Le texte qui suit a été adopté début juin 1990 par le Comité exécutif international de la IV Internationale.
La chute des dictatures bureaucratiques en Europe de l'Est, la crise rampante en URSS ont et auront d'importantes conséquences pour le futur de la révolution cubaine.
1. Paradoxalement, la révolution fut protégée à sa naissance par la division du monde en deux camps. La dynamique de la confrontation Est/Ouest permit à Cuba - de par sa situation géopolitique particulière - de bénéficier d'une protection et d'une aide soviétiques qui facilitèrent sa survie pendant trente ans. La « détente » ou, plus précisément, le rapprochement américano-soviétique impulsé par Gorbatchev relativise la place de Cuba et son intérêt stratégique pour l'URSS. Les accords de Malte, le règlement des prétendus «conflits régionaux» laissent le champ libre à l'impérialisme pour des interventions extérieures ; le renforcement de l'agressivité américaine, l'accumulation de défaites démoralisent les avant-gardes, même si la crise des PC et le desserrement du contrôle bureaucratique peuvent favoriser à terme le potentiel révolutionnaire des mouvements du tiers monde. Dans le contexte de nouveaux rapports de forces internationaux qui leur sont désormais défavorables, les organisations révolutionnaires du tiers monde sont sur la défensive.
C'est en Amérique centrale que les conséquences de cette situation se font pour l'instant le plus lourdement sentir. L'impérialisme y a remporté en l'espace de quelques mois deux victoires importantes au Panama et au Nicaragua ; il cherche à poursuivre son avantage au Salvador et ne cache pas ses intentions agressives à l'égard de Cuba. Profitant des événements de Roumanie, il est intervenu directement au Panama sans soulever de protestations massives, y compris en Amérique latine. Cette impunité relative est un fait sans précédent : elle a été facilitée par la campagne d'intoxication exceptionnelle des médias occidentaux mise en évidence par les chiffres aujourd'hui connus des victimes dans les deux pays : cent morts environ à Timisoara, entre deux mille et quatre mille à Panama. Même si le discrédit pesant sur Noriega a facilité l'agression militaire, il est clair que le gouvernement américain sait mettre à profit la débâcle des dictatures bureaucratiques à l'Est, l'absence de crédibilité du socialisme pour renforcer son intervention. Le piétinement de l'offensive révolutionnaire au Salvador en novembre traduit également la détérioration des rapports de forces internationaux, malgré la démonstration exceptionnelle du FSLN dont l'influence de masse, l'initiative militaire et l'intelligence politique ont été confirmées ; aucune organisation révolutionnaire latino-américaine ne bénéficie encore dans son pays d'un tel rapport de forces. Cependant, le Front est sur la défensive: aux effets néfastes des accords de San Isidro, établissant une symétrie entre le FMLN et la Contra nicaraguayenne, s'est ajoutée la défaite du FSLN qui porte un coup important à la lutte du peuple salvadorien.
La défaite électorale au Nicaragua a des effets non seulement dans l'isthme centraméricain, mais dans toute l'Amérique latine : il s'agit d'une victoire de la stratégie impérialiste dite « de basse intensité », préparée de longue date et combinant l'armement de la Contra, un travail politique interne et l'utilisation machiavélique des élections pour saper progressivement l'influence des sandinistes à la faveur de l'agression militaire, du blocus économique et des erreurs politiques du FSLN cherchant désespérément des appuis internationaux qui lui ont largement fait défaut, en particulier de la part de la direction Gorbatchev.
La tactique impérialiste au Nicaragua doit être utilisée avec attention car elle représente une menace plus subtile : elle éclaire l'orientation suivie à l'égard de Cuba et indique quels sont les pièges tendus à la direction castriste ; elle rend plus complexe l'organisation de la solidarité internationale alors même que les menaces pesant sur Cuba se sont accrues et que les difficultés économiques et sociales s'accumulent dans le pays.
2. Les difficultés économiques du pays sont amplement soulignées par la presse internationale, qui omet cependant de souligner celles que rencontrent d'autres pays du tiers monde frappés par une crise d'une gravité sans précédent. Alors que les institutions occidentales avaient offert (grâce aux pétrodollars) des prêts considérables pendant les années soixante-dix, période où de surcroît les produits de base étaient élevés, la conjoncture internationale a changé ; le climat économique défavorable des années quatre-vingt, la chute dramatique des prix des matières premières et le poids de la dette pénalisent les économies et ont des conséquences sociales graves soulignées par la récente convention de Lomé IV : « Les économies des pays ACP ne se sont pas développées, au contraire. Cela touche tous les secteurs de la vie économique. La pauvreté s est accrue et la paupérisation s'étend. » (Le Courrier ACP- CEE, mars-avril 1990, p. 17.) « Les hôpitaux et les écoles ferment parce qu'il n'y a pas d'argent pour payer les médecins, les infirmières et les enseignants ; les usines sont à l'arrêt par manque de pièces détachées, de matières premières ou de combustibles. » (Le Courrier ACP-CEE, mars-avril 1990, p. 28.) Les émeutes en Côte-d'Ivoire, au Gabon, à Rosario et à Caracas en Amérique latine sont là pour témoigner de l'ampleur de la pauvreté et de la misère de la population, qui contrastent avec l'enrichissement éhonté d'une petite minorité.
Or, si Cuba souffre aussi des fluctuations des cours des matières premières, du poids de la dette et du manque de crédits, le peuple y bénéficie d'acquis sociaux incomparables en matière d'éducation, de santé, de sécurité sociale et de garantie de l'emploi, reconnus par les instances internationales (des acquis inconnus par les Latino-Américains et même par certains Nord-Américains, comme le souligne le quotidien britannique The Guardian du 11 mai 1990), et ce malgré les restrictions sévères dues au blocus américain. Les progrès réalisés par Cuba en matière de mortalité infantile sont particulièrement significatifs: alors que, selon l'UNICEF, la mortalité infantile était de 118% en Haïti en 1987, elle est à Cuba de 11% .
