidr de 2007, du cyclone Aila de 2009 et du cyclone Mohsin de 2013. Ces personnes sont traitées comme des migrants climatiques forcés. Leur vie est très précaire. Elles ne sont pas habituées au travail dans les villes. À la campagne, elles travaillaient la terre et cultivaient différents types de cultures, dont le riz de base. Le changement climatique change presque tout dans nos vies.

 

CHAPITRE II

Crise écologique, crise du capitalisme

 

2.1. Une crise systémique du capitalisme

Ce n’est pas « la nature » qui est en crise, mais le rapport de l’humanité à l’environnement, qui est déterminé par la forme des rapports sociaux. La croissance exponentielle des ressources prélevées et des déchets rejetés qui marque l’entrée dans l’Anthropocène découle de la nature même du capitalisme. Ce mode de production a pour but exclusif la production de survaleur par l’exploitation du travail non payé. Cette exploitation a été imposée historiquement par la violence, grâce à l’appropriation privée des ressources, qui a dépossédé les populations de leurs moyens de production, en premier lieu la terre elle-même. D’une part, le système reproduit et élargit sans cesse cette dépossession, car elle conditionne son existence. D’autre part, la concurrence sur le marché contraint constamment les capitalistes à augmenter la productivité du travail en remplaçant des travailleurs par des machines, pour baisser les coûts. Les capitalistes peuvent ainsi réduire leurs prix et augmenter leur part de marché, donc leur profit. Mais, ce faisant, ils contribuent à diminuer la quantité moyenne de travail humain nécessaire, donc la valeur des marchandises. La baisse tendancielle du taux de profit qui en découle ne peut être compensée que de quatre façons :

– en augmentant le taux d’exploitation de la force de travail,

– en augmentant la masse de marchandises produites (donc aussi la masse de ressources consommées),

– en pillant davantage les ressources naturelles gratuites (d’où la tendance du capital à l’extractivisme),

– et en réduisant les frais de reproduction de la force de travail (en les reportant sur le travail gratuit dans la sphère domestique – effectué surtout par les femmes – et en baissant la valeur des biens de consommation).

Le capitalisme est donc un système fondamentalement productiviste, exploiteur, destructeur et patriarcal. Inscrite dans sa nature même, la tendance à la croissance infinie implique inévitablement l’épuisement conjoint des deux seules sources de toute richesse, la terre et le travail humain.

Ce développement capitaliste bute aujourd’hui sur une double limite, sociale et physique. D’une part, la compensation de la baisse du taux de profit par la hausse du taux d’exploitation et la baisse des frais de reproduction se heurte à des résistances et autres difficultés sociales. D’autre part, la compensation par l’augmentation de la masse de marchandises raréfie certaines ressources et aggrave la destruction de l’environnement en général, au point de menacer la stabilité du capitalisme lui-même. Le fait que la concurrence oblige le Capital à accroître l’efficience dans l’utilisation des ressources, à valoriser les déchets (recyclage) et même à favoriser une « économie circulaire » ne solutionne pas le problème. Hausse de l’efficience et recyclage visent en effet à accroître la quantité de marchandises pour compenser la baisse du taux de profit, pas à réduire les ponctions sur l’environnement. De plus, la hausse de l’efficience est une fonction décroissante d’investissements qui contribuent aussi à diminuer le taux de profit moyen, et incitent donc par la suite à augmenter le taux d’exploitation et la masse de marchandises ainsi qu’à diminuer les frais de reproduction de la force de travail… La soi-disant « dématérialisation » n’apporte pas non plus de solution structurelle : en effet, les technologies de l’information ont pour revers une consommation d’énergie et de matériaux très importante. On ne sort donc pas du cercle vicieux productivisme-exploitation-destruction. D’une manière générale, tous ces développements ont pour fondement une accumulation globale de capital fixe financée à crédit, tellement énorme, concentrée et centralisée que le rapport entre besoins et production est profondément inversé. Ainsi, la dynamique même du capital le conduit toujours plus à « produire pour produire », ce qui implique aussi de « consommer pour consommer », toujours plus et plus vite. Les contradictions qui en découlent ne peuvent être résolues autrement que par une gigantesque « destruction créatrice » de capital, permettant de relancer la machine de l’accumulation.

 

2.2. L’heure de vérité pour le « progrès destructif »

Les sociétés antérieures dans l’histoire restaient basées directement sur la productivité naturelle. Des destructions écologiques ont été commises par certaines de ces sociétés, mais le franchissement des limites écologiques était temporaire, et se payait comptant. En même temps, la « capacité de charge » de la Terre en êtres humains est une donnée historique et sociale, pas une donnée biologique. Repousser les limites était possible en développant la population, les savoirs et les techniques, agricoles notamment, tout en maintenant des échanges équilibrés (un « métabolisme ») entre l’humanité et le reste de la nature. Le capitalisme a rompu ce métabolisme. Grâce aux ressources énergétiques fossiles, à la science et à la technologie, il a pu se développer « hors-sol ».

Ce développement hors-sol a pu donner l’impression que la croissance illimitée était compatible avec une meilleure protection de l’environnement : la destruction des forêts européennes a été inversée grâce au remplacement du bois par le charbon, l’appauvrissement des sols dû à la rupture du cycle des nutriments8 a été stoppé grâce à l’invention des engrais de synthèse, l’épuisement de certaines ressources naturelles a été contourné grâce aux produits de la pétrochimie, et l’acidification des pluies a été fortement réduite par la régulation des rejets soufrés et nitrés. Mais l’impression était trompeuse. L’antagonisme fondamental entre la croissance illimitée du capital et la finitude de la planète était toujours là. En réalité, les réponses apportées ne faisaient que reporter cet antagonisme vers le futur tout en l’aiguisant, en le complexifiant et en créant de nouvelles menaces environnementales.

Des scientifiques ont lancé des avertissements à ce sujet, en particulier depuis un demi-siècle, mais ils n’ont pas été entendus. Du coup, le problème des limites du développement resurgit sous la forme d’une crise qui n’est plus locale et partielle, comme les précédentes, mais mondiale, générale et systémique. Le Capital est rattrapé par les effets longtemps reportés de la contradiction insurmontable entre son besoin de croissance et la finitude des ressources. Cette crise systémique met en pleine lumière la force destructrice qu’il porte en lui depuis l’origine, qui n’a fait que croître au fil de son développement et qui se libère périodiquement. Elle est si profonde que la « destruction créatrice », comme à la fin des années trente, risque d’inclure une nouvelle destruction barbare de la force de travail « excédentaire », par la guerre ou d’autres moyens. Mais, cette fois, la destruction sociale pourrait s’accompagner d’une destruction environnementale d’une ampleur sans précédent.

 

2.3. L’imposture du « capitalisme vert »

La crise sociale-environnementale systémique mine la légitimité et menace la stabilité du système. La plupart des responsables capitalistes en sont devenus conscients, fût-ce tardivement. Ils sont devenus conscients en particulier de la nécessité d’agir pour limiter le changement climatique. Le précédent des actions entreprises avec succès pour sauver la couche d’ozone stratosphérique semble indiquer que ce n’est pas complètement impossible. Comme on l’a vu au Chapitre I, les mesures de régulation prises dans le cadre du Protocole de Montréal (1987) ont permis de bannir la production et l’utilisation des chlorofluorocarbones (CFC) destructeurs de l’ozone stratosphérique. Par la suite, l’accord de Kigali (2016) a fait de même pour les hydrofluorocarbones (HFC) qui avaient remplacé les CFC (mais contribuaient, comme ceux-ci, à l’augmentation de l’effet de serre). Cependant, un secteur économique précis était responsable de la destruction de la couche d’ozone et l’industrie chimique était intéressée à déployer une alternative rentable aux CFC. L’élimination des différents gaz à effet de serre anthropiques est beaucoup plus complexe. Toute l‘économie capitaliste contribue aux émissions de ces gaz et dépend des sources d’énergie qui restent fossiles à plus de 80 %. Le charbon, le pétrole et le gaz naturel occupent une place centrale dans l’économie, non seulement comme sources d’énergie mais aussi comme matières premières. En particulier, les secteurs clés du capitalisme – l’automobile, la construction navale, l’aéronautique, la pétrochimie, etc. – sont basés sur ces ressources fossiles. Le secteur financier également, entre autres parce qu’il avance les crédits nécessaires aux investissements industriels.

Le pouvoir économique et politique de tous ces capitalistes est tel que les gouvernements n’ont rien fait, ou presque, pour mettre en œuvre la décision prise à Rio (1992) d’éviter « une perturbation anthropique dangereuse du système climatique ». Aujourd’hui, le retard pris est si important, l’urgence est devenue tellement pressante qu’il n’est plus possible de limiter sérieusement le changement climatique sans mettre en question le capitalisme. Mais la politique climatique reste néolibérale. Basée sur l’idée absurde que la croissance du marché pourrait résoudre « l’échec le plus grave du marché » (selon l’expression de l’économiste Nicholas Stern dans son rapport sur l’économie du changement climatique, en 2006), cette politique ne peut être qu’insuffisante écologiquement, tout en étant injuste socialement. L’exemple de l’Allemagne, le pays impérialiste le plus avancé dans la transition énergétique, est éclairant. (ENCADRE N°5)

ENCADRE N°5

Allemagne : le vrai visage de la transition énergétique

 

La sortie du nucléaire est programmée, mais des superficies croissantes seront sacrifiées à l’exploitation du lignite jusqu’en 2038, les coûts de la transition vers les sources renouvelables (« Umlage ») sont transférés sur les consommateurs, plusieurs milliers de grandes entreprises en sont exemptées au nom de la compétitivité, les « émissions grises » contenues dans les produits importés ne sont pas comptabilisées et les gouvernements freinent la réduction des normes européennes d’émission dans le secteur automobile. Le développement des coopératives éoliennes atteste la possibilité d’un système énergétique renouvelable décentralisé, socialisé et placé sous le contrôle démocratique des populations. Mais les rapports sociaux capitalistes ont une autre dynamique : dans une première phase, les coopératives « citoyennes » attirent surtout l’épargne des couches moyennes supérieures, qui font plus que compenser ainsi le surcoût de l’électricité imposé aux ménages ; dans une seconde phase, ces coopératives sont entraînées dans le processus de concentration et de centralisation du capital. Au final, la transition est destructrice, inférieure aux possibilités et aux nécessités, et les défavorisés sont les seuls à la payer.

L’accord conclu à Paris lors de la COP21 illustre plus généralement l’impuissance écologique et l’injustice sociale du « capitalisme vert ». Conformément aux méthodes de la « gouvernance », cet accord a été préparé au mépris de la démocratie par le « dialogue stratégique de haut niveau » entre grandes puissances, institutions internationales et grands groupes capitalistes. Il est muet sur les combustibles fossiles et ne comporte aucune mesure concrète. Les contributions nationalement déterminées (« plans climat » des gouvernements) mettent en perspective un réchauffement au moins deux fois supérieur à l’objectif de 1,5 à 2°C maximum, pourtant adopté à la COP.

Le « capitalisme vert » est une imposture. Il combine le fétichisme technologique (mythe d’une percée technologique permettant de concilier sortie de crise et relance de la croissance), le fétichisme de la marchandise (mythe d’une internalisation des externalités – taxe carbone ou feed-in-tariff – permettant d’orienter souplement les investissements vers la soutenabilité), l’appropriation/marchandisation généralisée des fonctions écosystémiques pour (tenter de) « compenser » les émissions par les absorptions naturelles, et la tromperie sur les indicateurs de la transition (la part des renouvelables tend à se substituer comme indicateur à la concentration atmosphérique en gaz à effet de serre, alors que les deux peuvent augmenter en même temps, comme c’est d’ailleurs le cas). Cette stratégie est vouée à l’échec, en particulier parce qu’elle ne met en cause ni l’accumulation, ni la propriété privée du secteur énergétique.

Le problème clé de l’accumulation se traduit concrètement à trois niveaux : la bulle de carbone (4/5 au moins des réserves fossiles doivent être détruites en tant que capital), la compétition entre entreprises (croître ou périr) et la compétition géostratégique entre puissances (qui relaie la compétition entre entreprises). La question Nord-Sud constitue un défi supplémentaire et une expression du même casse-tête. En effet, sans transfert massif de technologies propres et de moyens financiers, et surtout sans un partage du « budget carbone » basé sur les responsabilités historiques, les pays du Sud devraient choisir entre la peste et le choléra : renoncer à se développer, ou contribuer à accélérer la catastrophe.

Comme on l’a dit, l’urgence absolue réduit les marges de manœuvre au maximum. Au rythme actuel des émissions et des absorptions, le « budget carbone » encore disponible pour respecter les 1,5°C sera épuisé en 2030 environ. Dans son rapport spécial sur les 1,5°C (SR 5°C, octobre 2018), le GIEC a donc averti qu’il restait douze années à peine pour respecter l’objectif de l’accord de Paris. Pour y parvenir, des spécialistes ont calculé que les émissions mondiales nettes de CO2 devraient diminuer de 58 % entre 2020 et 2030, être ramenées à zéro en 2050 et devenir négatives par la suite (autrement dit, la Terre devra absorber plus de CO2 qu’elle n’en émet). Il convient de préciser que le budget carbone ne comptabilise que le CO2, car c’est le seul gaz à effet de serre qui s’accumule dans l’atmosphère sur une longue période. Les rétroactions positives du système Terre, en particulier les émissions de méthane dues au réchauffement, pourraient donc réduire encore le délai disponible…

Quoi qu’il en soit, de tels objectifs sont de toute évidence impossibles à atteindre sans un plan d’urgence sociale et écologique comportant des mesures anticapitalistes extrêmement radicales. En effet :

– Primo, passer à un système énergétique basé à 100 % sur les renouvelables requiert à tout le moins une planification mondiale et l’expropriation des secteurs de l’énergie et de la finance.

– Secundo, rester dans les limites du budget carbone impose de supprimer les productions inutiles et nuisibles (armes, produits à obsolescence programmée, etc.) ainsi que les transports inutiles.

– Tertio, ces mesures radicales dans la sphère économique nécessitent des mesures tout aussi radicales dans la sphère sociale, notamment la réduction drastique du temps de travail sans perte de salaire. (Le Chapitre III reviendra sur ces points.)

Tout cela est évidemment exclu pour le Capital. Le Capital veut en priorité profiter deux fois de la guerre déclarée au changement climatique. D’une part il veut maintenir le profit, donc la croissance, donc utiliser toujours plus d’énergie d’où le projet d’un « mix énergétique » – combustion de combustibles fossiles, nucléaire, développement progressif des renouvelables en fonction du profit. D’autre part il se frotte les mains à la perspective des nouveaux marchés qui se créent ou devront être créés pour limiter le chaos climatique par l’appropriation généralisée des « services écosystémiques » en tant que nouveau champ de valorisation, et les technologies d’apprentis-sorciers : « technologies à émissions négatives » et géoingénierie.

 

2.4. Limites des renouvelables, appropriation des écosystèmes, énergie nucléaire et nouvelles technologies d’apprentis-sorciers

L'enthousiasme de certains secteurs du mouvement environnemental devant la croissance des énergies renouvelables n'est pas justifié. Il est vrai que la viabilité technologique et économique des renouvelables s’est grandement améliorée. Dans le secteur de la production d’électricité, les renouvelables sont devenus compétitives. Mais en fait le cycle accéléré de production, de consommation et de mise en décharge nécessite de plus en plus d’énergie, et que cette demande croissante ne peut pas être satisfaite sans extension de la matrice énergétique dans son ensemble. C’est pourquoi on observe simultanément la croissance continue des émissions provenant des combustibles fossiles et le progrès continu de la part des renouvelables. L’idée de « découplage » entre croissance et émissions est illusoire, car les renouvelables, sous le capitalisme, servent principalement à accroître la production. En outre, ces sources d’énergie nécessitent à la fois des matériaux obtenus par extraction minière et des surfaces terrestres significatives. C’est pourquoi elles ont souvent des impacts environnementaux importants et provoquent aussi des conflits avec les communautés de paysans et de pêcheurs, ainsi qu’avec les peuples indigènes. (ENCADRE N°6)

ENCADRE N°6

Noor Ouarzazate : Quand les énergies renouvelables renforcent la dépossession des communautés locales

Noor Ouarzazate est l'une des plus grandes plateformes d'énergie solaire au monde. Elle est située à environ 10 km de la ville de Ouarzazate dans le sud-est du Maroc et à 12 km du barrage de Mansour Eddahbi. Sa capacité totale est de 580 MW produits par quatre centrales solaires.

