Jamais un ‘Jour de la République’ n’avait connu autant de revendications publiques. Des centaines de milliers de paysans qui voulaient avoir leur mot à dire sur la Res Publica se sont spontanément retrouvés à manifester dans les rues de Delhi. Parmi toutes les excuses boiteuses destinées à arrêter la marche des paysans, il y en avait une qui ne manquait pas d’ironie. Que cette manifestation serait une « conspiration » visant à diffamer l’Inde aux yeux du monde en faisant un défilé de tracteurs dans la capitale le jour de la République. Les paysans en lutte ont prouvé, au contraire, qu’ils portaient haut la bannière de la « plus grande démocratie du monde » alors que le régime actuel est déterminé à piétiner et à supprimer toutes les valeurs démocratiques qui subsistent dans le pays.
Il est intéressant de noter que six jours plus tôt, le 20 janvier, le gouvernement de l’Union avait proposé de suspendre les trois lois agricoles contestées pendant un an et demi et de mettre en place un comité conjoint pour examiner la législation lors du dixième cycle de négociations avec les syndicats d’agriculteurs. Cependant, le principal syndicat des agriculteurs, Samjukta Kisan Morcha, a rejeté l’offre dès le lendemain et a résolument engagé la mouvement à se poursuivre jusqu’à l’abrogation complète des trois lois qui s’en prennent aux fermiers. L’AIKSCC était également déterminée à organiser le défilé des tracteurs prévu ce 26 janvier.
Il y a quelques jours, la Cour suprême avait exprimé son intention de suspendre l’application des lois agricoles controversées tout en proposant de former un comité indépendant présidé par un ancien président de la Cour suprême pour « résoudre à l’amiable » l’impasse entre les agriculteurs et le gouvernement. Bien sûr, de sérieuses questions se posaient quant à l’« indépendance » de la commission ; néanmoins, les premiers signes de concession étaient évidents.
Le gouvernement est contraint à faire marche arrière
Étant donné l’attitude belligérante et antagoniste du gouvernement actuel, surtout depuis sa réélection en 2019, l’annonce du ministre de l’agriculture de l’Inde, Narendra Singh Tomar, a pu sembler un peu inhabituelle mais pas entièrement surprenante. Le gouvernement avait espéré que cette annonce obligerait les syndicats, déterminés à organiser un rassemblement de tracteurs le jour de la République, à remettre en cause leur agitation de plusieurs mois et à mettre fin docilement à leur blocus de la capitale nationale. Diverses mesures avaient été tentées auparavant, y compris des menaces et des intimidations, pour dissuader les agriculteurs, mais en vain. Dans une tentative de discréditer l’agitation, une partie de la classe dirigeante a lancé des accusations d’infiltration d’éléments séparatistes sikhs dans le mouvement. Ce coup bas s’est retourné contre eux et les ministres du gouvernement chargés des négociations avec les syndicats d’agriculteurs n’ont eu d’autre choix que de nier les allégations.
La mobilisation continue des syndicats, l’imminence des manifestations du Jour de la République et le refus de la Cour suprême de l’interdire ont été les raisons qui ont conduit à une formule de compromis. Il s’agit d’un effort désespéré pour contenir avec plus de vigueur cette agitation croissante, qui peut potentiellement s’étendre à d’autres parties du pays. L’organisation mère de la coalition fasciste, à savoir le RSS, était également nerveuse quant à la poursuite indéfinie de cette opposition bien organisée. Suresh « Bhaiyaji » Joshi, le numéro deux du Sangh Pariwar, a exprimé ses craintes quant à la stabilité du gouvernement face à un défi aussi déterminé, dans une interview à l’Indian Express.
Peut-on parler de percée partielle ? Y a-t-il des raisons de se réjouir ? Bien sûr qu’il y en a. S’il est important de ne pas se laisser emporter par l’euphorie, il y a suffisamment de raisons d’avoir confiance en cette action collective qui a fait reculer le gouvernement. Le mérite en revient certainement à des millions de paysans indiens qui se sont battus sans relâche, le dos au mur. La paysannerie se bat clairement pour le contrôle de son propre destin (vies et moyens d’existence) contre le contrôle de l’agriculture par de grandes entreprises soutenu par ce gouvernement. Ni la profonde crise agricole qui a englouti le pays au cours des trois dernières décennies et qui a poussé plus de 300 000 agriculteurs à se suicider en raison d’un grave endettement, ni la détresse rurale chronique qui oblige des milliers de personnes à quitter leurs villages pour migrer vers les centres urbains à la recherche d’un avenir incertain ne peuvent être surmontées aussi facilement. Il nous faut certainement livrer une bataille politique plus importante pour y parvenir, mais la lutte actuelle ouvre une sérieuse voie dans cette direction. Elle a donné de l’espoir à des millions de personnes qui veulent combattre ce régime fasciste et retrouver l’âme démocratique de la nation.
