Élections portugaises : un virage à droite mais un avenir incertain

Après les élections, la responsabilité de la gauche est d’organiser la lutte contre le nouveau gouvernement et de présenter une alternative crédible.

Dans son ensemble, la droite a obtenu 53 % des voix le 10 mars. L’Alliance démocratique (AD), emmenée par le PSD de Luís Montenegro (membre du Parti populaire européen), a obtenu 29,5 % des suffrages. Les ultra-libéraux de l’IL (Initiative libérale), membre de l’ADLE (Alliance des libéraux et des démocrates pour l’Europe), en a obtenu 5 %, tandis que Chega (Assez !), le parti d’extrême droite fondé en 2014 et affilié au PID (Parti identité et démocratie), a obtenu l’énorme score de 18 %, s’assurant 48 des 230 sièges du parlement portugais1.

Le Parti socialiste (PS), le parti sortant et jusqu’ici détenteur de la majorité parlementaire absolue, est passé de 41,6 % (2022) à 28,6 %. Renversé après une action douteuse du ministère public2, son gouvernement a connu une érosion accélérée, empêtré qu’il était dans des affaires de favoritisme présumé et incapable de répondre à la crise du logement, à l’érosion des salaires due à l’inflation et l’affaiblissement des services publics. Il a ainsi ouvert la voie à la plus grande victoire de la droite au cours des dernières décennies. Sur sa gauche, le Parti communiste portugais passe de 6 à 4 élus, après la perte de son dernier élu dans l’Alentejo et la perte d’un de ses deux élus à Setubal, pourtant ses bastions traditionnels. Il voit son score baisser à 3,3 %. En revanche, le Bloc de gauche a réussi à augmenter légèrement ses voix, conservant un groupe parlementaire avec 5 députés (4,5 %). Au centre-gauche, le parti Livre (PVE Parti vert européen) passe de 1 à 4 élus (3,2 %), formant un groupe parlementaire, tandis que le parti animaliste PAN conserve son unique député.

Le pire du système avec plus de 1 million de voix

Depuis la chute du gouvernement à majorité absolue du Parti socialiste, le 7 novembre 2023, les sondages n’avaient cessé de mettre en évidence la montée de l’extrême droite. Jusqu’en 2019, le Portugal faisait figure d’exception dans une Europe où l’extrême droite progressait chaque fois plus dans les parlements nationaux. Élu député unique en 2019, l’ancien leader du PSD André Ventura a fait passer la méthode du trumpisme mondial dans le contexte portugais. S’appuyant sur une image de lutte contre la corruption et lançant un programme répressif, misogyne, xénophobe et autoritaire, Ventura a réussi à drainer la droite traditionnelle, en combinant des thèmes jusqu’alors étouffés, comme l’éloge du passé colonial, en articulation politique avec des secteurs comme les forces de police. En atteignant 7 % aux élections de 2022, Chega avait alors effacé des tablettes du Parlement le CDS-PP, un parti démocrate-chrétien qui a été pendant des décennies le plus à droite du système.

Financé par les secteurs rentiers de la bourgeoisie et ayant pour cadres des membres marginalisés de la droite portugaise, Chega s’est doté d’un puissant dispositif de diffusion de contenus sur les réseaux sociaux, captant les voix de milliers d’abstentionnistes et, plus inquiétant, de jeunes électeurs et électrices. En arrivant en tête dans l’Algarve, une région qui souffre de la négligence et de l’abandon des gouvernements successifs en termes d’accès au logement et aux services publics, Chega a montré sa capacité à capter la frustration et les ressentiments d’une partie de la population. Cela s’appuie sur un discours de haine qui rend les immigré·es responsables du problème du logement et du manque de places dans les services publics.

Tout au long de la campagne, André Ventura, soutenu par le leader de la formation d’extrême droite de l’État espagnol Vox Santiago Abascal, en personne et encensé par Bolsonaro et Viktor Orbán, a fait la distinction entre les immigrés « légaux » (issus des anciens territoires colonisés par le Portugal) et l’immigration « incontrôlée » croissante, selon ses propres termes, en provenance du sous-continent indien. Pour être un véritable avatar trumpiste, cochant toutes les cases, Ventura a aussi mis en doute la fiabilité du processus électoral. Comptant désormais 48 député·es, il revendique une place au soleil dans les nouveaux équilibres au sein du Parlement et grâce à l’influence qu’il peut avoir sur le gouvernement. Ces dernières années, Ventura a tenté de conquérir une place dans la rue par des manifestations et il va maintenant tout faire pour que sa force électorale se traduise par une organisation insérée socialement, sous l’égide de la « lutte contre la corruption » et d’un programme autoritaire. Ce qui n’était jusqu’à présent qu’un phénomène virtuel et électoral pourrait prendre les contours dangereux d’une organisation haineuse présente dans la rue.