Noor Ouarzazate est implantée sur une surface de 3 000 hectares de terres collectives appartenant à la communauté ethnique Ait Ougrour Tondout (zone rurale de Ghassate). Le terrain a été acheté au taux de 1 Dirham marocain par mètre carré, soit moins de 10 centimes d’euros.

Cette opération de dépossession a été facilitée par le classement de ces terres comme « sous-utilisées », selon le discours colonialiste français divisant le Maroc en zones utiles et inutiles, perpétué à la fois par la nouvelle élite et par la ligne anti-pastoraliste. Un habitant de la région s'est exclamé : « On parle d’un projet dans un désert qui n'est pas utilisé, mais pour les gens ici, ce n'est pas du désert, c'est un pâturage. C'est leur territoire et leur avenir. Quand tu prends ma terre, tu prends mon oxygène. »

De plus, la technologie choisie nécessite une forte consommation d’eau – environ 6 millions de mètres cubes d’eau par an. En octobre 2017 des manifestations de la soif (Hirak de la soif) ont eu lieu dans la ville de Zagora située à 174 km au sud de Ouarzazate et appartenant au même bassin hydrographique, le bassin de Souss-Deraa.

Le projet est garanti sans risque pour les investisseurs privés. L'État a en effet accepté d'acheter l'énergie au prix de 1 6187 DH / kWh au cours des 25 prochaines années. Bien que le prix de base de l'énergie soit déjà élevé, cet accord offre aux investisseurs des perspectives encore plus alléchantes pour les 25 prochaines années.

Des manifestations ont eu lieu contre le développement du projet. Vu l’intimidation des villageois pauvres et isolés par les autorités, la mobilisation est restée très limitée. Elle visait principalement la création d’emplois pour les jeunes de cette région souffrant du chômage. Plusieurs jeunes hommes au chômage impliqués dans les manifestations ont été condamnés à deux mois de prison.

Une véritable transition énergétique juste dans laquelle l’énergie solaire jouera un rôle central devrait rompre avec le dogme néolibéral extractiviste, non démocratique, qui fait abstraction des communautés locales. Une véritable transition énergétique juste devrait au contraire être sous le contrôle total des communautés locales qui utiliseront leurs connaissances et leur préoccupation réelle pour leurs territoires pour guider toutes les phases de production d'énergie, de la conception à la production, en passant par la construction et la maintenance.

Dans ses projections de « mix énergétique », l’Agence internationale de l’énergie (AIE) mise aussi sur un développement insensé de l’énergie nucléaire. En dépit des accidents de Three Miles Island, Tchernobyl et Fukushima, ainsi que des risques de dissémination de l’arme nucléaire et de l’absence de toute solution au problème des déchets radioactifs, l’AIE table en effet sur une croissance de plus de 60 % de la capacité mondiale d’électricité d’origine nucléaire, avec un fort développement dans les pays dits « émergents ». Plus de 70 réacteurs nucléaires sont en construction et 160 à l’état de projet.

Pour répondre à la demande croissante d’énergie, l’AIE mise par ailleurs sur un développement important des dits « agrocarburants » (éthanol, biodiesel). Ils sont certes pratiquement neutres en carbone mais ont d’autres impacts socio-environnementaux très négatifs. Il est bien connu dorénavant que la production d’éthanol et de biodiesel entre en concurrence avec la production alimentaire, consomme de grandes quantités d’eau, est polluante et contribue fortement à la disparition de certaines espèces (notamment là où la forêt tropicale est abattue pour planter des palmiers à huile).

L’appropriation capitaliste généralisée des écosystèmes et de leur capacité d’absorber le carbone est prônée ouvertement par les think tanks du « capitalisme vert ». Pour ces think tanks, les écosystèmes ne sont que des « infrastructures » à ouvrir à l’investissement par le capital financier. Le projet de celui-ci est de comptabiliser au maximum les absorptions naturelles de dioxyde de carbone et de les valoriser sous la forme de « crédits d’émission » échangeables, permettant à l’industrie de limiter au maximum ses réductions d’émissions. Pour ce faire, les capitalistes exigent des gouvernements que ceux-ci créent des « conditions attractives » et leur garantissent la propriété de ces « infrastructures ». Le « Mécanisme de développement propre » mis en œuvre par le Protocole de Kyoto a montré que ce genre de « compensation carbone » est propice aux fraudes et impose le maintien de relations néocoloniales, sur le dos des écosystèmes et des populations qui y vivent.

L’absorption naturelle du dioxyde de carbone par les écosystèmes ne suffira cependant pas à limiter le chaos climatique capitaliste. C’est pourquoi les stratèges du capitalisme vert misent de plus en plus ouvertement sur des « technologies à émissions négatives » et sur la géoingénierie. Certains scientifiques portent une lourde responsabilité à cet égard. En effet, comme on l’a vu, la grande majorité des scénarios climatiques dans lesquels le réchauffement de la planète est maîtrisé incluent la séquestration artificielle d’énormes quantités de dioxyde de carbone. Il est malheureusement vrai que le recours à des technologies pourrait s’imposer à l’avenir pour éviter que la catastrophe climatique se transforme en cataclysme. Cependant, ce n’est pas dans ce but-là que le capitalisme vert s’intéresse à aux technologies permettant éventuellement de retirer du carbone de l’atmosphère, mais plutôt pour éviter de devoir réduire radicalement les émissions, donc mettre en cause la croissance capitaliste.

Dans le seul scénario du 5e rapport d'évaluation du GIEC (AR5) où le réchauffement planétaire est inférieur à 2°C (scénario dit RCP2.6) et dans la plupart des scénarios adoptés dans le rapport spécial du GIEC (SR15), les « émissions négatives » atteignent au fil du temps des niveaux extrêmement élevés, de l'ordre de 10 à 20 milliards de tonnes de CO2 par an (20 milliards de tonnes est l’équivalent de la moitié de ce que nous émettons actuellement chaque année). À cette échelle, des impacts environnementaux et sociaux vont inévitablement apparaître et ils sont tout simplement inacceptables. On le voit clairement dans le cas de la plus mature de ces technologies, la Bioénergie avec Capture du carbone et Séquestration (BECCS). Peut-être plus effrayantes encore sont les tentations de recourir aux solutions prétendument miraculeuses de la « géoingénierie ». (ENCADRE N°7)

ENCADRE N°7

BECCS et géoingénierie : les apprentis-sorciers sont en marche

 

La Bioénergie avec capture du carbone et séquestration (BECCS) est la plus mature – pas la seule – des « technologies à émissions négatives » (TEN) censées retirer du carbone de l’atmosphère pour refroidir le climat. Elle consiste à brûler de la biomasse au lieu des combustibles fossiles et à stocker le CO2 produit lors de cette combustion dans des couches géologiques profondes. Ce système cumulerait les incertitudes de la séquestration géologique et les dangers, soit de la concurrence entre cultures énergétiques et vivrières, soit de la destruction de la biodiversité résultant de la mise en monoculture de nouvelles terres, soit les deux à la fois. Selon les estimations, éliminer de l’atmosphère 10 milliards de tonnes de CO2 par an nécessiterait de produire de la biomasse énergétique sur une superficie supérieure à celle de l'Inde. Pour réduire la superficie, on pourrait recourir à l’irrigation, mais cela augmenterait fortement la pression sur les ressources en eau, qui sont déjà menacées (cf. Chapitre I). De plus, l'utilisation d'engrais impliquerait une augmentation du flux d'azote entre 56 et 65 téragrammes (Tg) par an, pour ne pas parler des conflits accrus avec les paysans et les peuples des forêts… Les conséquences sociales et écologiques de cette solution d’apprenti-sorcier risquent donc d’être incalculables. Mais la BECCS est attirante pour le capital, car elle combinerait une prestation de service rémunérée par la collectivité (retirer du carbone de l’atmosphère) à la production d’électricité.

Un autre type de solution d’apprenti-sorcier consiste à modifier le système Terre intentionnellement et à grande échelle pour en rééquilibrer le bilan énergétique. On parle alors de « géoingénierie ». Plus précisément, certains imaginent pouvoir compenser le réchauffement dû à l’excédent de gaz à effet de serre en réduisant artificiellement le rayonnement solaire qui entre dans l’atmosphère. C'est ce qu'on appelle la « gestion du rayonnement solaire » (SRM).

Les études de modélisation climatique montrent cependant que la réduction du rayonnement solaire ne pourrait jamais constituer un antidote à la hausse de l’effet de serre. Même si les changements de la température moyenne globale pouvaient être compensés, des changements régionaux peuvent persister, de même que des changements dans les régimes de précipitations. Pire, la vitesse du cycle de l’eau global peut être affectée par la réduction du rayonnement solaire incident, ce qui entraînerait une diminution généralisée des précipitations sur la planète. Des études suggèrent qu'une réduction du rayonnement solaire visant à compenser le réchauffement dû à un doublement de la concentration atmosphérique en CO2 entraînerait une diminution de 2 % des précipitations globales, avec des changements plus accentués dans la zone des moussons.

Enfin, la géoingénierie cache une réalité perverse : une fois mise en œuvre, toute interruption du système entraînerait un réchauffement très rapide de la Terre. De toute évidence, les impacts seraient les plus importants là où la vulnérabilité est la plus grande, c'est-à-dire pour les populations pauvres des pays pauvres. En d’autres termes, la géoingénierie, avec tous ses effets secondaires et ses coûts, devrait être maintenue indéfiniment afin d’éviter des effets catastrophiques soudains. Le climat serait traité comme un patient connecté à une machine dans une unité de soins intensifs. Inutile de préciser qu’une entreprise privée facturerait ces soins à la collectivité.

 

2.5. Populisme, nationalisme et climato-négationnisme

En dépit de ses biais idéologiques (cf. 1.10), l’expertise scientifique éclaire l’impuissance capitaliste et met objectivement en accusation les secteurs du capital les plus opposés à une transition écologique. Cette impuissance et cette mise en accusation sont insupportables pour les secteurs fossiles et pour les couches les plus réactionnaires de la classe capitaliste. Avec les polémiques sur le tabac et sur le trou dans la couche d’ozone, les trusts ont mis au point une méthode perverse visant à miner l’expertise scientifique au nom d’une pseudoscience et du droit au débat. Cette méthode a été appliquée en particulier pour nier la réalité du changement climatique anthropique. Ce déni financé par des lobbies capitalistes fossiles a été battu sur le terrain de la science, et battu au sein des « élites » du grand capital, qui misent sur le « capitalisme vert ». Mais les lobbies fossiles qui financent les « marchands de doute » ne s’avouent pas vaincus. Ils s’inspirent de la manière dont l’industrie du tabac a réussi à protéger ses profits. Pour parvenir à leurs fins, ils misent sur la montée du populisme, qui leur ouvre de nouvelles possibilités. L’élection de Trump est un succès pour ces milieux capitalistes qui cherchent depuis de longues années à éliminer l’EPA (Agence de protection de l’environnement).

Le climato-négationnisme du nouveau président des USA n’infirme pas la prise de conscience capitaliste sur l’urgence climatique. Il s’impose en dépit de celle-ci, comme élément d’un populisme protectionniste et nationaliste qui amalgame démagogiquement les scientifiques à « l’élite », la régulation environnementale à l’étatisme et les accords sur le climat (entre autres) à la mondialisation néolibérale destructrice d’emplois et de démocratie. Outre la pression des lobbies fossiles, notamment charbonniers, ce climato-négationnisme est une facette d’un esprit réactionnaire global intégrant aussi le machisme, le racisme, le créationnisme, l’antisémitisme, la haine de l’égalité des droits, le malthusianisme, l’extractivisme… En bref, au nom de la liberté, le refus de toute contrainte imposée aux riches, et la volonté des dominants de maintenir leurs privilèges à tout prix, en écrasant les luttes pour l’émancipation, en désignant des boucs émissaires et en détruisant la planète. Les déclarations de Trump sur le climat sont vues comme aberrantes par la majorité des responsables du grand capital international et étatsunien. Le fait qu’un tel personnage ait pu accéder à la présidence de la première puissance mondiale exprime la profondeur de la crise systémique. Celle-ci favorise une montée de l’irrationnel au sein des classes dominantes et accentue l’autonomie relative de la sphère politique. Au sein de celle-ci, dans certaines circonstances de crise politique aiguë, des individus peuvent jouer un rôle déterminant au point d’imposer leur propre projet.

Trump se heurtera à de forts obstacles diplomatiques, économiques, institutionnels et sociaux. L’impact effectif sera à mesurer dans la pratique. Mais aucun leader capitaliste ne rompra avec les États-Unis pour sauver le climat de la planète. Or, le danger est réel. Bien que les émissions US ne représentent que 10 % des émissions mondiales, Trump peut approfondir significativement le fossé entre l’objectif officiel de Paris, d’une part, et les engagements des contributions nationalement déterminées (NDC), d’autre part. La Contribution nationalement déterminée (NDC) des USA est insuffisante, et les mesures prises par Obama ne permettent d’en réaliser que 83 %. Le Clean Energy Plan aboli par Trump représentait 14 % de l’engagement US. En abolissant en plus certaines autres mesures (efficience des moteurs, isolation des bâtiments, fuites du réseau gazier, etc), Trump pourrait réduire l’engagement US de 50 % ou plus. Une telle politique rehausserait encore la difficulté et l’urgence des mesures à prendre ultérieurement pour tenter de rattraper les dégâts. Dans un cadre capitaliste, le risque augmenterait en particulier de voir le capital recourir aux technologies à émissions négatives et à la géoingénierie.

Trump a été rejoint récemment par le nouveau président du Brésil, Bolsonaro. (ENCADRE N°8) D’autres gouvernements pourraient être tentés de rejoindre le climato-négationnisme, ce qui rend encore plus vain l’espoir que le défi climatique puisse être relevé par des conférences regroupant les chefs d’État. Toutefois, une menace encore plus grande que l’élargissement de la brèche climato-négationniste serait un basculement des rapports de forces sociaux (favorisé entre autres par le chômage et le poison raciste), une contagion populiste-protectionniste et un changement global des relations entre puissances, avec une escalade de tensions géostratégiques, voire de guerres pour l’hégémonie. Dans ce scénario, en effet, la question climatique serait renvoyée au ixième rang des priorités (un précédent existe : contrairement à Trump, Lyndon Johnson avait conscience de la menace climatique, mais la guerre du Vietnam écarta ce sujet de préoccupation). Dans ce cas, le « runaway climate change » deviendrait inévitable, tandis que des armes terrifiantes (chimiques, nucléaires, à uranium appauvri, etc.) sèmeraient la mort et la destruction à une échelle sans précédent.

ENCADRE N°8

Brésil : l'Amazonie, le Cerrado, les peuples indigènes et les environnementalistes sont dans le collimateur

 

L’Amazonie est l’endroit le plus riche en biodiversité de la planète. Elle abrite d’innombrables peuples autochtones, dont certains isolés. L’Amazonie est le plus grand bassin hydrographique de la planète et joue un rôle décisif dans le climat de l’Amérique du Sud en contribuant au recyclage et au transport de l’humidité vers les régions éloignées, comme le très peuplé sud-est du Brésil.

Même pendant les gouvernements progressistes, l'Amazonie a subi des attaques telles que la construction du barrage de Belo Monte. Mais la situation n’a fait qu'empirer sous Temer et devrait s'aggraver encore sous le gouvernement Bolsonaro.