Les récentes lois sur l’agriculture et les nouveaux codes du travail sont des tentatives de poursuivre un degré de réforme sans précédent qui donne à la grande bourgeoisie les coudées franches pour diriger l’économie. Il ne fait aucun doute qu’elle leur apporte un soutien total. Alors que les codes du travail sont une tentative de flexibiliser l’emploi en donnant aux patrons le droit d’embaucher et de licencier leurs employés et d’éliminer les garanties légales minimales pour les travailleurs, les nouvelles lois peuvent être considérées comme une réponse de la droite à la crise agraire. Elles sont habilement soutenues par les médias et un groupe d’économistes de cour tentent d’infléchir l’opinion publique en leur faveur. Ils vont jusqu’à présenter ces lois comme une véritable révolution dans le secteur agricole indien. Heureusement, les agriculteurs, eux, sont sourds à ces conseils éclairés.
La force et le prestige de ce mouvement de protestation viennent du courage et de l’ingéniosité tactique d’un mouvement qui a une réelle base économique. Cela vient confirmer le fait que le programme néolibéral, intériorisé par tous les partis politiques en Inde, y compris des sections de la gauche dominante, continue à faire l’objet d’une résistance de la part de la base. La résistance dont font preuve les paysans, principalement du Pendjab et de l’Haryana, et leurs organisations, est exemplaire et, franchement, bien plus radicale que la politique des partis de gauche existants.
La crise de la gauche
La crise de la gauche explique en partie la relative inertie des syndicats et du mouvement ouvrier en général à exprimer leur plein soutien aux manifestations actuelles. Il y a eu de petites tentatives des travailleurs pour se joindre aux agriculteurs dans leurs protestations et il est à craindre qu’ils ratent une occasion en or de lancer des offensives similaires, dans leur propre intérêt, juste quand le fer est encore chaud.
Malheureusement, les principaux syndicats du pays sont contrôlés par un parti politique ou un autre. En l’absence d’une véritable organisation indépendante, ces syndicats, au lieu d’agir comme d’authentiques expressions de la classe ouvrière, fonctionnent comme des courroies de transmission pour leurs « organisations mères ». Peut-être ce syndicalisme de parti explique-t-il la faible réaction de la classe ouvrière au mouvement paysan actuel. Peut-on inverser la situation ? Difficile, mais pas impossible ! Cela vaut-il la peine d’essayer ? Oui, nous n’avons pas le choix ! Sans l’auto-organisation des classes, trop de concessions ont déjà été faites, comme en témoignent le scénario actuel et notre héritage historique.
Ce mouvement est très important pour la gauche. Si toute tentative de l’interpréter comme un soulèvement paysan pour s’emparer du pouvoir d’État serait absurde, il ne s’agit pas non plus d’un simple « mouvement de riches paysans », comme le prétendent certains secteurs de la gauche ou, plus précisément, certains partisans de la Révolution Socialiste étape par étape. Les agriculteurs se battent pour leur survie immédiate et à long terme. Il serait criminel pour la gauche de sombrer dans un profond sectarisme et de gâcher cette occasion de former une forte opposition au régime Hindutva en restant dans des cocons idéologiques élimés. Nous devons saisir l’occasion et faire tout notre possible pour transformer ces protestations en luttes populaires plus larges contre le régime fasciste et lui donner un caractère anticapitaliste. L’élan actuel peut être renforcé en incluant les demandes des différentes catégories de travailleurs. Les demandes de création d’emplois, de sécurité et de souveraineté alimentaire, entre autres, serviraient à renforcer l’attrait et la force de ce mouvement parmi les masses dans différentes régions. Lutter pour ces revendications aiderait non seulement le mouvement à gagner le soutien des travailleurs, mais aussi à pousser les représentants des secteurs paysans riches à la marge. Il est urgent de construire une solidarité avec les luttes de la classe ouvrière qui se manifestent ailleurs.
Post-scriptum
La lutte actuelle nous aide également à éclairer une autre question importante : les forces fascistes peuvent-elles être vaincues en formant des coalitions électorales ou vaut-il mieux les confronter à de puissantes mobilisations de masse venant d’en bas ? Si nous n’excluons pas complètement les gains électoraux possibles, nous devons analyser avec soin l’évolution des élections indiennes et la trajectoire de la droite. Sangh Parivar et d’autres forces Hindutva ont maintenu une orientation d’extrême droite constante depuis les années 1950 sans être freinés par des défaites électorales ou des alliances de forces « laïques ». Il suffit de se rappeler l’optimisme d’une section libérale lorsque l’extrême droite s’est alliée au Janata Party pour former le gouvernement en 1977. Avec Vajpayee comme ministre des affaires étrangères dans le cabinet de Morarji Desai, beaucoup croyaient que le projet Hindutva serait contenu, apprivoisé et civilisé. L’histoire a démenti un tel optimisme. Aucune défaite électorale ne suffit à marginaliser ce programme d’extrême droite et toute véritable bataille contre le projet Hindutva doit le reconnaître. Un projet politique à long terme pour y faire face doit être basé sur la lutte des classes. Et la recherche du moindre mal, c’est-à-dire d’alliés bourgeois relativement « inoffensifs », sera un obstacle sérieux aux possibilités de soulèvement de classe et de mouvements de masse.
La lutte des agriculteurs et son avancée partielle nous ont montré la voie. Des mouvements forts venant de la base peuvent potentiellement être plus utiles pour affronter le poids de l’Hindutva que des alliances électorales mal ficelées. Quel sera le sort de ce mouvement paysan dans six mois ? Nous ne le savons pas, mais il est bon de rappeler l’ancien proverbe chinois : « un voyage de mille kilomètres doit commencer par un premier pas ».
Traduit par Christine Pagnoulle