Pour la droite, une victoire déjà lourde de problèmes

L’Alliance démocratique (PSD+CDS) a remporté les élections avec à peine plus de voix que lors de sa défaite électorale de 2022, perdant même des voix dans plusieurs districts du pays. En plus de Chega, elle est également pressée sur sa droite par l’Initiative Libérale, dont le programme consiste à baisser les impôts, imposer des privatisations et laminer le droit du travail. L’AD a mené une campagne désastreuse, avec des apparitions successives d’anciens gouvernants du temps de la Troïka3 et de l’austérité, révélant que nombre de ses dirigeants avaient toujours en tête restreindre le droit à l’avortement, dénier la crise climatique et s’attaquer aux immigré·es. Pour l’heure, on peut s’attendre à une réduction des impôts pour les entreprises, au renforcement du privé dans le secteur des soins de santé et à une protection accrue des propriétaires immobiliers.

Après des années d’hésitation et alors que, lors des dernières élections, les ambiguïtés maintenues sur la participation de Chega à un gouvernement de droite avaient contribué à renforcer la majorité absolue du PS, le PSD a adopté lors de ces élections le mot d’ordre de « barrière sanitaire » et a fait la promesse électorale de ne pas gouverner avec Chega, en cherchant à intégrer uniquement IL. Cependant, rien ne garantit que cette solution soit stable. Désormais dans l’opposition, Pedro Nuno Santos, secrétaire général du PS, a déclaré le soir des élections que ce gouvernement ne pourrait pas compter sur ses votes pour approuver le budget de l’État en octobre, ce qui fait qu’AD dépendra du vote de Chega. Il n’est pas encore certain que Montenegro anticipe la crise avant le budget de l’État 2025 (qui sera voté en octobre de cette année), soit en présentant un budget rectificatif, soit en se montrant prêt pour de nouvelles élections ou en faisant le pari risqué d’une négociation avec Chega rompant la « barrière sanitaire » promise. La droite gouvernera donc sur un fil.

Le PS paie la « majorité absolue »

En 2019, après avoir rejeté les négociations avec les partis situés à sa gauche, le PS a mis en place une stratégie visant à obtenir la majorité absolue, sa « majorité absolue ». Utilisant la tactique « macroniste » de se présenter comme le barrage contre l’extrême droite, António Costa a obtenu cette majorité absolue, mais il a arrêté net les avancées obtenues dans les années précédentes sur des dossiers tels que le Service national de santé, la crise du logement et la valorisation des salaires érodés par l’effet de l’inflation. Pendant deux ans, le PS a fonctionné au ralenti alors que les soupçons de mauvaise gestion, voire de corruption, se multipliaient au sein du gouvernement.

La nouvelle direction du Parti socialiste, menée par Pedro Nuno Santos, d’abord présenté comme un représentant de « l’aile gauche » du parti, s’est révélée être une supercherie, incarnant la défense de l’héritage de la « majorité absolue ». Pendant la campagne, il a proposé à AD un accord de réciprocité pour ne pas empêcher l’autre de gouverner si l’une ou l’autre des formations était amenée à constituer un gouvernement sans disposer d’une majorité absolue au parlement. Cela au lieu d’assumer la responsabilité de ses erreurs.

Cette orientation s’est révélée incapable de rivaliser pour les votes des jeunes et des abstentionnistes. Le PS a ainsi décrédibilisé l’hypothèse d’une nouvelle majorité parlementaire, défendue par tous les partis à la gauche du PS, pour faire face à la droite et répondre aux échecs de ces dernières années. Et la campagne du PS a facilité une victoire de la droite, la plus importante de l’histoire de la démocratie portugaise.

Désormais dans l’opposition, le PS promet de ne pas voter de motions de censure à l’Assemblée, ce qui permet à l’AD de constituer un gouvernement. Et en même temps il parie sur le rapprochement de l’AD à Chega et affirme qu’il ne votera pas les budgets de l’État. Sans programme alternatif sur les questions qui ont conduit au discrédit de la « majorité absolue », cette opposition sera vide de sens, et il ne manquera pas de voix au sein du PS pour demander de sauver les budgets présentés par la droite.