Ces dernières années, le renforcement de l’agrobusiness exportateur a été manifeste. Le Brésil est le deuxième producteur mondial de soja – derrière les États-Unis – et le plus grand exportateur mondial de viande de bœuf, ce qui a des conséquences directes sur l'environnement. L'utilisation de produits agrochimiques dans le pays augmente d'année en année et le Brésil est aujourd'hui le plus grand consommateur mondial de ces substances. La déforestation est la plus grande source de gaz à effet de serre du pays, suivie de l'agriculture (principalement les émissions de méthane provenant du bétail !). Celle-ci émet un peu plus que l'ensemble du système énergétique (y compris le transport, qui dépend fortement des combustibles fossiles). Au terme d’une décennie au cours de laquelle elle a baissé d'environ 70 %, la déforestation est repartie à la hausse à partir de 2012 et aura tendance à s'aggraver considérablement sous le gouvernement Bolsonaro. La simple perspective de la victoire de Bolsonaro a accru la déforestation dans les mois précédant les élections.

L’agrobusiness menace non seulement l’Amazonie, mais aussi le biome (*) appelé Cerrado, qui domine le centre du Brésil (le deuxième plus grand biome du Brésil avec plus de 2 millions de km2). Le Cerrado revêt une importance particulière car les rivières non amazoniennes les plus importantes y prennent leur source. En moins de 50 ans, près de 50 % de la végétation d'origine de ce biome a disparu, 30 % de la superficie ayant été convertie en pâturages. En se retirant de l'Accord de Paris pour se ranger au côté de Trump, la Brésil pourrait non seulement affaiblir un accord déjà insuffisant pour protéger le climat mondial, mais en plus exposer davantage l'Amazonie, le Cerrado et d'autres biomes brésiliens à une dévastation sans précédent.

Déjà avant Bolsonaro, la violence contre les environnementalistes et contre les peuples indigènes du Brésil a augmenté. Le pays est considéré comme le plus dangereux au monde pour les militant·es écologistes : pas moins de 57 personnes ont été assassinées dans le pays, dont plusieurs dirigeants indigènes. Dans ce contexte, dans lequel nous affirmons la nécessité de résister à l’agrobusiness et à d’autres activités dévastatrices (telles que l’exploitation minière), la présence électorale de Sonia Guajajara, éminente dirigeante du mouvement indigène, candidate du PSOL à la vice-présidence, était très pertinente, un jalon historique dans la résistance à 518 ans d'occupation européenne.

(*) Un biome (exemple : la savane) est un ensemble d’écosystèmes caractéristique de zones géographiques étendues soumises à un climat particulier.

 

CHAPITRE III

L’alternative écosocialiste

 

3.1. Un fossé entre l’urgence d’une alternative écosocialiste radicale, d’une part, les rapports de force et les niveaux de conscience, d’autre part

3.1.1. Une tout autre relation de l’humanité à l’environnement est une nécessité urgente. Cette nouvelle relation, basée sur le « prendre soin » des humains et de l’environnement, ne découlera pas simplement de changements individuels de comportements. Elle nécessite un changement structurel de la relation des humains entre eux : l’éradication totale et globale du capitalisme en tant que mode de production de l’existence sociale. Cette éradication est en effet la condition sine qua non d’une gestion rationnelle, économe et prudente des échanges de matières entre l’humanité et le reste de la nature. Les sciences et les techniques pourraient faciliter cette gestion, mais à condition que leur développement ne soit plus assujetti au diktat du profit capitaliste.

3.1.2. La décision prise à la COP21 de fixer le seuil de dangerosité du réchauffement à 1,5°C est un succès et un point d’appui pour le mouvement. Néanmoins, le capitalisme vert et l’accord de Paris ne permettent pas de sortir de la destruction environnementale en général et du danger climato-négationniste en particulier. La lutte pour la défense de la planète et contre le réchauffement planétaire et le changement climatique exige la coalition la plus large possible impliquant non seulement les forces des mouvements indigènes et du mouvement ouvrier, mais aussi les mouvements sociaux qui se sont renforcés et radicalisés ces dernières années et ont joué un rôle croissant, en particulier dans la mobilisation climatique. L’alternative ne peut venir que d’une politique mondiale qui satisfait les besoins humains réels, c’est-à-dire les besoins déterminés non par le biais du marché mais par une délibération démocratique, permettant aux populations de se réapproprier leur destin en se libérant de l’aliénation marchande et de casser la logique impersonnelle d’accumulation productiviste qui caractérise le capital.

3.1.3. Les piliers de cette alternative sont :

• La socialisation du secteur énergétique : c’est le seul moyen de sortir des énergies fossiles, d’arrêter le nucléaire, de réduire radicalement la production/consommation d’énergie et de mener rapidement la transition vers un système renouvelable, décentralisé et efficient, selon les impératifs écologiques et sociaux ;

• La socialisation du secteur du crédit : elle est indispensable vu l’imbrication des secteurs énergétiques et financiers dans des investissements lourds et de longue durée, et pour disposer des ressources financières nécessaires aux investissements de la transition ;

• L’abolition de la propriété privée des ressources naturelles (sols, eaux, forêts, vents, solaire, géothermie, ressources marines…) et des ressources du savoir ;

• La destruction de tous les stocks d’armes, la suppression des productions inutiles (armement entre autres), ou nuisibles (pétrochimie, nucléaire), la production de valeurs d’usage démocratiquement déterminées – au lieu de valeurs d’échange ;

• La gestion commune et démocratique des ressources en fonction des besoins humains réels, dans le respect du bon fonctionnement et des capacités de renouvellement des écosystèmes ;

• L’abolition de toutes les formes d’inégalité et de discrimination basées sur le genre, la race, l’ethnie, la religion, ou la préférence sexuelle ; l’émancipation de toutes et tous les opprimés, en particulier l’émancipation des femmes et des personnes de couleur ;

• L’abolition du temps contraint, du travail producteur de marchandises en tant que catégorie aliénante, distincte de la libre activité humaine et destructrice de temps libre ;

• Une politique socio-économique de long terme visant à rééquilibrer les populations urbaines et rurales et à dépasser l’opposition entre villes et campagnes.

Encadré

2 points de vue sur taxe carbone

 

La question des taxes sur le carbone ou des droits et dividendes (proposition de James Hansen) est très discutée au sein de la gauche écologique et dans la IVe Internationale. Nous présentons brièvement ici deux points de vue différents sur la question, laissant le débat ouvert pour le moment.

 

Point de vue 1 : Faire payer les pollueurs

La réalité incontournable est que, tant que les combustibles fossiles sont l’énergie la moins chère disponible, ils vont être utilisés. Le moyen le plus efficace de réduire les émissions de carbone rapidement – ce qui est crucial – consiste à rendre les combustibles fossiles beaucoup plus chers que les énergies renouvelables par des moyens socialement équitables, écologiquement redistributifs et capables d’obtenir un soutien populaire, et ce dans les deux ou trois décennies qui nous restent. En d’autres termes, une stratégie de sortie des combustibles fossiles. Les principes sont les suivants : faire payer le pollueur, garder le pétrole et le charbon dans le sol.

Une des propositions concernant ce sujet est celle de James Hansen en matière de frais et de dividendes. Il fournit une mesure d’impact élevée qui peut entraîner une réduction importante de l’utilisation et des émissions de combustibles fossiles, sur une courte période de temps, et sur la base socialement progressiste d’un important transfert de richesse des riches vers les pauvres – directement dans les comptes bancaires individuels de la population – comme une incitation à continuer dans cette voie. Il a le potentiel de mobiliser le type de soutien populaire de masse qui serait nécessaire pour le type de changement rapide nécessaire. Il a aussi l’avantage sur les solutions de rechange – un plafonnement imposé par le gouvernement ou le rationnement du combustible – en ce sens qu’il réduirait la production en réduisant la demande d’une manière qui serait populaire et acceptable.

Selon Hansen, il serait nécessaire de l’accompagner d’un programme d’urgence de production d’énergie renouvelable pour répondre à la demande que créeraient ses incitations. Il devrait également aller de pair avec un important programme de conservation de l’énergie, une forte réduction de l’utilisation du moteur à combustion interne, l’abolition de l’élevage industriel et une forte réduction de la consommation de viande.

Je n’insiste pas sur la proposition Hansen mais sur le principe d’une grande idée d’impact avec des résultats rapides. Il y a peut-être d’autres propositions de ce genre, mais commençons la discussion.

 

Point de vue 2 : Contester la logique de l’accumulation

Selon le néolibéralisme, le climat pourrait être sauvé (i) sans contester l’accumulation capitaliste, (ii) sans régulation contraignante, (iii) sans pratiques collectives génératrices de valeurs nouvelles, (iv) en donnant au carbone un prix incitant entreprises et consommateurs à changer leurs habitudes. Le « fee and dividend » (frais et dividende) est une variante sociale de cette stratégie.

Hansen dit que sa proposition est consensuelle : elle donne du pouvoir d’achat, stimule la croissance et ne demande aucune régulation. Ce serait donc la seule réponse réaliste à l’urgence. Or, l’urgence climatique requiert au contraire plus de régulations et d’attaquer la logique de la croissance capitaliste. Quant à la justice dans la transition :

1. Elle ne se limite pas au « pouvoir d’achat » – il faut des investissements collectifs (plans de reconversion, transports publics, isolation-rénovation, aménagement du territoire, etc.) ;

2. Elle doit être globale – le protectionnisme proposé par Hansen viole le principe des responsabilités différenciées du Nord et du Sud.

Hansen propose une taxe montant en dix ans à 115$/tCO2. Sur cette base, il projette une réduction des émissions étatsuniennes du même ordre (30 %) que ce qui est attendu des mesures de régulation du Clean Power Plan (26 % à 28 %). Cette taxe de 115$/tCO2 augmenterait le prix de l’essence d’1$/gallon en dix ans. À titre de comparaison, une augmentation récente de 1,20$/gallon a réduit les émissions US de… 3 %.

Le « fee and dividend » n’est pas l’axe d’une stratégie de sortie de crise climatique dans la justice sociale. Certaines revendications de taxes sont légitimes (sur le kérosène, par exemple), mais l’essentiel n’est pas là. Il n’y a pas de recette miracle. On ne peut faire l’économie d’une stratégie confrontant la dynamique capitaliste d’accumulation par des revendications mobilisatrices, unissant le social et l’environnemental (cf. 2.4.).

Cette stratégie écosocialiste est concrète, mais différente de celle de Hansen. La première mise sur la convergence des luttes des exploité·es et des opprimé·es, la seconde mise sur l’espoir illusoire d’un capitalisme vert.

 

3.1.4. Un fossé profond sépare cette alternative objectivement nécessaire des rapports de forces sociaux et des niveaux de conscience actuels. Ce fossé ne peut être comblé que par les luttes concrètes des exploité·es et des opprimé·es pour défendre à la fois leurs conditions d’existence et leur environnement. La conquête de revendications immédiates amènera des couches de plus en plus larges à se radicaliser, à faire converger leurs luttes et à formuler des revendications transitoires, incompatibles avec la logique capitaliste.

Quelques demandes clés dans le cadre de cette stratégie sont :

• Désinvestir les énergies fossiles. Supprimer les subsides au développement de projets fossiles et au transport basé sur la combustion des fossiles. Dénoncer les partenariats public-privé qui dominent le secteur énergétique mondial ;

• Mobiliser contre les projets extractivistes – en particulier les nouvelles exploitations de pétrole et de gaz de schiste – ainsi que contre les grands travaux inutiles au service du secteur fossile (aéroports, autoroutes, etc.) ;

• Arrêter le nucléaire et l’exploitation du charbon, des sables bitumineux, du lignite ;

(Ces trois revendications trouvent une expression agitatrice dans le slogan « Keep the oil in the soil and the coal in the hole », Gardons le pétrole et le charbon dans le sol, qui symbolise la volonté de mobilisation contre la catastrophe climatique.)

• Soutenir les programmes d’éducation permanente et populaire à la soutenabilité écologique ;

• Refuser les appropriations capitalistes des territoires, des océans et de leurs ressources ;

• Défendre les droits des femmes en commençant par lutter contre toute tentative de criminaliser les décisions des femmes concernant leurs capacités reproductrices. L’avortement et la contraception libres et gratuits, pris en charge par la sécurité sociale. Déféminiser et déprivatiser les soins aux enfants, aux malades, aux personnes âgées, car sont des responsabilités collectives ;

• Reconnaître les droits des peuples premiers à l’autodétermination. Reconnaître leurs savoirs et leur mode de gestion soutenable des écosystèmes ;

• Octroyer le statut de réfugié aux victimes de catastrophes écologiques/climatiques. Plein respect des droits démocratiques pour les réfugié·es en général. Liberté de mouvement et d’installation ;

• Garantir de bons systèmes de sécurité sociale, assurant la sécurité d’existence des personnes et des pensions suffisantes ;

• Abolir les traités de libre échange, multilatéraux et bilatéraux ; sortir les technologies écologiques de l’AGCS (Accord général sur le commerce des services) ;

• Respecter les engagements concernant le Fonds vert (100 milliards $/an), à réaliser sous forme de dons (pas de prêts). Gestion publique du Fonds vert, non par la Banque mondiale mais par les représentants des pays du Sud, sous contrôle des communautés et des mouvements sociaux ;

• Taxer les transports internationaux, aériens et maritimes, verser le produit de cette taxe aux pays du Sud, au titre de compensation (partielle) pour la dette écologique ; augmenter régulièrement le taux de cette taxe ;

• Reconnaitre la dette écologique envers les pays du Sud. Abolir (sans indemnités, sauf pour les petits porteurs) les dettes publiques que l’impérialisme utilise comme moyen d’imposer un mal-développement, injuste et insoutenable ;

• Taxer les transactions financières et mener une réforme fiscale redistributive pour que le capital et les patrimoines paient la transition ;

• Abolir le système des brevets, en particulier interdire immédiatement de breveter le vivant et les technologies de conversion/stockage de l’énergie. Mettre fin au vol des savoirs ancestraux des peuples indigènes, par les compagnies pharmaceutiques notamment ;

• Refinancer substantiellement la recherche publique ; mettre fin aux dispositifs qui soumettent la recherche à l’industrie ;

• Promouvoir la souveraineté alimentaire et la protection de la biodiversité par la réforme agraire ;

• Passer à une agriculture écologique et paysanne locale, de proximité, reconnue d’intérêt public, sans OGM ni pesticides ;

• Abolir l’élevage industriel. Réduire fortement la production/consommation de viande. Respecter le bien-être animal ;

• Interdire la publicité et recycler, réutiliser, réduire : refuser le modèle consumériste, gaspilleur, énergivore imposé par le capital ;

• Gratuité de l’énergie et de l’eau nécessaires aux besoins de base et, au-delà de ce seuil, tarification fortement progressive en fonction de la consommation pour combattre le gaspillage. Étendre la sphère de la gratuité des biens (produits alimentaires de base) et des services (transports publics, enseignement, soins de santé…) ;

• Garantir aux travailleur·e·s des entreprises condamnées dans le cadre de la transition le droit de proposer une production alternative nécessaire à la construction d’une infrastructure soutenable. Si ces propositions s’avèrent irréalisables, maintien des droits sociaux à la reconversion, un nouvel emploi ou la retraite ;

• Développer des entreprises publiques et communautaires visant la création d’emplois par la mise en œuvre de la transition écologique indépendamment du profit, sous contrôle ouvrier et citoyen (notamment dans les domaines de la production d’électricité, de la gestion de l’eau, de la construction-isolation-rénovation des bâtiments, de la mobilité des personnes par la sortie du « tout-automobile », du recyclage des déchets et de la réparation des écosystèmes) ;

• Réduire collectivement et radicalement le temps de travail sans perte de salaire, avec baisse des cadences de travail et embauche proportionnelle (spécialement de femmes, de jeunes et de membres des minorités) : ensemble avec le développement du secteur public, c’est le moyen par excellence de concilier réduction de la production de biens, réduction de la consommation d’énergie, plein emploi et prise en charge démocratique de la transition ;

• Étendre les droits d’organisation et de contrôle des travailleur·e·s dans les entreprises, notamment sur les questions de santé au travail, de durabilité des produits, d’efficience de la production, etc. Protéger les lanceur·e·s d’alerte ;

• Une réforme urbaine visant à casser la spéculation foncière, à « désartificialiser » la ville (agriculture urbaine, restauration des biotopes enchâssés dans le tissu urbain) et à la libérer de la voiture au profit des transports en commun, du maraichage communautaire, des espaces récréatifs et de la mobilité douce (espaces réservés aux piétons et aux cyclistes) ;

• Dénoncer la militarisation des enjeux climatiques par les grandes puissances, l’utilisation cynique de la catastrophe à des fins géostratégiques.