Mais ces acquis sont aujourd'hui menacés : l'aide conditionnelle fournie par l'URSS est remise en cause; la restructuration du COMECON oblige la direction cubaine à effectuer une réévaluation économique de ses échanges extérieurs et à réexaminer une politique qui avait misé sur l'existence du camp dit « socialiste » et l'avait conduite à accepter les contraintes de la « division socialiste » du travail qui régnait au sein du CAEM. Les modalités de ces échanges n'ont pas permis a Cuba d'échapper aux aléas de la production sucrière et les effets de la dépendance économique avec l'URSS se font cruellement sentir. Les incertitudes planent désormais sur l'avenir des échanges commerciaux avec les pays de l'Est, dont l'évolution politique modifie les rapports avec un partenaire aussi périphérique situé à des milliers de kilomètres. Certains d'entre eux, la Hongrie par exemple, ont d'ores et déjà dénoncé en pratique les clauses de contrats passés avec La Havane.
La vulnérabilité économique du pays est mise en évidence de façon dramatique. F. Castro a déjà fait part de ses craintes de voir le pays victime d'une réduction drastique de livraisons de pétrole (« Le pays doit être préparé au pire. (...) Si nous ne recevons pas les douze millions de tonnes de pétrole annuelles, nous devons savoir que faire si nous n 'en recevons que dix ou huit ou six ou cinq ou quatre. » (Discours des 4 et 7 mars 1990.) En fait, les livraisons de pétrole ont déjà diminué de treize millions de tonnes en 1988 à douze millions en 1989. En février 1990, le rationnement de pain quotidien par personne et par jour a dû être ramené à quatre-vingts grammes ; la pénurie de grains a provoqué une hécatombe de la volaille et l'augmentation du prix des œufs; les livraisons d'agrumes destinées à l'URSS n'ont pu être effectuées «à cause de difficultés affectant le commerce soviétique et le transport maritime»: 15% de la flotte marchande soviétique est affectée au transport avec Cuba (The New York Review, Tad Szulc, 31 mai 1990 ; Financial Times, 21 mars 1990). Or, s'il est vrai que des problèmes réels ont joué un rôle dans ces difficultés (les grèves en Ukraine ont retardé les livraisons de farine de blé ; des conflits ethniques à Bakou à la fin de l'année 1989 auraient perturbé le départ des pétroliers), il n'en reste pas moins que la campagne engagée dans la presse soviétique discréditant la révolution cubaine n'est pas faite pour encourager les échanges, au contraire. Il est significatif que le journal Argumenty y Fakty (17-23 mars 1990) révèle pour la première fois le coût de l'aide, en faisant hypocritement référence à « des estimations occidentales » (sic) : « Le volume de l'aide soviétique à Cuba serait de cinq milliards de roubles par an. » Selon les Izvestia (New York Times, 8 mars 1990), la dette cubaine envers l'URSS -jamais rendue publique auparavant - serait de quinze milliards de roubles par an (près de dix milliards de dollars).
Par ailleurs, les Nouvelles de Moscou et la télévision soviétique se sont livrées à des commentaires sarcastiques sur les « principes idéologiques » de F. Castro et se sont fait l'écho du mécontentement révélé par les dissidents. Enfin, le vote à l'ONU - par la Bulgarie et la Hongrie - d'une résolution condamnant Cuba pour non-respect des droits de l'homme, résolution parrainée par la Pologne et la Tchécoslovaquie, a mis le feu aux poudres. Ces votes ont été interprétés par la direction cubaine comme une monnaie d'échange destinée à obtenir une aide financière américaine pour les pays concernés. Bien que ces pays ne représentent que 15% des échanges annuels, l'impact d'une rupture ne serait pas négligeable, surtout si l'on y ajoute les effets que ne manquera pas d'avoir l'annexion (et l'intégration dans la CEE) de la RDA, deuxième acheteur de sucre cubain dans le COMECON.
Même si l'URSS ne va pas suppléer aux défaillances des ex-partenaires du COMECON et si une diminution de l'aide est prévisible, une rupture brutale des accords est peu probable. Il est plus vraisemblable que Gorbatchev module les échanges au gré des aléas de sa politique intérieure et internationale et en fonction de l'évolution des rapports avec La Havane. Ce d'autant plus que les bénéfices des échanges économiques sont moins unilatéraux que ce qu'en dit une certaine presse. Cuba fournit à l'URSS environ un tiers de sa consommation de sucre, 40% de la consommation d'agrumes, et le COMECON absorbe 75 de la production de nickel cubain (The Guardian, 11 mai 1990; Financial Times, 21 mars 1990).
Les acheter sur le marché coûterait très cher en devises et l'agriculture soviétique n'est pas en état de produire les quatre millions de tonnes de sucre que Cuba lui fournit. Comme l'a signalé Abaïkin lors de la vingtième session de la commission intergouvemementale réunie à La Havane du 12 au 17 avril 1990, l'URSS retire aussi des avantages des rapports avec Cuba. « Nous avons besoin de sucre et Cuba de pétrole», a-t-il déclaré (Granma, 29 avril 1990). Mais il est vraisemblable que les échanges seront désormais planifiés sur un ou deux ans, au lieu de cinq, et seront sujets à de grandes variations, notamment en fonction de l'évolution politique en URSS et des intérêts des entreprises soviétiques, dont la gestion est désormais autonome. Pour en contrecarrer les effets, ces entreprises bénéficient provisoirement - selon Abaïkin (The Guardian, 11 mai 1990)-d'avantages fiscaux si elles commercent avec Cuba mais, outre qu'il ne s'agit que d'une mesure temporaire, le protocole signé en avril ne concerne que l'année 1990. Selon l'accord, l'URSS devrait continuer à livrer à Cuba des carburants, des aliments, des matières premières et des biens d'équipement. De son côté, Cuba devrait continuer à exporter vers l'URSS du sucre, des minerais, des agrumes et, pour la première fois, des médicaments et certains équipements de haute technologie. Le niveau atteint par Cuba en matière de santé publique - supérieur dans certains domaines à celui existant en URSS - peut stimuler l'intensification des échanges sur ce plan. Des stomatologues cubains vont contribuer à l'aide médicale en URSS, en particulier dans les régions minières. Environ dix mille enfants des régions affectées par la catastrophe de Tchernobyl vont être pris en charge dans des centres médicaux cubains, les mille premiers arrivant dés juin 1990. De même, les combattants blessés en Afghanistan sont-ils soignés dans un centre orthopédique de haute qualité.
Cependant, Abaïkin n'a pas manqué de souligner qu'il ignorait ce que seraient les relations entre les deux pays en 1991. Bien qu'il ait affirme que les divergences entre les deux gouvernements ne sont pas « une tragédie », ces incertitudes mettent l'économie cubaine à la merci de tout changement en URSS et la rendent encore plus vulnérable.