L’enjeu d’un programme clair et une politique unitaire

L’érosion électorale du PCP est le résultat d’erreurs politiques et d’un sectarisme permanent. En refusant des négociations à trois (PS, Bloc et PCP) pendant les années de la geringonça4 le PCP a laissé le PS au centre de la gauche. Au Parlement et dans les mouvements sociaux et syndicaux, le PCP a entravé les initiatives unitaires sur des questions où le PS était une force de blocage. Il y a deux ans, son positionnement campiste sur l’invasion de l’Ukraine a conduit le PCP à un fort isolement, même dans les secteurs de la population où il avait encore une certaine influence. Pendant la campagne, l’oscillation entre des affirmations d’autonomie politique et des appels peu clairs à une majorité de gauche a conduit à son plus mauvais résultat depuis 1975.

L’un des protagonistes de la soirée était Livre. Initialement fondé comme « le parti d’un seul homme » (Rui Tavares, un ancien député européen qui a rompu avec le Bloc de gauche en 2011), Livre a suivi une trajectoire de réalignement politique et de croissance organique, obtenant l’adhésion aux Parti vert européen et basant tout son programme sur un fervent éloge de l’Union européenne. Ainsi analysé, il se situe à la droite du Parti socialiste, qui avance une critique sourde et cynique de l’establishment européen. Misant sur un programme écologiste et une rhétorique innovante, Tavares incarne une annexe subalterne du PS. Pendant la campagne, il a soutenu une théorie des trois camps, selon laquelle l’exclusion de Chega (le premier camp) de toute solution de gouvernement ou majorité parlementaire devrait permettre au deuxième camp, constitué du PS, du Bloco, du PCP, de Livre et du PAN (Parti animaliste) de gouverner avec plus de député·es que l’AD et l’IL (le troisième camp). Cette thèse a fait long feu : lors des élections portugaises, nous avons assisté à une croissance sans précédent de l’extrême droite, en raison du recul de l’abstention, et tout gouvernement résultant d’un accord entre le PS, le Bloc de gauche, le PCP, Livre et le PAN échouerait face à un rejet conjoint d’AD, Chega et IL.

Dans ce contexte défavorable, le Bloc de gauche a pu maintenir sa représentation parlementaire et même engranger 35 000 voix supplémentaires. Comme l’indique la résolution du Bureau national du Bloc, « la résilience du Bloc est due à sa clarté sur trois aspects essentiels : 1) la clarté du contenu d’une gouvernance des services publics, des droits sociaux, du travail et des revenus ; 2) l’affrontement avec le pouvoir économique, en dénonçant la contre-réforme fiscale de la droite et en affrontant les rentiers, l’immobilier et tous les bénéficiaires de l’inflation (banques, hypermarchés, énergie), qui ont d’ailleurs manifesté leur hostilité au Bloc ; et enfin, 3) l’affrontement avec l’extrême droite, en créant la seule difficulté sérieuse à laquelle elle a été confrontée dans toute la campagne : expliquer les millions à l’origine de son financement ».

Face à la montée de l’extrême droite et à l’annonce d’un gouvernement radicalisé à droite, la gauche a une double mission : organiser la lutte contre le nouveau gouvernement et présenter une alternative crédible. La mobilisation populaire face à l’agenda conservateur doit se faire dans la rue, en s’appuyant sur la force des mouvements LGBTQI+, féministes et antiracistes et en se lançant dans la contestation de l’idéologie dominante, sur les réseaux sociaux et dans les écoles, actuellement sous forte influence de l’extrême droite et des ultra-libéraux. Les espaces de rencontre et de convergence seront essentiels pour construire une politique unitaire qui offre au pays l’espoir d’un gouvernement alternatif, sur des questions clés comme les salaires, le logement et les services publics. Cette lutte a déjà commencé et connaîtra une étape essentielle dans la gigantesque mobilisation populaire attendue le 25 avril 2024 pour célébrer le 50e anniversaire de la Révolution des œillets.

Lisbonne, le 15 mars 2024

  • 1Il y a plus de 9 millions d’électeurs inscrits, et 6 140 289 suffrages ont été exprimés ce dimanche ce qui représente un taux de participation de 66,2 %, NdT.
  • 2Le Premier ministre Antonio Costa a présenté sa démission le 7 novembre 2023 suite à une accusation de corruption et de trafic d’influence, remise en question une semaine plus tard.
  • 3La Troïka est le terme utilisé pour désigner les trois signataires du mémorandum de 2011 avec l’état portugais, c’est-à-dire le FMI, la Commission euro-péenne et la BCE.
  • 4Le « machin », comme était désigné le gouvernement PS formé en 2015 avec le soutien du Bloc de gauche et du PCP, NdT.

Adriano Campos