3.1.5. Ce programme n’est pas exhaustif : il est et continuera d’être enrichi continuellement par les luttes concrètes. Dans une perspective écosocialiste, cet enrichissement doit être guidé par les principes clés d’une transition juste : justice environnementale et sociale, responsabilités communes mais différenciées, lutte contre les inégalités et amélioration des conditions d’existence, refus du colonialisme vert et du racisme environnemental, priorité à des solutions collectives, internationalisme, principe de précaution. Par-dessus tout, il s’agit de développer le pouvoir des exploité·e·s et des opprimé·e·s par la démocratie, la décentralisation, le contrôle, l’appropriation ou la réappropriation collective des communs. Ce qui est commun se définit par le processus social de sa construction démocratique, et non par la nature qui ferait de certaines choses des « communs », tandis que d’autres seraient vouées à l’appropriation privée.

Les revendications ci-dessus ne forment donc pas une solution clé en main : elles indiquent la voie générale à suivre pour ouvrir une issue anticapitaliste, écosocialiste, internationaliste et écoféministe qui modifiera toutes les sphères d’activité (production, distribution, consommation) et s’accompagnera d’un profond changement des valeurs. Elles sont applicables séparément, mais une sortie de crise n’est possible que par leur application coordonnée et planifiée. L’ensemble forme un tout cohérent, incompatible avec le fonctionnement normal du système capitaliste. Il n’y a pas d’autre solution, pas de raccourci pour faire face à l’urgence de la situation.

 

3.2. Travail salarié, aliénation et écosocialisme

3.2.1. Seuls les exploité·es et les opprimé·es peuvent mener la lutte environnementale jusqu’au bout, parce que l’abolition du système capitaliste correspond à leurs intérêts de classe. Mais le capital s’incorpore le travailleur·e par l’achat de sa force de travail. La marchandisation et la destruction de l’environnement vont donc de pair avec la relation salariale. Dans les circonstances « normales » du mode de production capitaliste, l’existence quotidienne des prolétaires dépend du fonctionnement du système qui les mutile directement et indirectement – en mutilant leur environnement. Cette contradiction fait que la participation du mouvement ouvrier à la lutte écologique est à la fois difficile et décisive. La difficulté tend à croître dans la période actuelle, car la restructuration de l’économie conduit au chômage de masse et détériore le rapport de forces entre le travail et le capital. Certains secteurs penchent vers le protectionnisme, voire le climato-négationnisme. Dans certains cas, en effet, la défense du climat sert de prétexte à des attaques capitalistes, et des syndicalistes ont l’illusion que mettre la réalité en doute pourrait les aider à éviter la destruction de l’emploi dans les secteurs fossiles. Susciter un débat sur les alternatives écosocialistes et contribuer à dégager au sein des syndicats une gauche de rupture avec la collaboration de classe est donc une tâche de première importance stratégique.

3.2.2. Des secteurs syndicaux de gauche participent aux luttes environnementales – plus particulièrement à travers Trade Unions for Energy Democracy, Labor Network for Sustainability et les Campagnes pour des emplois climatiques (Climate jobs campaigns). Ces initiatives engagent dans l’action les syndicats et leurs membres qui craignent des pertes d’emplois massives. Toutes ces initiatives syndicales importantes imputent la responsabilité de la sortie de l’économie fossile aux entreprises polluantes et aux gouvernements qui les ont protégées et subsidiées. En tant que telles, elles soulèvent des revendications anticapitalistes qui peuvent être amplifiées et coordonnées lorsque les travailleur·e·s sont confrontés à la gravité de la crise écologique. Trade Unions for Energy Democracy, par exemple, défend la socialisation de l’énergie. La demande d’une « transition juste » exprime à la fois la conscience de la nécessité de sortir des fossiles et le refus que les travailleur·e·s fassent les frais de la décarbonation. Cependant, il est clair que des forces pro-capitalistes tentent de limiter le radicalisme de ces campagnes en insistant pour qu’elles restent dans le cadre du « respect de la compétitivité des entreprises » (CSI, Confédération syndicale internationale, Congrès de Vancouver 2010, résolution sur la « Transition juste »). Par ailleurs, les Campagnes pour des emplois climatiques se basent parfois sur des projections trop optimistes de « croissance » de l’emploi par la transition. On ne tient pas toujours compte du fait que la soutenabilité nécessite une réduction de la production. Or, la fermeture des industries nuisibles – de la fabrication d’armes aux centrales à charbon – et la reconversion de la production d’automobiles vers la fabrication et l’entretien d’un système de transport public de masse sont des mesures prioritaires de la transition. Il est vrai que la transition impliquera par ailleurs une croissance de l’emploi dans d’autres secteurs. Par exemple, le démantèlement de l’agrobusiness au profit d’une agriculture écologique et le développement du secteur public ou communautaire sous contrôle démocratique offriront des possibilités de reconversion. Il convient aussi de prendre en compte le fait que cette réorganisation de l’activité en fonction des besoins sociaux, ainsi que la réduction des inégalités, ne sont pas des objectifs limités à une région particulière, mais des objectifs globaux, impliquant de nouveaux emplois par la réparation des dommages infligés aux pays du Sud. Néanmoins, une réduction globale de la production matérielle est nécessaire. Le mouvement ouvrier doit y répondre en exigeant une réduction du temps de travail sans perte de salaire. La RCTT, réduction collective du temps de travail, est une revendication antiproductiviste par excellence. C’est le moyen privilégié de « gérer rationnellement les échanges de matière avec la nature dans le respect de la dignité humaine », c’est-à-dire de concilier plein emploi et suppression des productions inutiles, nuisibles et à obsolescence programmée.

3.2.3. La dégradation des rapports de forces entre capital et travail se traduit notamment par une détérioration des conditions de travail. La santé des travailleur·e·s les plus précaires est particulièrement menacée. La lutte contre l’augmentation des maladies professionnelles constitue un levier pour favoriser chez les salarié·e·s la conscience du fait que le Capital détruit à la fois la Terre et le travailleur·e. Cette destruction prend aussi la forme de la montée des risques psychosociaux, qui n’est pas due seulement aux formes d’organisation et de contrôle du travail, mais aussi aux dégâts environnementaux que de nombreux travailleur·e·s sont contraints de réaliser sur ordre du capital. Cette défense de la santé est aussi un levier pour la convergence souvent difficile des revendications des travailleur·e·s des entreprises polluantes, des populations environnantes et des mouvements pour l’environnement. Le scandale de l’amiante a montré que de dures batailles peuvent être menées lorsque les salarié·e·s d’une usine polluante, leurs proches et les riverains sont victimes de la rapacité des patrons qui les exposent à des produits toxiques.

 

3.3. Luttes des femmes et écosocialisme

3.3.1. Les peuples indigènes, les paysans et la jeunesse sont à l’avant-garde des luttes environnementales, et les femmes jouent un rôle de premier plan dans ces trois secteurs. Cette situation est le produit de leur oppression spécifique, pas de leur sexe biologique, comme l’ont montré les écoféministes non essentialistes. L’oppression patriarcale impose aux femmes des fonctions sociales directement liées au « prendre soin » et qui les mettent en première ligne des défis environnementaux. Parce qu’elles produisent 80 % de la production vivrière dans les pays du Sud, les femmes sont directement confrontées aux ravages du changement climatique et de l’agrobusiness. Parce qu’elles assument la plus grande partie des tâches d’éducation des enfants et d’entretien de la maison, les femmes sont directement confrontées aux effets de la destruction et de l’empoisonnement de l’environnement sur la santé et sur la scolarité.

3.3.2. Sur le plan idéologique, les mouvements de femmes gardent la mémoire des expériences d’instrumentalisation du corps des femmes au nom de la science (campagnes de stérilisation forcée, par exemple), ce qui favorise une vision critique de la pseudo-rationalité scientifique mécaniste en tant qu’instrument de domination et de manipulation.

ENCADRE N° 9

L’apport majeur de l’écoféminisme

 

La privatisation de la nature sous le capitalisme s'est combinée au développement d'une économie coloniale esclavagiste et à une conquête génocidaire de terres « vierges ».

L'écoféminisme voit un parallèle entre l'exploitation généralisée de la nature et l'exploitation des femmes sous le régime capitaliste. Les « services » non rémunérés fournis par la nature peuvent être comparés au travail « invisible » et non rémunéré effectué par les femmes dans la famille.

L’écofeminisme a approfondi notre compréhension de l'oppression spécifique des femmes en examinant les différents aspects du travail domestique et de la production de valeurs d'usage dans la communauté, activités intégrées à l'écosystème dont dépend la communauté pour sa subsistance et la réalisation de ses besoins fondamentaux. Le travail domestique effectué par les femmes est également devenu plus important dans les sociétés industrialisées à cause des politiques d'austérité et de la privatisation de nombreux services publics qui a obligé les femmes à assumer la responsabilité des jeunes, des personnes âgées et des malades dans la famille.

Les agricultrices et les femmes des pays du « tiers monde » ont lutté contre les droits de propriété intellectuelle sur la nature et contre les expérimentations médicales sur le corps de femmes. Les femmes sont les principales actrices et parties prenantes dans la défense des écosystèmes et de l’environnement mondial dans les environnements ruraux et dégradés. Le concept de « biens communs » a repris de l'importance à travers les luttes menées par les femmes, dans les communautés rurales et urbaines, contre la privatisation de ressources telles que la terre, l'eau et la biodiversité des écosystèmes.

La nouvelle radicalisation féministe récente a commencé avec les femmes indigènes, les agricultrices et les jeunes travailleuses dans de nombreux pays pauvres. La révolte d’une nouvelle génération de jeunes femmes à travers le monde fait aujourd'hui le lien entre la violence contre les femmes (du harcèlement au viol et au féminicide) et la violence contre le monde naturel et la biosphère en tant que telle.

La lutte contre le changement climatique est reprise par de nombreuses militantes féministes. De l’agriculture écologique aux projets communautaires urbains et aux mobilisations contre l’exploitation extrême des combustibles fossiles, nous considérons l’écoféminisme comme une force croissante dans le mouvement climatique.

Tout projet écosocialiste doit intégrer l’attitude de sollicitude et de respect que les femmes exigent de la nature et de nos semblables.

Cette attitude est un paradigme pour des relations renouvelées, respectueuses, non violentes, sans exploitation, au sein de la communauté et avec la nature.

3.3.3. Les combats des femmes ont de plus un apport particulier, précieux et irremplaçable au développement d’une conscience anticapitaliste globale, qui favorise l’intégration des luttes. Selon l’ONU, la gamme complète des moyens de planning familial reste inaccessible à au moins 350 millions de couples dans le monde. Plus de 220 millions de femmes ne bénéficient pas des services de base liés à la reproduction, qui font souvent la différence entre la vie et la mort. 74 000 femmes meurent chaque année par suite d’avortements clandestins –  la plupart dans les pays du Sud. Chaque année, 288 000 femmes (à 99 % dans les pays dits en développement) meurent de raisons évitables liées à la grossesse et à l’accouchement. En luttant contre l’appropriation patriarcale de leur corps ainsi que de leur capacité naturelle de reproduction, et contre l’exploitation du travail domestique gratuit dont elles réalisent la plus grande part, les femmes stimulent la compréhension du fait que le capitalisme repose non seulement sur l’appropriation de la nature et l’exploitation de la force de travail par le salariat mais aussi sur l’invisibilisation patriarcale du travail de soin et de reproduction de la force de travail. (ENCADRE N°9) À ces trois piliers du capitalisme s’ajoute un quatrième : l’exploitation et l’oppression basées sur la race. Or ces quatre piliers du capitalisme ont en dernière instance un dénominateur commun qui est l’appropriation des ressources naturelles, dont la force de travail humaine fait partie. Les luttes des femmes

• pour le droit de contrôler leur corps, leur sexualité et leurs capacités reproductives,

• contre les discriminations sexistes et racistes dont elles sont victimes sur le marché de l’emploi salarié et dans la production en général, ainsi que

• pour la reconnaissance sociale et la réorganisation du travail domestique

font ainsi partie intégrante du combat écosocialiste. Les luttes des femmes approfondissent et élargissent les horizons de la libération.

 

3.4. Question agraire et écosocialisme

3.4.1. Dans le monde entier, les paysan·es, les paysan·es sans terre et les ouvrier·es agricoles constituent le secteur social le plus massivement engagé dans la lutte environnementale en général, climatique en particulier. Ce rôle d’avant-garde est la riposte à l’agression brutale du capital qui veut transformer les paysan·es indépendants en chômeur·es (afin de peser sur les salaires) ou en salarié·es ou quasi-salarié·es agricoles (afin de produire des marchandises médiocres à bon marché pour le marché mondial plutôt que des produits vivriers de qualité pour les populations locales). Elle est le résultat aussi du travail d’organisation et de conscientisation mené par des syndicats paysans tels que Via Campesina, en particulier des occupations de terre par les paysan·es sans terre. (ENCADRE N°10)

3.4.2. À la différence des salarié·es, les petits paysan·es ne sont pas incorporés au capital. Quoique la production pour le marché tende à leur imposer des objectifs et des méthodes productivistes, ils/elles gardent aussi la mentalité de l’artisan soucieux de faire « de la belle ouvrage ». En dépit de la puissance de leur ennemi capitaliste, ils et elles se mobilisent pour garder ou reconquérir la propriété de leurs moyens de production. Le rapport de force très inégal face à l’agrobusiness et à la grande distribution les pousse à chercher des alliances avec d’autres mouvements sociaux, notamment avec les salarié·es et avec le mouvement pour l’environnement. Quant aux ouvrier·es agricoles, surtout les saisonnier·es sans papiers surexploités, ils – elles surtout – n’ont aucune perspective de sortir des marges ultra-précaires du salariat. Malgré les intimidations et la répression fréquente par les employeurs, certain·es ont pu créer des syndicats et améliorer leurs salaires ainsi que leurs conditions de travail. Leur lutte est objectivement anticapitaliste.

3.4.3. L’importance de la question agraire ne doit pas être jugée uniquement à l’aune de la proportion d’agriculteur·e·s dans la population active, mais à partir de cinq faits objectifs :

1 - Les modes de production agraires et la pêche sont au centre d’enjeux décisifs de santé humaine (obésité, maladies cardiaques, allergies, etc.) et de protection de l’environnement qui révèlent la force destructive du capital. Les changements de comportement des consommateurs ne peuvent pas piloter la transition écologique, mais les choix en matière d’alimentation peuvent soutenir au niveau des filières des réorientations qui ont un impact écologique significatif. La revendication de « souveraineté alimentaire » met en question la capacité des multinationales d’employer l’arme alimentaire contre les luttes des peuples. Elle permet d’unifier consommateurs et producteurs autour d’un combat et de pratiques génératrices de conscience anticapitaliste.

2 - Le rôle important des femmes dans la production agricole. Les femmes constituent 43 % de la main-d’œuvre agricole dans les pays dits « en développement ». La discrimination patriarcale se traduit dans la taille plus petite de leurs exploitations et de leur cheptel, le niveau plus faible de mécanisation, une charge de travail plus lourde pour un rendement plus faible (par suite du poids des corvées non productives – notamment l’eau et le bois), et un accès moindre à la formation ainsi qu’au crédit (mais elles sont une part plus importante que les hommes dans le micro-crédit). Les ouvrières agricoles ont de plus des statuts plus précaires que ceux des hommes. L’émancipation des agricultrices en tant que femmes est une des conditions déterminantes pour relever à la fois le défi de la souveraineté alimentaire et celui d’une agriculture écologique. C’est donc un enjeu écosocialiste en soi.

ENCADRE N°10

La Via Campesina, acteur clé des luttes

 

La Via Campesina naît au début des années 1990 à l’initiative du plus grand mouvement paysan antilibéral de l’Amérique latine : le MST (le Mouvement des travailleurs sans terre du Brésil). Elle regroupe plus de 180 organisations de petits et moyens paysan·es, d’ouvrier·es agricoles, de paysan·es sans terre et des communautés agricoles indigènes provenant de 81 pays.