Les mobilisations organisées en prévision de «périodes spéciales en temps de paix» par la direction castriste (en cas de suppression des livraisons de pétrole notamment) montrent que cette dernière se prépare à toute éventualité, ce que justifie le credo idéologique de Gorbatchev tant sur le plan économique que dans les rapports avec l'impérialisme. En un sens, la révolution est autant menacée par l'évolution politique à Moscou qu'a Washington.
L'aide militaire est pour l'instant maintenue (des Mig 29 et d'autres armes ont été livrées comme prévu). L'armée cubaine jouit d'un prestige particulier auprès des militaires soviétiques, bien places pour savoir que leur aide en ce domaine - a la différence d'autres armées du Moyen-Orient - n'est pas accordée en vain. Cependant, dans un premier temps, ce n'est pas la menace d'invasion militaire directe qui est d'abord à craindre : les Américains savent bien que le coût en serait considérable, et la référence au Viêt-nam est souvent brandie par Fidel Castro pour le leur rappeler. La politique de Washington mise sur la dégradation d'une situation qui combinerait l'usure de la population face aux difficultés économiques et aux problèmes quotidiens rencontrés, le mécontentement face aux gaspillages et à la corruption, le désintérêt de la jeunesse et les critiques des intellectuels, en particulier las du monolithisme et des restrictions des libertés politiques. Seule la conjonction de ces facteurs permettrait d'envisager alors, dans un contexte international défavorable, une intervention militaire dont le million d'émigrés cubains qui se trouvent à quatre-vingt-dix kilomètres des côtes cubaines à Miami constituerait l'arrière-garde. La direction castriste est consciente de ce risque auquel le « processus de rectification des erreurs et des tendances négatives » à l'œuvre depuis 1986 est censé répondre.
3. Initié en avril 1986 par Fidel Castro entre deux sessions du IIIe Congrès du PCC, le processus de rectification était conçu comme une réorientation socio-économique, politique et idéologique d'ensemble dans un nouveau contexte international après l'élection de Gorbatchev à la direction du PCUS et le tournant de la perestroïka. La situation interne était marquée par l'aggravation de la crise économique et financière depuis le début des années quatre-vingt, des tensions sociales accrues par les inégalités et les privilèges consécutifs aux réformes économiques mises en place dans le cadre du SDPE, politique économique appliquée après le 1er Congrès du PCC en 1975.
Conçue comme un mouvement impulsé d'en haut mais s'appuyant sur la mobilisation des masses pour lutter contre les « technocrates » et les « nouveaux koulaks » qui avaient prospéré à l'ombre des réformes marchandes, la rectification témoignait aussi des différences apparues dans l'appareil quant à la politique économique à suivre ; ces divergences avaient été révélées publiquement par l'éviction du dirigeant de la Juceplan, Humberto Perez, responsable de l'application du SDPE et vice-ministre, qui fut exclu du comité central par ses pairs en décembre 1987. L'affaire Ochoa devait, trois ans plus tard, pour des raisons politiques encore non éclaircies, illustrer les conflits à l'œuvre dans l'appareil.
Le bilan de la rectification est ambigu et contradictoire. Certes, dès 1986, un tournant économique a été effectué : considérant qu'elles avaient favorisé l'enrichissement des paysans privés, stimulé l'augmentation des prix et provoqué de nombreuses tensions sociales, les réformes économiques ont été remises en cause. Les marchés paysans libres autorisés après l'adoption des réformes ont été supprimés, les activités privées qui avaient été permises dans certains secteurs (le logement en particulier) ont été interdites, les mécanismes marchands ont été dénoncés, le système des primes et la hiérarchie salariale accrue depuis l'application du SDPE ont été remis en cause. Mais les appels au capital étranger pour créer des joint ventures et développer le tourisme se sont accrus ; le contraste entre les avantages offerts aux touristes qui payent en devises et les difficultés de la vie quotidienne de la population risque d'être explosif.
La rectification a également impliqué une réorganisation du travail, une réévaluation des normes, une rationalisation des effectifs et des mesures d'austérité qui ont provoqué une certaine baisse du niveau de vie. Les tentatives faites pour restreindre les privilèges de la bureaucratie sont restées très limitées, comme l'ont montré les révélations lors du procès d'Ochoa en 1989 : la corruption et la gabegie, le pouvoir incontrôlé de hauts fonctionnaires contrastent avec les appels à l'austérité et au sacrifice et mettent en évidence les contradictions de la rectification. Les critiques faites aux stimulants monétaires n'ont pas les mêmes effets pour tous.
Sur le plan économique, la situation ne s'est pas améliorée : la productivité du travail reste toujours très basse, sauf dans la construction (secteur le plus dynamique en 1989, selon le comité d'Etat de Statistiques), où les résultats obtenus par les micro-brigades sont réels : les délais d'exécution et la qualité des travaux montrent une amélioration de la productivité, mais les conditions de travail et les avantages substantiels (en termes de logement, de nourriture) dont bénéficient les travailleurs qui en font partie ne sont pas généralisables.
Pour tirer un bilan de la « rectification », il faut tenir compte des difficultés « objectives », en particulier des effets de la chute drastique des importations; et l'on ne peut imputer à la seule rectification les difficultés économiques actuelles. Les baisses de production et la désorganisation de certains secteurs de l'industrie sont dues en particulier au manque de pièces de rechange auparavant importées.
Depuis 1986, dernière année de croissance économique (selon le rapport de la banque centrale cubaine de juin 1989), la situation financière du pays a gravement affecté les importations payées en devises. La production de biens de consommation a été la plus touchée par ces restrictions. Les difficultés dans les livraisons de certains pays de l'Est ainsi que de mauvaises conditions climatiques ont eu des répercussions dans l'agriculture. Enfin, la croissance numérique de la force de travail (quatre-vingt-deux mille neuf cents travailleurs de plus avant même les grands retours d'Angola) a eu des effets défavorables sur la productivité du travail, qui aurait diminué de 3,9% selon la banque nationale.
Quels ont été les effets spécifiques de la politique économique telle qu'elle fut énoncée par Fidel Castro? Dans l'agriculture, la baisse de la production d'agrumes, de bananes, de tubercules, de légumes, de café, est-elle due à la suppression des marchés paysans libres ? L'incorporation d'une force de travail jeune et sans expérience est-elle destinée à compenser la mauvaise volonté des paysans qui, après la suppression des marchés libres, seraient responsables de la chute de la productivité dans le secteur privé? Bien que numériquement très limité, le secteur privé contribue pour une part importante à la production alimentaire. Les informations disponibles ne permettent pas pour l'instant de répondre à ces questions. Or. c'est dans l'agriculture que le bilan économique de la rectification pourrait être le plus significatif.
4. Les événements politiques qui se sont succède depuis 1986 ont confirmé l'existence de tensions politiques dans l'appareil d'Etat et la vocation de la rectification à définir de nouvelles références idéologiques afin de séparer le bon grain de l'ivraie. Les partisans du SDPE - staliniens d'hier, gorbatchéviens d'aujourd'hui - ont été écartés des responsabilités de la Juceplan et un nouvel organisme responsable de la planification a été créé sous la houlette de F. Castro. Les secteurs les plus corrompus de l'appareil ont été mis en garde et un certain nombre de responsables limogés. L'appel au sacrifice, à l'exemple, au volontarisme, la référence au Che en opposition claire à la perestroïka de Gorbatchev ont été accompagnés d'une critique de plus en plus ouverte du «modèle» institutionnel soviétique mis en place dans les années soixante-dix, du dogmatisme politique et culturel qui en a découlé. Cette réévaluation s'est prolongée pendant la dernière période par une critique violente des pays de l'Est - dont on souligne qu'ils n'ont jamais fait de révolution authentique, ce qui expliquerait qu'ils aient initié, selon la direction castriste, un processus de restauration du capitalisme.
Il est manifeste que la croissance spectaculaire de l'appareil bureaucratique en l'espace de dix ans - le nombre de fonctionnaires a triplé et les différenciations sociales se sont cristallisées - a déstabilisé la direction castriste. Dans la population, le rejet de la bureaucratie dirigeante, le mépris des nouveaux parvenus incompétents et corrompus sont fréquents. Même si Fidel Castro est généralement exempté de ces critiques et garde un prestige largement reconnu, il ne peut ignorer les dangers qu'une telle situation fait courir à la révolution, dangers aggravés par l'évolution de l'URSS et des pays de l'Est, alors que la vie quotidienne est plus difficile et l'impérialisme plus agressif. A terme, la bureaucratisation menace son propre pouvoir et la révolution. Les critiques contre les technocrates éloignés des masses et coupés de leur peuple (comme à l'Est) et ignorant ses besoins sociaux, ainsi que les appels à la mobilisation contre les privilèges et la corruption sont une tentative « par en haut » de consolider, de remobiliser la base sociale du régime contre des secteurs de l'appareil qui tendaient à s'autonomiser de manière excessive de la tutelle du Commandant en chef.
La cohérence de cette politique a cependant été mise à mal par l'évolution rapide de la situation internationale, les réformes de Gorbatchev et le caractère radical de la glasnost, qui a mis le dirigeant castriste en porte à faux : la similitude des revendications démocratiques, les effets néfastes du monolithisme, la mise en cause du stalinisme exigent d'autres réponses qu'une révolution culturelle ambiguë. Au « défi démocratique » de Gorbatchev, il faut une réponse d'ensemble qui ne peut se limiter à une critique de la perestroïka, d'autant plus que le dirigeant castriste a implicitement soutenu Honecker et Ceausescu avant leur chute et la répression chinoise à Tien Anmen, en n'hésitant pas à proclamer le ministre chinois Qui Chen citoyen d'honneur de La Havane après la répression de 1989. Le fait que Cuba soit désormais le deuxième partenaire commercial de la Chine ne justifiait pas un tel excès.
La complexité de la situation actuelle et sa gravité résultent de la combinaison de deux processus. En premier lieu, l'institutionnalisation tardive du régime, l'adoption de la Constitution, sanctionnées lors du Ier Congrès du PCC en 1975, quinze ans après la prise du pouvoir, se sont réalisées sous la houlette des Soviétiques et sur la base d'une défaite du Commandant en chef; ces institutions ont donné une certaine autonomie aux organismes étatiques et relativisé de fait le rôle du PCC. D'autre part, les réformes économiques et la décentralisation partielle qui leur était liée ont accentué cette évolution. La croissance de l'appareil administratif a stimulé la bureaucratisation et la corruption. S'il est vrai que la rectification a aussi comme objectif de lutter contre la gangrène bureaucratique, il s'agit pour F. Castro de développer sa propre conception du pouvoir : le parti doit être au centre de la société et lui-même au centre du parti...
La rectification a entre autres pour but de clarifier ce conflit entre les deux rôles possibles du PCC. Dans le contexte des réformes, les prérogatives de l'appareil d'Etat étaient mieux définies et une certaine séparation des pouvoirs s'effectuait ; les administrateurs, les managers, les responsables des organisations de masse bénéficiaient d'une réelle autonomie de décision ; c'est ce qui découlait des décisions des deux premiers congrès du PCC. Avec le IIIe Congrès et la rectification, le parti - inspiré par une vertu révolutionnaire sans faille - doit veiller à fout contrôler, résoudre ». Cette conception procède chez F. Castro de l'idée enracinée chez lui depuis toujours que les victoires militaires peuvent être répétées dans la vie quotidienne, l'héroïsme des champs de bataille n'étant pas différent du combat pour la productivité et le développement économique.
Or, la réalité dans les entreprises - y compris dans les entreprises des forces armées - est fort éloignée de cette vision, et les épurations périodiques n'y changent rien. Le groupe castriste est à la recherche d'un ressort idéologique pour redresser la productivité du travail. Mais le volontarisme n'y suffira pas. Les résistances sociales sont désormais trop fortes pour être combattues par l'appel à la vertu. Trente et un ans ont passé, et la nomenklatura s'est retranchée dans de véritables forteresses institutionnelles. L'incompétence, la gabegie, les privilèges ne peuvent que dissuader des secteurs importants des masses populaires de supporter des sacrifices très lourds, alors qu'il est de notoriété publique que ces efforts sont compromis par des incapables sur lesquels elles n'ont aucun contrôle.