En 1996, lors du Sommet mondial de l’alimentation, elle lance le concept révolutionnaire de la souveraineté alimentaire, qui va au-delà du droit de toutes et tous à la nourriture en introduisant un questionnement de fond sur qui décide de la nature et de la qualité de ce qu’on mange, comment on le produit et le distribue. Cela implique l’accès des paysan·es aux moyens de production et aux biens communs (eau, terre, semences).

« La souveraineté alimentaire est le droit des peuples à une nourriture saine et culturellement adéquate, produite de façon soutenable, et le droit à décider de son propre système alimentaire et productif. C’est le développement d’un modèle de production soutenable à petite échelle au bénéfice des communautés et de l’environnement. » Via Campesina défend un modèle d’agriculture locale et de proximité, paysanne, écologique, de saison, en opposition à une agriculture aux mains de l’agrobusiness. Elle dénonce l’économie extractiviste et le système agroalimentaire industriel qui a ôté au sol la matière organique pendant des décennies et qui est responsable de 44 à 57 % des émissions de gaz à effet de serre.

Via Campesina défend la redistribution mondiale des terres aux paysan·es et aux communautés indigènes, combinée à des politiques qui abolissent l’usage de produits chimiques, stimulent le commerce local et empêchent la déforestation.

Elle s’oppose à la géoingénierie climatique qui pourrait avoir des effets dévastateurs sur l’environnement, les écosystèmes et les communautés.

Avec le temps, Via Campesina a intégré une perspective féministe. Elle œuvre en faveur de l’égalité de genre au sein de ses organisations et a établi des alliances avec des organisations féministes comme le réseau international de la Marche mondiale pour lutter contre les violences faites aux femmes.

Elle est au centre des mobilisations internationales contre les accords commerciaux multilatéraux qui se font au détriment des petits producteur·es locaux. Elle constitue des alliances populaires qui contrastent avec les sommets stériles sur le climat et la pauvreté et luttent par des actions directes efficaces contre les multinationales de l’agrobusiness comme Monsanto, qui imposent l’utilisation des Ogm et des semences hybrides.

3 - La filière agricole-forestière dans son ensemble est responsable de plus de 40 % des émissions de gaz à effet de serre. L’agrobusiness est en outre un agent clé de l’empoisonnement chimique de la biosphère, tandis que la pêche industrielle et la pollution des eaux par l’agrobusiness sont des facteurs déterminants du déclin de la biodiversité dans les milieux aquatiques. En même temps, le réchauffement menace la productivité des terres et l’acidification due au réchauffement menace celle des écosystèmes aquatiques.

4 - Le déclin de la biodiversité ne sera pas stoppé principalement par la création de réserves naturelles mais par le développement d’une agriculture écologique. Par ailleurs, réduire à zéro les émissions de gaz à effet de serre n’est plus suffisant pour enrayer le changement climatique. Il faut dans les décennies qui viennent retirer du carbone de l’atmosphère. Dans sa logique de profit, le capital ne peut réagir que par les technologies d’apprenti-sorcier de la géoingénierie et une appropriation généralisée des « services écosystémiques ». L’agriculture paysanne et une foresterie rationnelle sont les seuls moyens de diminuer la concentration atmosphérique en carbone efficacement, sans dangers et dans la justice sociale. Ainsi, la protection de la biodiversité et celle du climat renforcent la nécessité de l’alternative écosocialiste et fondent matériellement la place décisive de l’alternative agroécologique dans cette alternative d’ensemble.

5 - Le passage à une agriculture (et à une pêcherie, et à une sylviculture) écologiques constitue une condition majeure de construction d’une société écosocialiste, du même niveau d’importance que la démocratie des producteur·es et l’utilisation d’une énergie 100 % renouvelable. Or, cette agriculture est plus intensive en main-d’œuvre que l’agriculture industrielle. Le passage à une sylviculture soutenable et la restauration/protection des écosystèmes impliquent eux aussi une augmentation de la part de la population investie dans ces activités. Relever ce défi requiert une politique de longue haleine de revalorisation des métiers agricoles, de formation des travailleur·e·s et d’équipement des zones rurales en infrastructures et en services aux personnes, ainsi que le développement du maraîchage urbain.

 

3.5. Peuples indigènes, buen vivir et écosocialisme

En Amérique du Nord, centrale et du Sud, en Afrique, en Asie et en Océanie, les peuples premiers sont également en première ligne. (ENCADRE N°11) Leur combat se combine souvent à celui des paysan·e·s et des communautés rurales, mais il est spécifique. Les peuples premiers produisent leur existence sociale à partir d’une relation directe avec l’environnement qu’ils ont façonné et qui constitue leur cadre de vie. De ce fait, ces peuples sont dans le chemin de nombreux acteurs capitalistes très puissants et avides de ressources naturelles à piller : multinationales pétrolières, gazières, minières, du bois, de la pâte à papier, de la viande, de l’agrobusiness, du secteur pharmaceutique, sans compter les financiers de la « compensation carbone » déguisés en défenseurs écologiques de la forêt. Tous ces pillards extractivistes agissent en règle générale avec la complicité des gouvernements nationaux et des autorités locales, qui invoquent les objectifs du développement et les besoins de l’écologie pour dissimuler leur appât du gain et leur mépris néocolonial à l’égard des peuples indigènes. De leur côté, ceux-ci ne disposent généralement d’aucun titre de propriété sur les ressources de leur environnement. Ils n’ont d’autre moyen que la lutte contre leur déplacement. Par cette lutte, les peuples premiers protègent et font connaître leur cosmogonie, qui est une richesse précieuse pour l’ensemble de l’humanité et une source d’inspiration pour l’écosocialisme. Face au capitalisme qui tente de les écraser et de s’approprier leurs ressources et leurs savoirs, ces peuples jouent un rôle d’avant-garde dans la lutte pour une société écologiquement soutenable. Même quand les peuples indigènes sont urbanisés, ils et elles maintiennent des liens avec leur communauté et leur culture, tout en faisant face à des problèmes spécifiques, notamment de discrimination. Ils ont raison de chercher des alliés pour renforcer leur combat.

ENCADRE N°11

Les luttes anticapitalistes des peuples indigènes

 

Les communautés indigènes sont devenues l'avant-garde de la lutte pour l'environnement dans les pays du Sud, particulièrement dans les Amériques. Quelques exemples : en Colombie-Britannique (Canada), les « Premières nations » ont résisté avec succès à la construction du pipeline Northern Gateway, une gigantesque entreprise destinée au transport d’énormes quantités de pétrole des sables bitumineux, une activité qu’elles voient comme une brutale « vague de violence coloniale », entraînant la destruction « des terres et des eaux qui ont nourri nos ancêtres ». À Standing Rock, dans l’État de Dakota (États-Unis), les Sioux, appuyés par des écologistes et des socialistes, se sont battus contre le monstrueux pipeline XXL destiné à transporter des sables bitumineux du Canada aux États-Unis. En Amazonie brésilienne, des tribus indigènes s’unissent pour lutter en faveur de la préservation de la forêt tropicale humide – un des derniers grands puits de carbone de la planète et le plus grand – contre la voracité destructrice de l’agroalimentaire capitaliste (soja et bétail), décidé à « nettoyer les forêts ». À Cajamarca, au Pérou, les communautés autochtones ont résisté, pendant des années, à l’empoisonnement des rivières par la mine d’or à ciel ouvert de la multinationale américaine Newmont, sous le slogan : « Water yes, Gold not ! ».

Les peuples autochtones sont la force principale de ces luttes, mais ils le font souvent en alliance avec des paysans sans terre, des écologistes, des socialistes et des communautés de base chrétiennes, avec le soutien des syndicats, des partis de gauche, de la Commission pastorale des terres et du ministère pastoral indigène.

La résistance des peuples indigènes a donc des motivations très concrètes et immédiates – sauver leurs forêts ou leurs ressources en eau – dans leur combat pour la survie. Cependant, ce combat est lié aussi à un antagonisme profond entre la culture, le mode de vie, la spiritualité et les valeurs de ces communautés, d’une part, et, d’autre part, « l'esprit du capitalisme » : la soumission totale de la vie humaine et naturelle au calcul du profit et à l'accumulation de capital.

Parmi les termes qui sont apparus dans le discours indigène ces dernières années, celui qui semble être le plus largement accepté est Kawsay Sumak ou Buen Vivir [bien vivre]. C’est une conception qualitative du « bien vivre », basée sur la satisfaction de besoins sociaux réels et le respect de la nature, par opposition au culte capitaliste de la croissance, de l’expansion et du « développement », accompagnés de l’obsession du consommateur pour « toujours plus ».

L'exemple et la culture des peuples indigènes ont marqué le discours et l'action des mouvements sociaux et écologiques dans les Amériques.

 

3.6. Autogestion, contrôle et débouché politique

3.6.1. Les profonds changements de mode de vie et de perspectives de développement que la transition écologique nécessite ne pourront pas être imposés d’en haut, de façon autoritaire ou technocratique. Ils ne sont réalisables que si la majorité de la population acquiert la conviction qu’ils sont indispensables et compatibles avec une amélioration significative de ses conditions d’existence, donc désirables. Ceci nécessite un changement majeur dans la conscience afin de donner plus de valeur au temps, au contrôle de ce qui est produit et au travail désaliéné qu’à l’accumulation infinie de biens matériels. Il s’agit donc de propager l’éducation permanente sur la gravité de la destruction environnementale et ses causes. Face à l’impuissance capitaliste, il s’agit de stimuler des processus démocratiques de contrôle actif, de prise en charge de la transition, d’intervention dans la décision publique, voire d’appropriation commune de la production et de la reproduction sociale, ainsi que de protection des écosystèmes menacés. Par leur nature même, ces processus se combinent avec les luttes des communautés opprimées pour leurs droits sociaux et leur droit démocratique à l’autodétermination. Il s’agit d’esquisser en pratique l’invention de relations émancipées entre les êtres humains, et entre l’humanité et le reste de la nature, pour montrer qu’un « autre monde est possible ». Ces pratiques des secteurs sociaux les plus engagés dans les luttes encourageront le mouvement ouvrier à combattre l’influence du protectionnisme et du productivisme en son sein.

3.6.2. Le mouvement pour le désinvestissement des énergies fossiles et le mouvement des villes en transition doit être soutenu activement. D’une manière générale, les expériences de contrôle ouvrier, de contrôle citoyen, de gestion participative, voire d’autogestion, ainsi que les luttes des femmes pour la reconnaissance sociale et le partage des tâches domestiques, créent un terrain propice à la formation d’une conscience et d’un projet anticapitalistes incluant la dimension écosocialiste. Les expériences d’agriculture écologique coopérative, notamment, en Europe mais surtout en Amérique latine, en font la démonstration, et ont une influence aussi dans le mouvement ouvrier. De nombreuses expériences de production en autogestion impliquent d’ailleurs des travailleur·es licenciés, des exclu·es et des précaires, voire des sans-papier·es et des demandeur·es d’asile. Ces alternatives apportent une réponse immédiate à l’exclusion sociale massive et permanente, qui dégrade l’existence et la dignité des personnes. Elles ont une place importante dans une stratégie écosocialiste parce qu’elles refusent le fatalisme, créent des solidarités, débordent les cercles de militants de l’environnement.

C’est cependant une illusion de croire que leur généralisation par contagion à l’ensemble de la société permettrait d’éviter la catastrophe écologique : les mesures socio-économiques structurelles – en priorité la socialisation du crédit et de l’énergie – sont incontournables. Les initiatives de transition doivent s’articuler sur l’exigence d’une planification démocratique de la transition incluant à la fois la satisfaction des besoins sociaux et le respect des contraintes écologiques. Faute d’une telle articulation, ces initiatives peuvent avoir des effets de dépolitisation, voire déboucher sur une coexistence à long terme avec le système basé sur le profit.

3.6.3. La lutte contre les grands travaux fossiles est un élément clé du mouvement général d’ingérence, de contrôle et de prise en charge de la transition. Les manifestations de masse, les occupations de sites, de mines, et les campagnes de désobéissance civile permettent de s’opposer concrètement à la dynamique « croissanciste » et « extractiviste » du capital. (ENCADRE N°12) Ces combats ont une importance clé dans la défense des écosystèmes et des communautés humaines qui y vivent/qui les ont façonnés. Ils ont une importance stratégique dans la défense du climat, car le niveau actuel des infrastructures constitue un goulet d’étranglement pour la valorisation des réserves de capital fossile. Ces luttes sont aussi un moyen privilégié de jeter des ponts au niveau des territoires entre les luttes des paysan·e·s, des peuples indigènes, de la jeunesse, des femmes et, à partir de là, d’interpeller le mouvement ouvrier pour qu’il rejoigne la lutte. La mise en réseau internationale de ces résistances permet d’améliorer le rapport de forces, de dissiper les accusations de Nimby9 et de renforcer la légitimité des revendications. Dans certains cas, cela permet d’imposer des réformes qui, tout en restant dans le cadre capitaliste, peuvent servir de points d’appui aux radicalisations ultérieures.

ENCADRE N°12

Notre-Dame-des-Landes : « Pour gagner, on a besoin de tout le monde »

 

La lutte victorieuse contre le projet d'aéroport à Notre-Dame-des-Landes (France) a été portée, au cours de quarante années, par de multiples acteur·e·s.

Elle a d'abord été celle de petits paysan·es défendant leurs terres. Convaincus que « Pour gagner, on a besoin de tout le monde », elles et ils rallieront des néoruraux, défendant leur qualité de vie.

Pendant des décennies, le projet s'enlise et la zone reste préservée de l'agriculture productiviste. Elle devient un symbole des luttes contre l'agrobusiness, portées par la Confédération Paysanne (Via Campesina), et la riche biodiversité préservée « accidentellement » motive les mouvements écologistes.

En 2009, les paysan·e·s et militant·e·s organisent un « camp climat » et invitent les jeunes écologistes radicaux à rester. En 2012, l'expulsion violente des occupant·e·s par la police soulève l'indignation, elle est suivie un mois après d'une réoccupation massive. Le mouvement inflige une défaite politique majeure au gouvernement, montre qu'il possible de résister contre les gouvernants et le patronat et cristallise les espoirs dans une période de reflux politique.

La Zone d'Aménagement Différé (Zad) est devenue « Zone À Défendre ».

Alors que le principal syndicat, la CGT – influencée par des militants PCF et PS favorables au projet et par ses traditions productivistes – avait refusé de prendre position, des militant·es cherchent à la faire bouger. Ils y parviendront avec les premier·es concerné·es : le Collectif national des syndicats CGT de Vinci refuse de travailler sur un projet contesté et dangereux pour les salarié·es, et le syndicat Interentreprises de l’actuel aéroport ne veut pas de la délocalisation à 40 km.

Sur la Zad, un nouveau mode de vie, d'agriculture, de démocratie s'invente, basé sur des regroupements affinitaires et la gestion des Communs (haies, bois, rotation des cultures sans appropriation des terres), avec l'aide des mouvements paysans et écologistes. La Zad devient l'incarnation d'un autre monde possible pour des dizaines de milliers de jeunes qui y ont séjourné. D'inspiration majoritairement autonome, elle a su évoluer pour travailler avec différents mouvements, y compris syndicaux ou politiques.

Après l'abandon du projet, deux usages de la terre s’opposent : l'extension de fermes industrielles, productivistes et les projets nés de la lutte. L'État a été contraint par le mouvement à des négociations pour laisser exister partiellement la Zad et son expérience autogestionnaire.