Par ailleurs, la rectification a mis en lumière les entraves rencontrées par les instances de base du parti pour imposer leurs propres décisions et corriger les erreurs des directions. De nombreux exemples confirment que tant l'Assemblée des travailleurs - censée ratifier les adhésions au PCC en fonction des critères établis (dévouement, désintéressement, etc.) - que les directions locales ou municipales ne contrôlent pas les instances nationales et n'ont qu'un pouvoir extrêmement limité, voire pas de pouvoir du tout. L'affaire Ochoa a montré le peu de cas qu'il fallait faire des vertus exemplaires exigées des dirigeants. Les coalitions d'intérêt, les réseaux familiaux ou amicaux, les entraides mutuelles, les complicités de tous ordres sont protégés par l'opacité bureaucratique.
Pour combattre cette situation - qui est désormais un frein et un danger majeur pour la révolution, compte tenu des circonstances difficiles qu'elle doit affronter -, il faut imposer la transparence dans le fonctionnement économique et politique, ce qui implique la fin du monopole du parti unique sur l'appareil d'Etat, et permettre la participation effective et le contrôle des masses populaires. On ne peut à la fois exiger des sacrifices majeurs et nier tout pouvoir à ceux qui en supportent les conséquences.
5. La révolution cubaine est confrontée à une contradiction majeure : le niveau de démocratie autorisé ne correspond pas au niveau de développement et d'éducation des masses populaires. La majorité absolue de la population est née après la prise du pouvoir et a bénéficié d'une formation scolaire primaire, secondaire ou universitaire. Ses exigences intellectuelles et ses aspirations culturelles sont stimulées par l'ouverture et le développement des contacts avec l'Amérique latine, la pression exercée par les médias américains largement accessibles et, plus généralement, l'évolution de la situation internationale à laquelle la jeunesse ne saurait rester insensible. Dans ce contexte, la pauvreté des débats, l'indigence des publications, le dogmatisme dans l'enseignement ne peuvent avoir que des effets négatifs sur l'état d'esprit des jeunes et favoriser leur dépolitisation. Il est en effet caractéristique de voir que leur intérêt est dévoyé - faute d'autre chose - vers les manifestations les plus dérisoires de la culture occidentale. Par manque d'alternative, le radicalisme et la révolte de la jeunesse tendent à s'investir dans le look vestimentaire et à rejeter le conformisme officiel. Au lieu de stimuler la conscience critique, la confrontation, la polémique, au lieu d'éduquer en permettant l'ouverture sur l'extérieur, on a cru gagner dans un premier temps l'adhésion des jeunes par la référence au passé, l'appel aux sentiments internationalistes et anti-impérialistes (qui ont joué un rôle effectif). Aujourd'hui, on essaie de « récupérer » leurs aspirations en autorisant des manifestations artistiques et culturelles autrefois critiquées pour leur apolitisme, mais le fond du problème n'est pas là. Le jazz et le rock ne vont pas faire disparaître les exigences démocratiques et le contraste avec les appels au sacrifice et à l'austérité n'en sera que plus marquant.
Aucun des mécanismes prévus pour garantir le fonctionnement démocratique ne fonctionne : tel est le bilan. Les OPP initialement conçus comme de réels organes de pouvoir populaires sont au mieux des organes ayant une activité municipale ou locale réelle, au pire une coquille vide ; mais ils sont en tout cas démunis de pouvoir effectif. L'Assemblée nationale populaire et le Conseil d'Etat qui en émanent ne sont que des chambres d'enregistrement de décisions prises ailleurs. Les organisations de masse sont logées à la même enseigne ; le secrétaire de la Centrale des travailleurs cubains avait été remplacé juste avant la tenue du congrès, en principe souverain. Sur les lieux de travail, les travailleurs se plaignent souvent du peu d'efficacité de réunions dont les décisions restent sans effet.
Confrontée au défi gorbatchévien, la direction castriste semble consciente de la nécessité de changer cette situation : l'appel au IVc Congrès du PCC, qui devrait se tenir au début de l'année 1991, souligne la nécessité d'un débat ouvert, voire contradictoire. La presse insiste sur le rejet du dogmatisme engendré depuis vingt ans, inspiré par des méthodes et un style étrangers aux traditions du pays, et la nécessité de discuter dans un climat démocratique où toutes les opinions, y compris celles de non-militants, aient la même importance. Cependant, il faut rappeler qu'un tel appel pour que les bouches s'ouvrent n'est pas nouveau. Fidel Castro avait, dés le début de la rectification, critiqué le « syndrome du mystère » dont étaient victimes les journalistes cubains, faisant ainsi allusion à la pauvreté de la presse. Baptisé « chef de l'opposition » par la presse étrangère, le chef du gouvernement n'avait pas lésiné sur les critiques. Pourtant, depuis lors, rien n'a fondamentalement changé, malgré quelques timides tentatives d'ouverture. C'est que les méfaits du parti unique, parti d'Etat, ne seront pas combattus par des mesures aussi limitées.
La direction préconise pour le congrès une mesure nouvelle déjà plus opératoire : l'élection des directions du PCC à bulletin secret. Bien que significative, cette mesure ne s'en prend pas à la racine du mal: l'absence de pluralisme d'opinion et d'organisation garantit l'impunité des dirigeants du parti, interdit tout contrôle populaire et tend à identifier toute critique politique sérieuse à une opposition, suscitant ainsi une répression inévitable, puisque seule est légale et légitime l'expression politique d'un seul parti. Bien qu'elle ne soit pas comparable à celle qui existait en URSS ou dans les pays de l'Est, la répression pour « propagande ennemie » à Cuba a incontestablement sanctionné des délits d'opinion et permis l'emprisonnement de personnes dont le seul tort avait été d'exprimer des désaccords écrits ou des jugements critiques sur la politique suivie par le gouvernement. Et, bien qu'un dirigeant de la FEU n'hésite pas à déclarer qu'il y a davantage de différences de position au sein du PCC qu'entre les républicains et les démocrates aux Etats-Unis, nul n'en est informé et donc ne peut en juger.
Le débat à huis clos ne remplit aucune des fonctions d'éducation liées à la confrontation des opinions. L'expérience de plusieurs dizaines d'années dans des pays aussi différents que l'URSS, la Chine, la Tchécoslovaquie ou l'Albanie permet de dégager une règle générale. La bureaucratisation, la corruption ne peuvent être combattues par ceux qui, peu ou prou, en sont les bénéficiaires. Même à Cuba, l'appel au volontarisme exemplaire des dirigeants n'a pas fonctionné car, comme le disait le Che, on ne peut faire en sorte que des ormes puissent donner des poires ni que des hommes éduqués sous le capitalisme ne se transforment en « hommes nouveaux », à quelques exceptions prés dont il était.
Toute opposition étant assimilée à une dissidence puisque rien ne peut exister en dehors du parti, la répression idéologique est dés lors inévitable, la croissance de l'appareil policier aussi, et les procédures sommaires également; ce dont le procès Ochoa fût, malgré son caractère public, l'illustration, les avocats commis d'office se contentant d'apporter de l'eau au moulin de l'accusation dont ils acceptèrent d'emblée les prémices.
A l'éducation des masses qui ne peut se faire que sur la base de leur propre expérience, on préfère la censure, dont la dépolitisation est le produit inévitable. A terme, elle engendre le cynisme, le désintérêt et le chacun-pour-soi, mortels pour le processus révolutionnaire.
L'interdiction de journaux soviétiques comme les Nouvelles de Moscou et Ogoniok sont un exemple caricatural. Les Cubains, au lieu de se former une opinion autonome sur la politique soviétique, s'informent comme ils le peuvent, en écoutant Radio Marti émise à Miami alors que le parti dispose, pour critiquer le contenu de ces publications, de tout l'arsenal des médias.
Par ailleurs, Fidel Castro s'oppose ouvertement à la tenue d'élections parlementaires. Il est vrai que l'utilisation machiavélique par l'impérialisme de l'arme démocratique, parlementaire, dans le cadre de la guerre de basse intensité doit faire réfléchir. Au Panama, Endara a été « élu » président sur une base militaire américaine sous la protection des GI's et à la faveur d'une invasion. Depuis, et malgré les demandes du Parlement latino-américain, aucune élection démocratique n'est venue ratifier cette nomination. Il n'est pas difficile de comprendre que l'impérialisme craint pour l'instant le verdict des urnes après un coup de force qui a fait plusieurs milliers de morts et de blessés et des dégâts considérables. De même, Washington s'est-il bien gardé après les coups d'Etat militaires qu'il avait appuyés en Amérique latine de réclamer des élections tant que la situation ne s'était pas stabilisée. Dans un autre contexte, le bilan nicaraguayen ne peut être évacué: non seulement les partis d'opposition ont été financés par l'impérialisme, mais le vote pour Chamorro est apparu comme la seule solution susceptible de mettre fin au blocus, à la misère, à la guerre.
A Grenade aussi, on avait promis monts et merveilles; en 1990, sept ans après l'intervention militaire, l'île connaît un taux de chômage de 29% ... D'un point de vue formel, les arguments de F. Castro contre la démocratie bourgeoise ou parlementaire sont corrects. Mais sa position ne peut faire oublier qu'il s'oppose de manière erronée à tout développement de la démocratie à Cuba. Nous sommes opposés aux campagnes impérialistes préconisant des « élections parlementaires » dans un pays qu'ils agressent. Mais une telle opposition aurait beaucoup plus d'efficacité si des formes de démocratie authentique existaient à Cuba.
Outre la dénonciation de l'escroquerie et de la manipulation électorales, F. Castro utilise un autre argument : le danger de la division pour un pays petit et menacé et l'utilisation de cette division par l'impérialisme pour affaiblir la cohésion nationale. Le risque existe, tant il est vrai que, pour Cuba, la Guerre froide est loin d'être finie. Mais on pourrait rappeler au dirigeant cubain qui se réclame de Lénine l'expérience du Parti bolchevik en 1917 et le débat public au sein de sa direction à la veille de l'insurrection...
Fidel Castro pense de toute évidence au Nicaragua, mais il devrait en tirer une autre leçon : comme le montrent les bilans qui commencent à affleurer, le premier tort des dirigeants sandinistes a été de ne pas concéder à leurs propres militants les garanties d'un débat démocratique alors que des secteurs du FSLN le réclamaient, sous prétexte que la guerre et la crise ne le permettaient pas ; peut-être un tel débat aurait-il permis d'éviter que ne se produise, selon les termes d'Henry Ruiz, « une rupture entre la direction et le peuple »; peut-être aurait-il mis en évidence la nécessité d'une démocratie authentiquement socialiste.
Par ailleurs, le pluralisme peut - dans un pays comme Cuba - prendre des formes diverses, et l'expression des opinions, le droit d'organisation peuvent être régulés dans un cadre qui ne permette pas d'ingérences - en particulier financières - de la contre-révolution et respecte le cadre des institutions du pouvoir populaire.
Enfin, il faut différencier démocratie formelle (délégation de pouvoir dans le cadre du parlementarisme bourgeois) et démocratie réelle (qui suppose une authentique participation des masses, le contrôle des élus et leur révocabilité): la démocratie socialiste doit être une démocratie sociale et permettre l'expression de la population sur ses lieux de travail et sur ses lieux d'habitation ; la démocratie socialiste est d'abord une démocratie directe. Le secret des urnes tant vanté par Ronald Reagan est très important, mais il ne sert à rien si les choix réels sont escamotés, les promesses électorales non tenues, sans parler des manipulations financières dont les campagnes à l'américaine sont un exemple.
Le problème clé pour lutter contre la bureaucratie et les privilèges, c'est l'existence d'un contrôle et d'un pouvoir populaire effectifs, d'une gestion économique et politique qui permette que « l'émancipation des travailleurs soit l'oeuvre des travailleurs eux mêmes », ce qui suppose une confrontation politique publique de points de vue différents, voire opposés. Il s'agit donc de combiner un système électoral de type « soviétique » et le pluralisme politique. Car les soviets sans l'expression de plusieurs partis ou tendances ne sont pas une garantie contre la bureaucratie, comme l'a montré l'expérience russe. Le pluripartisme ne garantit à lui seul ni la démocratie ni la morale publique lorsqu'il n'existe que sous la forme parlementaire bourgeoise, comme le montre l'expérience occidentale. Tenant compte du bilan du « socialisme réel », il peut être nécessaire pendant toute une période d'avoir dans certains pays une double représentation.