3.6.4. La nécessaire convergence des luttes sociales et environnementales ne vise pas un rassemblement sur un compromis stable entre l’environnement et le social. C’est un processus dynamique de clarification, de recomposition et de radicalisation. Un tel processus implique de multiples conflits entre secteurs sociaux, en particulier des conflits avec des secteurs du mouvement ouvrier qui pratiquent la collaboration de classe avec le productivisme. Tout en faisant preuve du sens tactique indispensable et en insistant sur les avantages de la transition écologique pour les travailleurs (spécialement en termes d’emplois et de santé), il faut tenir tête au mouvement ouvrier sous influence protectionniste et productiviste. Dans un conflit entre des secteurs sociaux engagés pour l’environnement et des secteurs du mouvement ouvrier alignés sur le productivisme et le protectionnisme, nous défendons les premiers tout en essayant de convaincre les travailleur·e·s de changer leur position. Pour cela, nous proposons des alternatives programmatiques solides visant à augmenter les droits et le bien-être des travailleur·e·s et des communautés. Ils n’ont pas à payer pour les décisions des entreprises et des gouvernements qui les soutiennent.

3.6.5. Gagner le mouvement ouvrier et les autres mouvements sociaux à la lutte pour un programme de transition écosocialiste n’est réalisable en définitive que par l’émergence d’alternatives politiques qui se fixent l’objectif de prendre le pouvoir gouvernemental pour mettre en œuvre un plan global de réformes de structure anticapitalistes satisfaisant à la fois les besoins sociaux et les contraintes environnementales. Sans la construction de telles alternatives politiques, et sans leur articulation avec les mouvements sociaux, cette conjonction sera toujours une chimère, de sorte que l’environnemental sera sacrifié sur l’autel du social, ou que le social sera sacrifié sur l’autel de l’environnement. La constitution d’un gouvernement écosocialiste qui rompt avec le capitalisme en s’appuyant sur la mobilisation sociale est la clé de voûte d’un programme d’urgence écosocialiste. Mais il n’y a pas d’écosocialisme possible dans un seul pays. La formation d’un tel gouvernement n’est à son tour qu’une étape transitoire d’un processus permanent qui vise au renversement du capitalisme sur toute la surface du globe.

 

3.7. Technologies, autogestion et décentralisation

3.7.1. « La Commune est la forme politique enfin trouvée de l’émancipation du travail », écrivait Marx dans ses leçons de la Commune de Paris. Au XIXe siècle, le capitalisme a créé un système énergétique de plus en plus uniforme et centralisé, dont la maîtrise technique et politique impliquait respectivement un ample appareil bureaucratique et un système complexe de délégations de pouvoir. Ce système n’est évidemment pas la cause de la dégénérescence bureaucratique de l’URSS – qui a découlé avant tout de la contre-révolution stalinienne – mais il l’a favorisée dans une certaine mesure. À l’inverse, la souplesse et la modularité des technologies renouvelables ne donnent pas de garantie d’un socialisme démocratique, mais ouvrent de nouvelles possibilités de réformes de structure anticapitalistes visant un développement territorial décentralisé, organisé autour du contrôle démocratique, par les communautés locales, de la ressource énergétique renouvelable disponible sur place et de son usage. Mais la réalisation de ces possibilités dépend de la lutte des classes. La confiscation d’une partie seulement des fortunes accumulées par les pétromonarchies arabes suffirait à financer des projets régionaux de développement alternatif du Proche et du Moyen-Orient basés sur l’énergie solaire et orientés vers la satisfaction des besoins sociaux à l’échelle locale. Dans le même ordre d’idées, il est déplorable que les gouvernements latino-américains dits « progressistes » n’aient pas investi les revenus de l’exploitation fossile dans des plans de transition sociale et écologique visant un autre type de développement, décentralisé, démocratique, plus équilibré entre villes et campagnes, axé sur les communautés et basé sur le 100 % renouvelables.

3.7.2. Les technologies énergétiques renouvelables modifient aussi l’articulation entre mesures structurelles et expériences de contrôle ou d’autogestion au niveau des territoires, celles-ci voyant s’ouvrir de nouvelles possibilités d’autonomie énergétique. Le projet d’une société écosocialiste démocratique basée sur un réseau d’organes de pouvoir décentralisés regagne ainsi en actualité et en crédibilité. La nature physique et les difficultés de stockage de l’énergie électrique fait qu’elle serait plus facile à gérer dans un système décentralisé solidaire et complémentaire que dans l’actuel système assujetti au diktat du marché. Ce terrain de lutte est particulièrement important pour les pays du Sud, dans le cadre d’un modèle de développement alternatif au modèle impérialiste incluant aussi la souveraineté alimentaire. D’une manière générale, le niveau continental ou sous-continental est adéquat pour articuler une nouvelle conception du développement axée sur l’autogestion des territoires et servir de relais entre le local et le global.

 

3.8. Destruction environnementale et engagement social des scientifiques

Les réponses capitalistes sont insuffisantes écologiquement et injustes socialement parce que biaisées par l’assimilation des règles sociales du marché à des lois naturelles incontournables. Cette réalité pousse certains scientifiques à s’engager sur le terrain des luttes. Leur engagement a pour toile de fond la critique face à la parcellisation croissante de la recherche et à sa subordination de plus en plus forte aux besoins du capital et à sa temporalité. Un nombre minoritaire mais croissant de chercheur·e·s perçoit la nécessité de l’interdisciplinarité et de la transdisciplinarité qui impliquent la collaboration avec les milieux sociaux. Dans ce contexte, une opportunité se fait jour de redéfinir « le savoir », de le désenclaver et de le retourner contre le capital. Elle est encore accrue par la montée dans certains secteurs de la classe dominante de l’irrationnel et du déni des faits objectifs, deux traits réactionnaires incarnés notamment par Donald Trump. Les écosocialistes doivent contribuer à ce que cette opportunité soit saisie à pleines mains. Il ne s’agit pas de soumettre le mouvement social à la dictature de « la science » ou des experts mais au contraire de mettre l’expertise au service du mouvement social et de la soumettre à sa critique. Cela peut accroître grandement la crédibilité et la légitimité des options anticapitalistes. En particulier, l’expérience de coopération internationale des scientifiques est un atout important pour développer l’internationalisme.

 

3.9. Auto-organisation des populations touchées

Les moyens de conjurer LA catastrophe qui vient sont terriblement en retard par rapport aux exigences. DES catastrophes écologiques « anthropiques » sont donc appelées à se multiplier, en particulier du fait de phénomènes météorologiques extrêmes (inondations, cyclones, etc.). Cela crée des situations de désorganisation et de chaos qui sont exploitées par les spéculateurs et instrumentalisées à des fins de domination (politique, économique, géostratégique). En même temps, ces mêmes situations peuvent être propices à des initiatives de construction de réseaux de solidarité alternatifs aux agences impérialistes, ainsi que d’auto-organisation de l’aide, de l’accueil des réfugié·e·s, voire de la reconstruction et de la vie sociale en général. Ces initiatives bénéficient alors d’une grande légitimité car elles deviennent vitales en ces circonstances et sont plus efficaces que l’aide internationale. Le facteur subjectif est déterminant pour que des possibilités de ce genre se concrétisent. Cette perspective fait partie intégrante de notre stratégie écosocialiste en tant que stratégie révolutionnaire. De manière plus générale, l’impuissance capitaliste persistante face au développement de la crise écologique contribue à créer une situation objectivement propice, soit à la barbarie, soit à la révolution.

 

3.10. Écosocialisme et internationalisme

3.10.1. Dans le plan d’urgence écosocialiste, les exigences de localisation de la production et de souveraineté alimentaire s’inscrivent dans une perspective autogestionnaire et internationaliste radicalement opposée à la fois à la mondialisation capitaliste et au libre échange, d’une part, au protectionnisme capitaliste et à la souveraineté nationale, d’autre part. Dans les pays développés en particulier, la plus grande vigilance est de rigueur face aux tentatives de récupération par l’extrême droite ou la droite extrême. Celles-ci tentent de dévoyer les revendications écologiques vers de pseudo-réponses nationalistes qui sont toujours au service du capital et font le pont vers les thèmes racistes, islamophobes et réactionnaires-traditionalistes en général. Les demandes de localisation de la production et de souveraineté alimentaire sont un des terrains de prédilection de ces tentatives. Il est donc crucial de cadrer ces demandes soigneusement, pour éviter toute récupération.

3.10.2. Nous nous opposons aux délocalisations d’entreprises vers des pays à bas coûts, et sommes partisans de la localisation de la production en général, mais n’appuyons pas la demande de relocalisation d’entreprises qui ont délocalisé. L’idée de relocalisation implique en effet que des travailleur·e·s des pays à bas coûts devraient perdre leur emploi pour que ceux et celles des pays impérialistes regagnent le leur. Au lieu d’unir les salarié·e·s des différents pays face à leurs exploiteurs, cette revendication les met en concurrence, et les désarme par conséquent face aux exigences patronales de compétitivité sur les marchés. La localisation de la production s’inscrit dans un tout autre projet, qui part des besoins écologiques et sociaux, en particulier du droit à l’emploi et au revenu pour tous et toutes, à proximité de leur lieu de vie. De même, la souveraineté alimentaire, pour nous, n’est pas une souveraineté nationale mais une souveraineté au niveau des territoires tels que constitués historiquement par les communautés. Elle doit donc respecter leur histoire. Nous défendons la solidarité intercommunautaire qui permet de gérer les ressources communes et les échanger sur une base de solidarité et de complémentarité plutôt que de concurrence et de surexploitation.

3.10.3. D’une manière générale, les formules de « protectionnisme de gauche et solidaire » accréditent l’idée que la concurrence des pays à bas salaires et qui ne protègent pas l’environnement sont la cause décisive des pertes d’emplois industriels dans les pays développés. Or, la cause principale de ces pertes d’emplois est la hausse de la productivité du travail dans un contexte où le mouvement historique de réduction du temps de travail est bloqué du fait de la dégradation des rapports de forces. En adoptant la vision obsolète d’une économie mondiale basée sur la concurrence entre pays, alors que le rôle dominant est joué par les multinationales, les « protectionnistes de gauche » détournent l’attention de la contradiction capital-travail au profit d’un front interclassiste de défense de la compétitivité. Le « protectionnisme de gauche » se veut internationaliste, mais il escamote la concurrence destructrice des exportations de produits agricoles à bas coûts des pays développés dans les pays du Sud, et autres manifestations de la domination impérialiste. Le danger de contamination raciste à partir des positions souverainistes est significatif. En effet, dans les pays plus développés, on glisse facilement de la défense de l’emploi, par la sauvegarde de la compétitivité des entreprises contre la concurrence des pays à bas salaire, à la défense de l’emploi par la lutte contre la concurrence des travailleur·e·s sans papiers ou détachés, puisque ceux-ci représentent pour ainsi dire « un tiers monde à domicile ». C’est précisément dans ce piège mortel que l’extrême droite veut attirer le mouvement ouvrier et le mouvement de défense de l’environnement.

Il n’y a pas de raccourci, pas de front possible pour résoudre à la fois le chômage et la destruction de l’environnement par un front entre les capitalistes et leur force de travail. Au lieu du front avec le patronat, les travailleurs doivent développer des campagnes de solidarité leur permettant de trouver l’unité et la force pour battre la crise.

3.10.4. Face à un gouvernement écosocialiste qui commencerait effectivement à rompre avec la logique capitaliste en s’appuyant sur la mobilisation des exploité·e·s et des opprimé·e·s, nous défendrions évidemment le droit pour ce gouvernement de protéger sa politique par des mesures telles que le monopole du commerce extérieur, le contrôle des mouvements de capitaux etc. Mais il ne s’agit pas dans ce cas de protéger les entreprises capitalistes contre la concurrence internationale : il s’agit au contraire de protéger la politique anticapitaliste tout en appelant les exploité·e·s et opprimé·e·s d’autres pays à lutter pour que ce succès se propage à d’autres pays, dans une perspective internationaliste de renversement du capitalisme mondial. Une telle politique est aux antipodes du « protectionnisme », qui revient toujours à subordonner les revendications écologiques et sociales aux besoins de renforcement du capitalisme national sur le marché mondial, c’est-à-dire en dernière instance… au libre échange.

3.10.5. L’écosocialisme peut commencer au niveau national, mais ne peut être réalisé pleinement qu’à l’échelle mondiale, car la gestion rationnelle et prudente du système Terre demande une planification démocratique mondiale. Le travail scientifique mondial réalisé par des organismes comme le GIEC, l’IGBP et d’autres montre que cette planification démocratique mondiale est possible. Ce que les scientifiques peuvent faire à leur niveau pourrait également être fait par des représentant·e·s démocratiquement élus des mouvements sociaux, et est en partie fait aujourd’hui par des organisations comme Via Campesina et d’autres syndicats.

 

3.11. L’état du mouvement

3.11.1. Les peuples autochtones ont longtemps été les défenseurs les plus efficaces de l’écologie de la planète et de ses espaces sauvages et les meilleurs gardiens de son intégrité et de sa biodiversité. De nombreux peuples autochtones vivent sur un territoire riche en ressources, en partie parce qu’ils l’ont protégé et préservé pendant des générations. Cela en fait des cibles privilégiées pour les industries extractives et les accaparements de terres. Ils luttent contre la colonisation depuis plus de 500 ans et continuent de lutter contre toutes les formes de colonisation et de racisme. Les peuples autochtones du Canada et du nord des États-Unis ont été à l’avant-garde de la lutte contre la construction d’oléoducs pour l’extraction des sables bitumineux de l’Alberta. Cinquante organisations autochtones ont signé en 2016 un traité pour s’y opposer, y compris la tribu sioux Standing Rock, qui s’oppose à l’oléoduc du Dakota du Nord.

Après la défaite du mouvement climatique au sommet de Copenhague sur le climat (COP15), le président bolivien Evo Morales a convoqué en avril 2010 une conférence des peuples sur le changement climatique et les droits de la Terre-Mère à Cochabamba en Bolivie, afin de faire entendre la voix des peuples, y compris les peuples autochtones. Plus de 35 000 personnes ont assisté à la conférence malgré les perturbations causées par une éruption volcanique en Islande (volcan Eyjafjallajökull) qui a empêché plusieurs milliers de personnes d’y assister.

La lutte pour la défense de la planète et contre le réchauffement planétaire et le changement climatique exige la coalition la plus large possible impliquant non seulement les forces des mouvements indigènes et du mouvement ouvrier, mais aussi les mouvements sociaux qui se sont renforcés et radicalisés ces dernières années et ont joué un rôle croissant, en particulier dans la mobilisation climatique. Des organisations telles que Plane Stupid, Take the Power et les mouvements Ende Gelände en Allemagne ont mené d’importantes campagnes d’action directe. Via Campesina est l’un des plus grands mouvements sociaux au monde et rassemble plus de 200 millions de petits et moyens agriculteur·es, de paysan·es sans terre, de femmes agricultrices, de peuples autochtones, de migrant·es et de travailleur·es agricoles de 70 pays ; la lutte pour l’agroécologie, contre l’agrobusiness capitaliste, est devenue de plus en plus centrale dans leur agenda. Des organisations de longue date telles que les Amis de la Terre et Greenpeace se sont développées et radicalisées ces dernières années et de nouveaux groupes tels qu’Avaaz et 38 Degrees se sont radicalisés, notamment à la veille de la COP de Paris, et ont une capacité de mobilisation impressionnante. De nombreuses mobilisations locales, comme la lutte contre les mines d’or à Cajamarca au Pérou ou contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes en France, peuvent bloquer des initiatives destructrices. Toutes ces actions de résistance, appelées Blockadia par Naomi Klein, sont les composantes les plus importantes de la lutte pour « changer le système, pas le climat ».

Enfin, l’implication des syndicats dans la lutte contre le changement climatique est cruciale, même si elle reste difficile dans une telle période défensive. Les progrès ont néanmoins été le fruit d’initiatives telles que la campagne pour un million d’emplois verts en Grande-Bretagne, qui bénéficie du soutien de la plupart des grands syndicats et de la TUC. Au niveau international, la campagne « Transition juste » de la CSI (une transition socialement juste des combustibles fossiles aux emplois verts) est très importante, bien qu’elle se déroule dans un cadre réformiste – comme la grande majorité des campagnes et actions syndicales, telles que « Trade Unions for Energy Democracy » et « Labour Network for Sustainability ». Ces initiatives sont crédibles au sein des syndicats car elles traitent la question des pertes d’emplois à la suite du passage à l’énergie verte.