Dans le cas cubain, la direction a conscience de l'aggravation de la bureaucratisation et de ses dangers. Des analyses de la bureaucratie comprise comme une couche sociale privilégiée coupée du peuple sont publiées dans les organes centraux du PCC, et cette compréhension est utilisée pour expliquer les événements d'Europe de l'Est. On fait même état des « déformations bureaucratiques » à Cuba en utilisant les textes du Che. Mais les mesures pratiques et les décisions efficaces pour combattre le phénomène font défaut. Or, il ne s'agit pas là seulement d'une incompréhension idéologique mais de résistances sociales ; bien que limité, le processus de rectification s'est heurté à des oppositions qui laissent présager des difficultés colossales auxquelles se heurterait une politique qui viserait à combattre les privilèges non seulement économiques, mais aussi politiques du pouvoir. L'auto-organisation des masses dans les OPP, ayant un réel pouvoir de contrôle et de gestion sur la base de choix politiques tranchés après la confrontation d'orientations différentes, permettrait de combattre les déformations bureaucratiques dangereuses admises par les dirigeants du PCC.
Il est vrai que, dans une société en transition vers le socialisme, dans un pays périphérique et dépendant de surcroît, la décentralisation du pouvoir ne va pas sans risque. Mais l'inverse tend à gommer de façon arbitraire la diversité d'une formation sociale, l'existence d'intérêts différents, de niveaux de conscience hétérogènes, en prétendant leur donner de façon volontariste, et donc vite répressive, une expression politique unique. Une authentique démocratie socialiste peut d'autant moins s'accommoder de ce monolithisme qu'elle doit avoir comme ressorts essentiels l'éducation politique et la conviction éthique. Certes, une telle démocratie ne résoudrait pas toutes les difficultés économiques de Cuba, difficultés dont il ne faut pas sous-estimer les effets d'usure et de démobilisation. Mais une chose est de supporter les privations quotidiennes lorsqu'elles sont collectivement décidées, dans des conditions d'égalité, et autre chose est de vivre au milieu de la gabegie, de l'inégalité, de la corruption, de l'incompétence, avec le sentiment d'efforts inutiles. Une telle situation ne peut que miner à terme la révolution. Les leçons du Nicaragua le confirment.
6. Dans un contexte international extrêmement dangereux, la nécessité de rompre l'isolement imposé à l'île par le gouvernement impérialiste avec la complicité tacite de la direction gorbatchévienne passe par une redéfinition de sa politique étrangère.
A partir de 1991 (selon le groupe ad hoc constitué à Sofia en 1990), les prix au sein du COMECON devraient être fixés au niveau des cours mondiaux et les règlements bilatéraux s'effectuer en devises convertibles. L'idée de transformer le « faux marché » du COMECON en un « vrai marché », « de tuer le troc en volume et de définir tous les échanges en valeur avec paiement en devises fortes », aurait des conséquences incalculables.
Même si Cuba échappe partiellement à ces règles dans ses échanges avec l'URSS, son statut va être considérablement modifié : déjà, l'annexion de la RDA par la RFA et son intégration dans la CEE devraient avoir des conséquences sérieuses, la RDA, deuxième partenaire de Cuba, étant acheteur de sucre. Or, non seulement la CEE est exportatrice de sucre, mais ses échanges se font dans le cadre du réseau ACP (convention de Lomé). De surcroît, que va-t-il advenir des spécialisations cubaines en biotechnologie et en micro-électronique envisagées dans le cadre du plan pour l'an 2000 ?
Aux déséquilibres avec les pays de l'Est européen vont s'ajouter des changements dans les rapports avec le tiers monde, victime de la nouvelle donne internationale. La présidence des non-alignés en 1979 avait sanctionné l'influence cubaine dans le tiers monde. Les interventions militaires en Angola et en Ethiopie avaient consacré aux yeux de nombreux gouvernements africains le potentiel militaire de La Havane et favorisé le développement d'échanges commerciaux (d'accords de troc en particulier), l'aide sanitaire et éducative (entre autres par l'octroi de bourses d'études à des étudiants résidant dans l'île pendant plusieurs années). Cette politique de coopération et d'aide technique concernait trente-cinq pays d'Afrique et du Moyen-Orient en 1988. Or, nul ne peut prédire aujourd'hui ce qu'il en adviendra. Les accords tripartites conclus en décembre 1988 entre Cuba, l'Angola et l'Afrique du Sud ont sanctionné la victoire militaire des Cubains mais, sur le plan politique, l'évolution du régime angolais - et la recherche d'un accord avec l'Unità - n'est guère encourageante pour la direction castriste.
Il en est de même en Ethiopie. Les illusions de La Havane à l'égard de Mengistu sont aujourd'hui démenties. A la différence de l'Angola, l'intervention militaire cubaine avait suscité les protestations de nombreux secteurs africains progressistes qui n'ont jamais admis l'aide apportée par La Havane - directe ou indirecte - aux oppresseurs du peuple érythréen.
Il est difficile de mesurer aujourd'hui, compte tenu de la profondeur de la crise qui frappe le continent africain, les répercussions qu'elle aura pour l'île qui avait fondé des espoirs sur le développement d'une coopération à long terme. Le retrait des troupes sanctionne en tout cas la fin d'une période où leur rôle et la présence cubaine avaient, malgré les limites du pays, favorisé l'extension de son influence et de son prestige.
En Amérique latine, la percée diplomatique de ces dernières années s'est accompagnée d'un accroissement des échanges. Mais l'espoir de voir un front commun se constituer contre la dette n'a pas abouti. De même, l'hypothèse d'une intégration latino-américaine ne s'est-elle pas concrétisée et les perspectives de voir se construire un nouvel ordre économique international, de faire progresser le dialogue Sud-Sud sont remises sine die. Malgré la bataille menée par F. Castro, ses espoirs sont restés lettre morte. L'évolution récente montre que les bourgeoisies latino-américaines, loin de vouloir constituer un front anti-impérialiste, cherchent une issue à la crise dans des accords séparés avec Washington et craignent par-dessus tout le développement des luttes populaires. C'est d'ailleurs pourquoi elles mettent comme préalable à un rapprochement avec Cuba l'arrêt de tout soutien aux organisations révolutionnaires, en commençant par le Salvador. Dans ces conditions, la recherche d'une unité hypothétique contre l'impérialisme qui se ferait sur le dos des peuples serait un leurre, car ces derniers restent, maigre les difficultés actuelles, le soutien majeur de la révolution cubaine.