3.11.2. La IVe Internationale s’est déclarée écosocialiste lors du 16e Congrès mondial en 2010. Elle est le seul courant international de la gauche radicale à le faire. C’est une décision importante mais ce n’est qu’un premier pas sur lequel bâtir. Les partisans les plus fervents de cette initiative sont les sections des pays pauvres du Sud qui sont les plus touchés par les phénomènes météorologiques extrêmes, qui ont le moins contribué aux émissions de carbone et qui sont les plus démunis en matière de justice climatique. Certaines de ces sections étaient déjà écosocialistes.

La section de la IVe Internationale de Mindanao aux Philippines, par exemple, une région confrontée à des typhons de plus en plus fréquents et puissants, a longtemps été impliquée dans la défense de leurs communautés contre les phénomènes météorologiques extrêmes. Ses militant·es sont également engagé·es dans le développement de méthodes agricoles basées sur la souveraineté alimentaire et l’exclusion des semences génétiquement modifiées de multinationales comme Monsanto. À l’inverse, ils et elles cultivent leurs propres semences et produisent de la nourriture biologique pour les communautés locales. (ENCADRE N°13)

ENCADRE N°13

Alternatives au modèle agroproductiviste à Mindanao

 

Les pratiques agroécologiques traditionnelles dans l'île méridionale de Mindanao (Philippines) ont été minées par la mondialisation, par une redistribution partielle et injuste des terres et par le soutien général apporté au modèle agrochimique des plantations en monoculture destinées à l'exportation : noix de coco, ananas, bananes, café, caoutchouc.

Mais les communautés de petits agriculteur·es montrent les possibilités d'une alternative. Les systèmes d’agriculture familiale et à petite échelle offrent un potentiel important et des solutions crédibles pour résoudre les problèmes liés à la faim, au déclin des écosystèmes et au changement climatique.

Avec le soutien du programme de consolidation de la paix et de souveraineté alimentaire de Mindanao Tri-People, un programme de pratiques écologiques a été mis en place. Les agriculteur·es ont collecté des variétés de semences de riz locales ; la conservation de cette culture importante et sa biodiversité permettent de ne pas perdre les variétés résistantes. Les agriculteur·es collaborent avec des scientifiques de l'Institut du riz pour gérer les rizières sans utiliser d'engrais chimiques ni de pesticides chimiques. Le développement de la vermiculture et d’autres méthodes d’amélioration des sols permet aux agriculteur·es d’économiser de l’argent sans mettre en danger la récolte. Des fermes pédagogiques ont été créées pour convaincre les agriculteurs des possibilités de l'agriculture biologique.

Dans les rizières, les ravageurs potentiels sont éradiqués manuellement par les travailleur·es sans terre qui gagnent un nouveau revenu. La production de légumes issus de l'agriculture biologique pour le marché est rendue possible grâce à l'utilisation d'extraits d'herbes fabriqués localement et procure également un revenu.

La consolidation de cette nouvelle pratique agricole par la communauté est un moyen de renforcer le processus de paix et de fournir l’énergie et les ressources nécessaires à la souveraineté alimentaire et à l’autonomisation des petits agriculteur·es.

Cette expérience agroécologique renforce également les possibilités de préservation de l'écosystème divers et riche de la forêt et des vallées de Mindanao.

La gestion de cette pratique agricole relève principalement des agricultrices, ce qui renforce la voix des femmes qui jouent un rôle central dans l’organisation de la production et la commercialisent sur les marchés locaux.

Le Bangladesh, l’un des pays les plus vulnérables, de faible altitude, et des plus touchés du monde en termes de changement climatique, souffre déjà de l’élévation du niveau de la mer et de la salinisation de vastes régions du pays. L’organisation de la IVe Internationale est profondément engagée dans la lutte contre le changement climatique et l’élévation du niveau de la mer. Elle est centralement investie dans de grands mouvements paysans, à la fois dans la lutte contre le changement climatique et pour la redistribution des terres sur le modèle du MST au Brésil. Avec Via Campesina et d’autres organisations, ils font campagne pour la souveraineté alimentaire, les droits des producteur·es paysans et pour la redistribution des terres. Ils ont été fortement impliqués dans l’organisation de caravanes climatiques depuis 2011, qui ont fait campagne dans tout le Bangladesh, au Népal et en Inde contre le changement climatique et le réchauffement global.

Au Pakistan, les camarades de la IVe Internationale ont également été à l’avant-garde de la lutte contre le changement climatique. En 2010, des inondations dévastatrices ont submergé un cinquième du pays et laissé des millions de sans-abri. Vingt millions de personnes ont été touchées et 2 000 personnes ont perdu la vie, 12 millions de personnes ont vu leurs foyers endommagés ou détruits. Un demi-million de têtes de bétail ont été perdues et 10 000 écoles ont été détruites. Cinq camarades ont été emprisonnés pour avoir défendu des villageois après un glissement de terrain qui a bloqué la rivière Hunza dans la région du Gilgit-Baltistan au Pakistan, balayant des maisons et tuant 19 personnes. Le glissement de terrain a formé un lac de 23 km de long qui a submergé trois villages, laissant 500 personnes sans abri et 25 000 bloquées. Sept ans plus tard, ils sont toujours en prison et les campagnes se poursuivent pour leur libération10.

Au Brésil, les camarades sont impliqué·es dans la construction du mouvement climatique. En 2015, ils ont organisé à Fortaleza la plus grande marche climatique brésilienne, et depuis ils ont manifesté en 2016 dans le cadre de la campagne 350’s Break Free devant la plus grande centrale brésilienne au charbon, et en 2017 dans la Marche de l’eau. Elles et ils agissent au côté des peuples autochtones, des communautés locales et des groupes environnementaux dans les conflits de l’eau, en particulier dans la partie semi-aride du pays. Des camarades ont aussi été impliqué·es dans la défense de l’Amazonie et contre le désastreux traité REDD (Réduction des émissions dues à la déforestation et à la dégradation des forêts). Les organisations de la IVe Internationale en Amérique latine ont été impliquées dans des mobilisations autour du Sommet des Peuples à Cochabamba.

En Europe et en Amérique du Nord, les camarades de la IVe Internationale sont de plus en plus investi·es dans les mobilisations climatiques – autour des COP à Copenhague et à Paris ou autour de luttes plus localisées –, contre la fracturation en Grande-Bretagne, contre les sables bitumineux dans l’État canadien ou contre l’oléoduc Keystone Pipeline aux États-Unis et dans l’État canadien.

 

CHAPITRE IV

Débats en cours, clarifications, questions ouvertes

 

4.1. Combat éthique et projet de civilisation

4.1.1. Nous optons pour un écosocialisme radicalement anticapitaliste, humaniste, internationaliste, féministe et autogestionnaire à partir d’un triple constat qui en détermine le contenu :

• la nécessité d’un programme anticapitaliste de transition à élaborer en tenant dûment compte des contraintes écologiques, dès maintenant, sans les renvoyer à l’après-capitalisme ;

• l’impossibilité de réaliser ce programme dans son ensemble autrement que par la voie de l’action directe, révolutionnaire, démocratique et auto-organisée, des exploité·es et des opprimé·es, impliquant la convergence et l’extension à toute la planète des luttes des salarié·es, des femmes, des LGBT, de la jeunesse, des paysan·es et des peuples indigènes ;

• la très profonde crise du sens et des valeurs qui découle de l’inversion entre besoins et production, entre travail vivant et travail mort, entre le vivant et l’inerte : le capital aliène l’être humain de sa nature d’animal social pensant, produisant consciemment et collectivement son existence.

L’écosocialisme pour nous n’est pas seulement une stratégie de lutte et un programme : c’est aussi un combat éthique. La destruction de l’environnement est notre destruction et celle de nos descendants, l’appauvrissement radical des formes de la vie est notre appauvrissement. De ce fait, la crise écologique est beaucoup plus qu’une crise du fonctionnement des écosystèmes due à la logique du profit : c’est une crise globale de la civilisation humaine. Y mettre fin a pour condition nécessaire d’abolir la production marchande et d’y substituer une société basée sur la valeur d’usage définie par la satisfaction des besoins humains réels, démocratiquement déterminés dans le cadre des écosystèmes. Mais cette condition nécessaire n’est nullement une condition suffisante. D’abord parce que la destruction écologique, comme l’oppression des femmes, existait avant le capitalisme, fût-ce sur un mode différent. Ensuite et surtout parce que le « socialisme réellement existant » a développé une forme spécifique de « productivisme bureaucratique » aussi destructrice de l’environnement que le productivisme capitaliste.

4.1.2. Ce bilan de l’URSS, de la Chine et des pays de l’Est ne peut pas être imputé exclusivement à la dégénérescence stalinienne bureaucratique de la révolution. Sur le plan idéologique, il est dû en partie à l’imprégnation du mouvement révolutionnaire par les conceptions scientistes mécanistes développées par la bourgeoisie. Ces conceptions, qui doivent être analysées dans leur contexte historique, ont déterminé une vision de l’environnement comme matière à dominer, modelable sans limite selon la volonté. Elles étaient présentes dans la plupart des tendances du mouvement ouvrier, y compris chez les opposants de gauche au stalinisme, notamment chez Trotski. Ainsi se développa une forme de matérialisme reposant implicitement sur l’idée que l'émancipation de la classe ouvrière découlerait d’une croissance de la production, car celle-ci procurerait une abondance de biens matériels tout en aiguisant les contradictions internes au capitalisme au point de les rendre insupportables et de faciliter ainsi la fin de ce système. En vérité, cette conception du matérialisme relève plus de la téléologie11 que de l’analyse dialectique. Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, le capitalisme a connu un développement vertigineux qui a porté l’abondance de biens matériels à des niveaux sans précédent historique. Les contradictions de ce mode de production se sont certes aiguisées, mais il ne s’est pas rapproché de sa chute pour autant. Une appréciation réaliste doit reposer sur deux constats : premièrement, les progrès matériels constants découlant du productivisme ne font qu’accélérer la marche vers la catastrophe écologique ; deuxièmement, la croissance de la production ne produit en soi aucune amélioration sur la voie de l'émancipation des classes populaires.

4.1.3. De même que l’émancipation des femmes requiert un mouvement autonome et la construction en son sein d’une tendance socialiste, l’arrêt de la destruction écologique requiert la construction d’un courant écosocialiste intervenant pour ainsi dire au nom de la nature dans une perspective anticapitaliste, internationaliste et antibureaucratique. Il s’agit de développer pas à pas une nouvelle conscience écologique, une nouvelle cosmogonie, une nouvelle culture développant des valeurs de respect, de soin et de prudence. L’humanité a causé beaucoup de destructions écologiques, mais il n’y a aucune raison de penser que l’intelligence et la sensibilité humaines ne puissent pas nous permettre de réapprendre ce que les conceptions mécanistes de la nature nous ont fait oublier, de prendre soin de l’environnement, de reconstruire ce qui peut l’être et d’inventer, ce faisant, une nouvelle culture de notre relation avec le reste de la nature.

4.1.4. Nous ne réclamons aucun monopole de l’écosocialisme. Nous sommes ouverts à la collaboration avec tous les autres courants qui se réclament du concept, et menons le débat avec eux principalement à l’aune de la pertinence et de la cohérence des réponses qu’ils proposent pour unir les luttes sociales et écologiques.

 

4.2. L’écologie de Marx, source d’inspiration et chantier inachevé

4.2.1. Nous nous appuyons sur l’analyse critique de Marx, plus particulièrement les idées suivantes qui concernent directement le rapport humanité-nature et la critique de ce rapport sous le capitalisme :

• la terre et le travailleur sont les deux seules sources de toute richesse, la nature est la source principale de valeurs d’usage ;

• le capitalisme présuppose la séparation entre producteurs et ressources naturelles, l’appropriation de celles-ci par le capital, l’achat de la force de travail contre un salaire et la reproduction constamment élargie de ce mouvement d’expropriation/aliénation ;

• la course à la rente (surprofit) aiguillonne continûment le pillage des ressources naturelles, minérales et organiques – notamment la tendance à une industrie de la pêche détruisant les ressources halieutiques et la tendance à une industrie agricole de plus en plus intensive, qui épuise les sols, pratique la monoculture et privilégie la production carnée ;

• la seule agriculture rationnelle est celle qui est basée sur les paysan·es indépendants ou sur la propriété collective du sol. La seule foresterie rationnelle est celle qui échappe à la course au profit ;

• le capital est un rapport social d’exploitation du travail alimenté par des inputs en ressources naturelles et orienté sur la production de survaleur. La seule limite du capital, c’est le capital lui-même ;

• la production de survaleur implique nécessairement la rupture du métabolisme entre l’humanité et le reste de la nature. L’accumulation capitaliste épuise à la fois la Terre et le travailleur·e, dont la force de travail est aussi une ressource naturelle. L’arrêt du pillage des ressources (la gestion rationnelle de la relation société-nature) nécessite l’abolition de l’exploitation de la force de travail et la réduction du temps de travail.

4.2.2. En dépit de la richesse de ces contributions, l’œuvre de Marx et Engels est sous tension :

– Elle reste marquée dans une certaine mesure par le scientisme et par les illusions du progrès découlant de « la croissance illimitée des forces productives ».

– L’importance de la théorie de la nature et l’attention apportée à l’imbrication des sociétés humaines dans la nature objective sont centrales chez les fondateurs du marxisme, mais leur pensée doit être passée au crible de la critique afin d’en éliminer les survivances de conceptions technoscientifiques, prométhéennes et productivistes de contrôle et de domination de la nature. Les analyses (éco)féministes sur le patriarcat apportent à cet égard une contribution incontournable.

La formule de Marx disant que le capital épuise les deux seules sources de toute richesse, la terre et le travailleur, gagne à être développée pour intégrer explicitement le travail agricole et le travail de reproduction : par la logique de son développement, le capital tend à accroître l’exploitation du travail salarié, l’oppression patriarcale des femmes (qui assument gratuitement la plus grande partie des soins de reproduction dans le cadre de la famille), la destruction de l’environnement et la ruine des petits paysan·es. Cette vision dynamique fonde la nécessité historique de la convergence des luttes ouvrières, paysannes, féministes, jeunes et écologiques.

L’idée de Marx que la force de travail humaine est une ressource non seulement sociale (générée par les formes de la coopération) mais aussi naturelle sous-tend son affirmation que l’appropriation privée de la Terre paraîtra un jour aussi barbare que l’appropriation privée d’un être humain par un autre. Mais la mise en œuvre de la force de travail est genrée et, « dans la famille, l’homme est le bourgeois, la femme le prolétariat » (Engels). Par conséquent, l’appropriation du corps des femmes, leur discrimination dans la sphère productive et le travail domestique qu’elles effectuent gratuitement constituent une forme spécifique d’appropriation de richesse par le capitalisme, qui doit être mise en évidence pour que l’analyse de ce mode de production soit complète. Cette forme se combine à l’exploitation du travail salarié et au pillage des ressources – qui entraîne par ailleurs la ruine des paysans indépendants et la destruction des communautés indigènes.

L’appropriation de la nature et l’exploitation du travail sont aux antipodes de la « gestion rationnelle » que Marx prônait, non de la nature, mais de « l’échange de matières » (métabolisme) entre la société humaine et (le reste de) la nature. Ensemble avec l’orientation matérialiste et l’exigence de l’émancipation sociale, ce concept de gestion rationnelle, rigoureusement identique à la revendication écologiste de contrôle des impacts humains sur les écosystèmes, forme la base pour la construction d’une société alternative. Et cette construction ne peut être prise en charge que par les classes populaires car elles seules – et cela n’a pas changé depuis Marx – sont porteuses d’intérêts qui coïncident avec ceux de l’humanité dans son ensemble et, potentiellement, de la nature dans son ensemble.