Dans ses rapports diplomatiques avec les gouvernements latino-américains, la direction castriste a surestimé le potentiel anti-impérialiste des bourgeoisies du continent. Si l'on peut comprendre aisément les contraintes diplomatiques, rien n'obligeait le dirigeant de la révolution à cautionner pour la première fois par sa présence personnelle l'élection frauduleuse de Salinas de Gortari au Mexique et rien n'indique qu'une personnalité moins voyante aurait changé l'état des relations entre les deux pays. En revanche, cette politique opportuniste a discrédité la révolution cubaine auprès de larges secteurs combatifs du peuple mexicain, compromettant ainsi la défense de la révolution au moment où elle est particulièrement menacée. Rien ne serait plus dangereux que de subordonner un appui populaire, qui dans le passé a démontré son efficacité, au soutien hypothétique de gouvernements de plus en plus honnis, comme le montrent les exemples vénézuélien ou argentin. La faiblesse des réactions populaires lors de l'agression militaire au Panama n'infirme pas ce jugement : le discrédit, la corruption par le narcotrafic de Noriega ont constitué un handicap pour la solidarité et, même si malgré cela il fallait s'opposer à l'invasion, pour les masses populaires du continent le jeu n'en valait pas la chandelle.
Les acquis sociaux de la révolution cubaine doivent être complétés par l'extension des droits et libertés démocratiques. C'est aussi une condition impérative du soutien des peuples, sous-estimée par la direction castriste, comme l'a montré le déroulement du procès Ochoa. L'accusation de trafic de drogue, si elle semble confirmée, englobait bien d'autres responsables que les quatre fusillés. Lesquels ? Le procès n'a pas permis d'établir de façon incontestable l'ampleur des complicités ; dans ces conditions, le doute subsiste sur les mobiles qui ont conduit à une exécution que ne justifiait pas la défense de la révolution et qui l'a affaiblie.
7. Les menaces qui pèsent sur Cuba ne sont pas une invention du régime. Les responsables américains ont cyniquement proclamé leur volonté de renverser - après Noriega et Ortega - le « dernier des dinosaures ». Elliott Abrams, ancien secrétaire d'Etat adjoint aux Affaires interméricaines, ne l'a pas caché : « D'abord Manuel [Noriega], aujourd'hui Daniel [Ortega] et le prochain Fidel [Castro] ! » (La Jornada, Mexico, 21 mars 1990.) Pour lui, « Cuba est sur la liste [mais,] après les changements en Europe de l'Est et au Nicaragua, Castro est plus isolé et plus vieux que jamais [et il faut] voir comment faire » (Idem). Pour d'autres, il suffit d'attendre et voir, surtout ne rien faire et « laisser Cuba seule » (Tad Szulc, New York Review, 31 mai 1990).
Un amendement incorpore à une loi récente adoptée par le Sénat américain, intitulée « Loi des démocraties naissantes en 1990 » — loi qui aurait vocation à l'extraterritorialité -, se propose non seulement d'interdire les transactions entre des compagnies américaines et Cuba, mais de sanctionner les bateaux qui auraient transité par l'île en leur interdisant éventuellement l'entrée dans les ports américains (mesure dont la commission de la CEE considère que, même en temps de guerre, elle pourrait être considérée comme une infraction à la législation internationale sur la navigation neutre et qu'elle est donc complètement inacceptable en temps de paix) et de cesser l'aide aux pays qui importent du sucre de Cuba (Alberto Betancourt, Washington, 18 avril 1990).
Les pseudo-soucis démocratiques du gouvernement américain cachent sa volonté de restaurer ses prérogatives dans son ancienne arrière-cour. Sur le plan économique, les solutions préconisées seraient un arrêt de mort pour la révolution : des réformes dont on voit déjà les effets désastreux en termes de hausses de prix et de chômage en Pologne (et ce n'est qu'un début) minant l'appui populaire au régime, puis des élections parlementaires faisant miroiter l'aide du grand voisin du Nord par l'intermédiaire de partis grassement payés par l'impérialisme. Comme l'écrit l'écrivain américain Saul Landau, « les Américains [on pourrait dire les pays capitalistes en général] n 'ont ni modèle ni alternative valable qui permette de guider les pays du tiers monde dans leur transition d'un statut colonial vers une souveraineté véritable. (...) Ils n'ont de modèle que pour la répression et la contre-révolution ».
Le seul avenir que le capitalisme occidental pourrait offrir à Cuba serait celui d'un pays soumis aux multinationales utilisant une force de travail docile et bon marché, domptée par des gouvernements répressifs afin de protéger les investissements de firmes qui n'ont cure de la santé ou de l'éducation des travailleurs et dont la protection de l'environnement est le cadet des soucis. Grenade et le Panama peuvent attendre longtemps l'aide économique promise pour justifier l'invasion... Et il ne faut pas oublier que, selon l'UNICEF, les pays en développement paient actuellement aux pays industrialisés cent soixante-dix-huit milliards de dollars par an pour assurer le service de la dette, soit trois fois plus que la totalité de l'assistance qu'ils reçoivent.
Dans ce contexte, on ne peut reprocher à F. Castro de refuser de troquer la légitimité révolutionnaire contre une légalité électorale truquée. On ne peut que le soutenir lorsqu'il exige le démantèlement de la base militaire de Guantanamo et l'arrêt des manœuvres américaines, la fin du blocus économique, le rétablissement des crédits sans rétorsion particulière, l'arrêt de Télé Marti, le respect total de la souveraineté cubaine dans tous les domaines. Ceci ne signifie pas qu'il ne soit pas nécessaire de procéder à des élections véritablement libres et pluralistes dans le cadre des organismes de pouvoir populaire. Car l'absence de démocratie, loin de renforcer la révolution, l'affaiblit.
Même si l'état de semi-guerre dans lequel vit le pays impose des modalités particulières qui ne permettent pas à l'impérialisme de détruire - au nom de sa « démocratie » - les conquêtes révolutionnaires, l'élargissement des droits démocratiques et des libertés politiques s'impose. La liberté de la presse, la pluralité d'expression des courants au sein du PCC, l'auto-organisation et la libre expression des masses populaires qui doivent pouvoir voter et décider sur les lieux de travail et dans les quartiers et choisir entre des orientations et des programmes différents, l'autonomie des syndicats et des organisations de masse sont autant de mesures qui doivent permettre que le pouvoir émane réellement d'en bas et ne soit pas seulement délégué d'en haut, garantissant ainsi plus sûrement le processus révolutionnaire.
La solidarité internationale, plus que jamais nécessaire pour Cuba menacée, en serait renforcée et la campagne impérialiste neutralisée. Enfin, la perspective du socialisme y gagnerait en crédibilité. A l'heure de tous les dangers, la survie de la révolution en dépend.