4.2.3. Notre écosocialisme intègre tous ces aspects. Les luttes des femmes font partie de la lutte des classes – tout en ne s’y limitant pas – parce que l’oppression patriarcale est un des fondements du capitalisme. Les luttes environnementales font partie intégrante de la lutte des classes – tout en ne s’y limitant pas – parce que l’appétit insatiable du capital pour la consommation de ressources est le pendant de sa dépendance au travail vivant qui transforme ces ressources en valeur, d’une part, et reproduit la force de travail dans le cadre domestique, d’autre part. L’écosocialisme est donc non seulement alliance antiproductiviste du social et de l’environnemental, donc alliance sociale ouvrière-paysanne : il est aussi prise en compte du féminisme dans le social et dans l’environnemental, c’est-à-dire écoféminisme socialiste. Le concept d’écosocialisme, pour nous, ne se justifie pas seulement par le besoin (i) de se démarquer du productivisme bureaucratique mis en œuvre par le « socialisme réel », au nom de la « libération des forces productives », (ii) de se débarrasser des « scories productivistes » présentes chez Marx et Engels ainsi que, plus encore, chez la plupart des marxistes postérieurs à Marx. Les crimes écologiques de la bureaucratie stalinienne, pas plus que ses crimes sociaux, ne sont imputables au marxisme. Mais « l’écologie de Marx » est un chantier inachevé. Notre écosocialisme ambitionne aussi d’en poursuivre la construction et d’en transcender les limites.

 

4.3. Décroissance, « vraie nature » et écosocialisme

4.3.1. C'est pur idéalisme de croire qu'un mode de production basé sur l’appropriation du corps des femmes et sur l'exploitation de la force de travail humaine en tant que ressource naturelle pourrait engendrer dans la majorité de la population une conscience sociale respectueuse des ressources naturelles et de la nature en général. Dans un système de production généralisée de marchandises, c'est-à-dire de « chosification » généralisée, l'idéologie dominante vis-à-vis de « la nature » est forcément l'idéologie du marché, qui considère l’environnement comme un réservoir de ressources gratuites. Les luttes écologiques doivent se lier et se confronter aux luttes économiques et féministes pour se transformer en force sociale de transformation de l’ordre existant. Les questions du travail, de la production, de la reproduction et du développement sont donc au centre de notre écosocialisme. La nature d’Homo sapiens est de produire socialement son existence par le truchement du travail, relation incontournable entre humanité et nature. Chaque génération se hisse sur les épaules de la génération précédente, de sorte que le développement est consubstantiel à l’espèce. Mais la nature humaine n’existe concrètement qu’à travers ses formes historiques. La réponse à la crise écologique ne consiste pas à « sortir du travail », à « sortir du développement », à « sortir de la consommation », à « sortir de la croissance », etc., qui sont des abstractions anhistoriques. Elle consiste à sortir du travail abstrait producteur de valeur, donc à sortir du mode de développement capitaliste axé sur la croissance du PNB et du mode de distribution/consommation/reproduction qui en découle.

4.3.2. Une décroissance globale de la production matérielle et des transports est indispensable à la transition écologique. Mais « la décroissance » ne constitue pas un programme, car la nécessité globale de « la décroissance » en général ne règle rien : il y a des secteurs à supprimer, d’autres à réduire, d’autres à développer, en tenant compte des niveaux de développement des pays. Les appels à « décoloniser l’imaginaire » restent des formules creuses tant qu’on n’indique pas concrètement comment la réduction de la production matérielle globale peut s’articuler avec la satisfaction de la masse de besoins sociaux insatisfaits, quels secteurs doivent croître pour satisfaire ceux-ci, comment les investissements sont orientés vers ces secteurs, comment l’emploi sera garanti (ou pas), en respectant le « plafond » des contraintes environnementales, climatique en particulier. La décroissance ne constitue pas non plus un projet de société, car elle ne dit rien des rapports de production et de propriété.

4.3.2. Nous récusons les différentes variantes de l’idée qui considère que « la nature » souffre de l’humanité comme d’une maladie. L’humanité fait partie de la nature qu’elle transforme. Le mode de cette transformation n’est pas « naturel » pour autant (comme ce fut le cas dans l’histoire géologique du fait d’autres espèces). Il est déterminé historiquement par les rapports sociaux de production. La capacité de charge de notre espèce est donc historiquement et socialement déterminée. Tout progrès en général n’est pas « par nature » écologiquement régressif. Le mode capitaliste de production « produit » sous nos yeux et de plus en plus vite une nature transformée et appauvrie. Ce « progrès destructif » ne menace pas « la planète », ni « la vie » en général : le phénomène de la vie est une caractéristique de la planète dont même une catastrophe thermonucléaire ne viendrait pas à bout. Par contre, il est en train de détruire des milliers de formes du vivant, menace l’existence de centaines de millions de personnes, fait planer le risque d’un basculement de l’humanité dans la barbarie, et pourrait même, éventuellement et en fin de compte, menacer l’espèce humaine dans son ensemble.

4.3.3. La vision de « la vraie nature » comme la nature sans l’être humain est anhistorique et misanthrope. Elle n’apporte aucune solution réelle, vu que cette « vraie nature », vierge, n’existe nulle part sur la surface du globe. Face à cette impasse, la cosmogonie des peuples indigènes (la Terre-Mère) constitue une source d’inspiration pour une autre conception des rapports humanité-nature, une conception libérée de la monomanie de la valeur et de la rationalité instrumentale propre aux « eaux glacées du calcul égoïste ». Mais c’est une source d’inspiration, pas un produit d’exportation. Une société communiste, sans classes, ressemblera à certains égards aux sociétés dites « primitives », mais sera cependant bien différente, vu le niveau de développement des forces productives. De même, cette société élaborera une conception des rapports humanité-nature qui, probablement, ressemblera à certains égards à celle des peuples indigènes, mais sera néanmoins différente. Une conception dans laquelle les notions éthiques de précaution, de respect et de responsabilité, ainsi que l’émerveillement devant la beauté du monde, interféreront en permanence avec une appréhension scientifique à la fois de plus en plus fine et de plus en plus clairement incomplète.

 

CONCLUSION

Écosocialisme et révolution

 

La logique capitaliste absurde et irrationnelle d’expansion et d’accumulation infinies, ainsi que son productivisme obsédé par la recherche du profit à tout prix, sont responsables du fait que l’humanité se trouve aujourd’hui au bord de l’abîme : destruction écologique, basculement climatique.

Le passage du « progrès destructif » capitaliste à l’écosocalisme est un processus historique, une transformation révolutionnaire permanente de la société, de la culture et des mentalités. Cette transition conduirait non seulement à un nouveau mode de production et à une société égalitaire et démocratique, mais aussi à un mode de vie alternatif, une nouvelle civilisation, au-delà du règne de l’argent, au-delà des habitudes de consommation produites artificiellement par la publicité, et au-delà de la production illimitée de marchandises inutiles. Et, comme Marx l’a dit, le Royaume de la Liberté commence par la diminution du travail…

Il est important de souligner qu’un tel processus ne peut avoir lieu sans la transformation révolutionnaire des structures sociales et politiques par une action de masse de la grande majorité de la population. Le développement d’une conscience socialiste, féministe et écologique est un processus dans lequel le facteur décisif est l’expérience de lutte collective des peuples eux-mêmes, depuis les confrontations locales et partielles jusqu’au changement radical de la société.

Rêver et lutter pour un socialisme vert, ou pour un communisme solaire, comme disent certains, n’implique pas de ne pas lutter pour des réformes concrètes et urgentes. Sans la moindre illusion sur le « capitalisme vert », nous devons tenter de gagner du temps et d’imposer aux pouvoirs en place des mesures concrètes contre la catastrophe en cours, à commencer par une réduction radicale des émissions de gaz à effet de serre.

Ces éco-revendications urgentes peuvent favoriser un processus de radicalisation, à condition qu’on refuse de limiter les objectifs en fonction des exigences du marché capitaliste ou de la « compétitivité ».

Chaque petite victoire, chaque avancée partielle peut conduire immédiatement à une revendication plus élevée, à un but plus radical. De telles luttes autour de problèmes concrets sont importantes, non seulement parce que des victoires partielles sont bienvenues en elles-mêmes, mais aussi parce qu’elles contribuent à accroître la conscience écologique et socialiste, et promeuvent l’autonomie et l’auto-organisation par en bas. Cette autonomie et cette organisation sont des préconditions nécessaires et décisives à une transformation du monde radicale, c’est-à-dire révolutionnaire, qui n’est possible que par l’auto-émancipation des opprimé·es et des exploité·es : les ouvrier·es et paysan·es, les femmes, les communautés indigènes, ainsi que les personnes persécutées pour leur race, leur religion ou leur nationalité.

Barricadées dans leurs retranchements, les élites dirigeantes du système sont incroyablement puissantes et les forces de l’opposition radicale sont petites. Cependant, leur développement dans un mouvement de masse sans précédent par ses proportions est le seul espoir pour arrêter le cours catastrophique de la « croissance » capitaliste et inventer une forme de vie désirable, plus riche en qualités humaines, une nouvelle société basée sur les valeurs de la dignité humaine, de la solidarité, de la liberté et du respect de « Mère Nature », de la Terre-Mère.

 

Commission écologie de la IVe Internationale

janvier 2019


 


 

Préface à l’édition grecque, par Michael Löwy

Introduction au document écosocialiste de la IVe

 

Cela fait quelques dizaines d’années que la Quatrième Internationale a adopté l’écosocialisme, convaincue de la nécessité d’actualiser notre héritage marxiste révolutionnaire, pour affronter les nouveaux défis, parmi lesquels la crise écologique occupe une place de plus en plus importante.

Ce nouveau document, rédigé par la Commission Écologie de la Quatrième Internationale, fait donc partie d’un processus de réflexion et d’action sur le terrain qui date de la fin du siècle dernier. Il vise non seulement à armer politiquement et intellectuellement nos propres militants, mais aussi à contribuer au débat de la gauche écologique mondiale. Nous n’avons pas la prétention de détenir le monopole de la vérité, mais notre analyse, fondée sur l’expérience des luttes socio-écologiques, apporte une perspective marxiste, radicale et anti-capitaliste, qui pourra sans doute être utile à tous ceux, de plus en plus nombreux dans tous les continents, qui appellent à « Changer le système, pas le climat ! ».

Les rapports du GIEC publiés après la rédaction de ce document ne font que confirmer nos pronostics : la continuation du business as usual capitaliste nous conduit, à plus ou moins brève échéance – quelques dizaines d’années – à une catastrophe sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Pendant ce temps, que font nos gouvernements ? Certains, climato-négationnistes, se glorifient de mépriser l’écologie, et mènent des politiques brutales et destructrices, inconditionnellement au service de l’oligarchie fossile - les rois du charbon et du pétrole – comme Donald Trump, ou de l’agro-business vorace (soja, élevage) comme Jair Bolsonaro. D’autres, comme les gouvernements de l’Europe, du Canada, etc, font de grandioses déclarations sur la nécessité d’éviter le changement climatique, mais ne prennent aucune mesure réelle de limitation des émissions, la priorité étant à la croissance du PIB et au libre échange international. Dans les deux cas, c’est le capital, et en particulier les marchés financiers, qui dictent les règles.

L’espoir pour l’avenir c’est du côté des luttes socio-écologiques, dont il est largement question dans le document. Depuis sa rédaction, on a assisté à de nouvelles mobilisations importantes : en France, la convergence entre gilets jaunes et gilets verts, protestation sociale et protestation écologique ; aux Etats-Unis, le débat autour d’un Green New Deal, une proposition issue des rangs de DSA (Democratic Socialists of America) qui gagne la sympathie de larges secteurs de la population ; au Brésil, la mobilisation des communautés indigènes de l’Amazonie, pour sauver leur forêt des projets écocides de Bolsonaro ; et, surtout, un peu partout dans le monde, l’impressionnante mobilisation de la jeunesse, à l’appel de Greta Thunberg, contre les responsables pour le changement climatique.

Nous sommes convaincus, plus que jamais, qu’une solution véritable de la crise écologique, capable de sauver l’humanité des dramatiques conséquences d’un changement climatique irréversible, n’est pas possible dans les limites du capitalisme – un système qui ne peut pas exister sans « expansion » et accumulation (du capital et du profit) illimitée.

Mais nous savons aussi que l’alternative anticapitaliste radicale que nous proposons, l’écosocialisme, ne pourra se réaliser qu’à partir des luttes concrètes, ici et maintenant, contre le Talon de Fer anti écologique du capital.

C’est pourquoi nous, écosocialistes, participons à tout combat, même local ou modeste, qui tente de s’opposer à la voracité destructrice du système.

Un autre monde est possible, une autre civilisation, fondée sur des valeurs de solidarité, liberté, justice sociale et respect envers notre Mère Terre.

Michael Löwy

août 2019


 

NOTES

1350 parts par million en volume (ppmv) de CO2 signifie que, sur un million de molécules dans l’air, 350 sont des molécules de CO2. La concentration atmosphérique en gaz à effet de serre plus rares, comme le méthane, s’exprime en parts par milliard en volume (ppbv).

2 On appelle « rétroactions » du changement climatique les effets en retour du réchauffement sur le réchauffement. On parle de rétroactions positives lorsque ces effets accélèrent le réchauffement, et de rétroactions négatives lorsqu’ils le ralentissent.

3 Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) publie des rapports d’évaluation et des rapports spéciaux (SR – Special Report). Suite à l’accord de Paris, le GIEC a été chargé de présenter un rapport spécial sur le réchauffement de 1,5°C, ses impacts et la possibilité de l’éviter. https://www.ip…

4 Le système Terre émet du carbone et en absorbe. L’accord de Paris prévoit d’équilibrer émissions et absorptions mondiales d’ici 2050, autrement dit d’annuler les émissions nettes.

5 L’acidité de l’eau est fonction de la quantité d’ions hydrogène. Elle s’exprime en « potentiel hydrogène » (pH). Plus le pH est inférieur à 7, plus l’eau est acide. La chute observée ces dernières années de 0,1 point de pH signifie une augmentation de 26 % de la concentration en ions H+.

6Les sources naturelles d’azote réactif sont la foudre (5 000 milliards de grammes par an, 5 Tg/an) et la fixation biologique dans les océans (140 Tg/an) ainsi que dans les terres (58 Tg/an). De nos jours, les activités humaines produisent 210 Tg d'azote par an (180 Tg/an dues aux activités industrielles et à la fixation biologique par l'agriculture et 30 Tg/an par des processus de combustion). La source naturelle de phosphore est l’altération des roches. Les niveaux préindustriels d’apport de phosphore dans les sols étaient de 10 à 15 Tg/an. De nos jours, l’extraction minière du phosphore (les phosphates sont utilisés comme engrais) et l’altération accrue des roches produisent 28 à 33 Tg/an de phosphore.

7Le GIEC comporte trois groupes de travail : sur la science du changement climatique, sur les impacts et l’adaptation à ces impacts, et sur la mitigation (limitation) du réchauffement. La phrase citée se trouve dans la contribution du groupe de travail 3 au 5e rapport d’évaluation (texte intégral, IPCC, AR5, WG3).

8Dans les sociétés précapitalistes, les excréments humains sont épandus sur les champs, de sorte que les éléments minéraux nécessaires retournent au sol. Avec le développement de l’urbanisation, ce « cycle des nutriments » a été rompu.

9Nimby (Not in my backyard, Pas dans mon jardin) désigne l’opposition d’habitants à l’installation d’une infrastructure à proximité de chez eux, mais sans exprimer d’opposition à cette infrastructure en général.

10 Cf. Inprecor n° 629/630 de juillet-août 2016 et n° 639/640 de mai-juin 2017 ainsi que P. Rousset, Gilgit-Baltistan (Pakistan) : Dernières nouvelles de Baba Jan, Europe solidaire sans frontières (ESSF), 15 mars 2019 : http://www.eur…

11La téléologie, ou le finalisme, est le courant philosophique qui explique un phénomène A par un but final B postérieur à A. Le finalisme est par essence un idéalisme, car dire qu'une fin "doit se réaliser" revient à dire qu'un type précis d'Idée guide le monde. Marx et Engels écrivaient par exemple dans l’Idéologie allemande : « Grâce à des artifices spéculatifs, on peut faire croire que l’histoire à venir est le but de l’histoire passée. Ainsi par exemple on attribue à la découverte de l’Amérique un but, celui d’avoir permis le déclenchement de la Révolution française » Les diverses théories du complot sont aussi des visions qui remplacent l'analyse d'un système et de ses lois par une intentionnalité exagérée de la classe dominante

 

 

Quatrième internationale