Mondialisation capitaliste, impérialismes, chaos géopolitique et leurs implications

Sommaire  

Introduction

I. Une nouvelle galaxie impérialiste

II. Une instabilité géopolitique chronique

III. Mondialisation et crise de gouvernabilité

IV. Les nouveaux (proto)impérialismes

V. Nouvelles extrêmes droites, nouveaux fascismes

VI. Régimes autoritaires, exigence démocratique et solidarités

VII. Expansion capitaliste et crise climatique

VIII. Un monde de guerres en permanence

IX. Les limites de la superpuissance

X. Internationalisme contre campisme

XI. Crise humanitaire

XII. Une guerre sociale mondialisée

 

Les « thèses » qui suivent ne prétendent ni être exhaustives ni présenter des conclusions achevées. Elles visent avant tout à alimenter un processus international de réflexion collective. Elles s’appuient souvent sur des arguments déjà partagés, mais tentent de pousser plus avant la discussion sur leurs implications. À cette fin, au risque de trop simplifier des réalités complexes, elles « épurent » les évolutions en cours pour mettre en valeur ce qui apparaît neuf.

Ces transformations sont profondes, peuvent présenter des aspects contradictoires, ont des conséquences en tous domaines. Nous n’assistons pas à la mise en place ordonnée d’un nouveau mode de domination internationale stable. Le règne du capital mondialisé nourrit l’instabilité. L’évolution des rapports de forces entre puissances n’était pas donnée d’avance et elle reste l’enjeu d’intenses conflits dont on ne peut prédire l’aboutissement. Il est en revanche possible de prendre la mesure du changement de période initié dans les années 1990, d’analyser les dynamiques aujourd’hui à l’œuvre et leur portée politique.

 

 

I. Une nouvelle galaxie impérialiste

 

Premier constat, la géopolitique mondiale est aujourd’hui bien différente de celles qui prévalaient au début du XXe siècle ou durant les années 1950-1980. Un quart de siècle après l’implosion de l’URSS et l’envol de la mondialisation capitaliste, la dynamique des conflits entre puissances est inédite et a des conséquences particulièrement dangereuses. À grands traits :

La situation actuelle est largement structurée par le conflit entre la principale puissance établie, les États-Unis, et une puissance capitaliste montante, la Chine, qui exige d’entrer dans la cour des plus grands. Ce conflit est en cours sur tous les continents et en tous domaines : économique, financier et monétaire, diplomatique, géostratégique (contrôle des ressources et des voies de communication), pour le leadership au sein des institutions internationales…

En termes de tensions militaires, le conflit États-Unis/Chine se cristallise en Asie orientale. Pékin a pu, à partir de 2013, assurer sa présence en mer de Chine du Sud. Washington utilise la crise coréenne pour reconquérir l’initiative. Afin de réaffirmer l’hégémonie US, Donald Trump n’hésite pas à brandir la menace d’une intervention nucléaire. Pour la première fois depuis plusieurs décennies, l’utilisation de l’arme atomique est un danger réel et les États-Unis en sont les principaux responsables. Ils portent aussi la responsabilité d’une relance de la course aux armements. L’installation en Corée du Sud de batteries de missiles antimissiles Thaad neutralise en effet dans une large mesure la capacité nucléaire chinoise, qui envisage en retour le déploiement d’une flotte océanique de sous-marins stratégiques.

Cette relance de la course aux armements va de la construction de nouveaux porte-avions et flottes sous-marines jusqu’à la « modernisation » de l’arme nucléaire par des pays comme les États-Unis ou la France qui cherchent à la rendre opérationnelle et politiquement acceptable dans le cadre de conflits localisés.

La Russie ne possède pas la base et les moyens économiques ou financiers de la Chine. En revanche, elle commande le deuxième arsenal nucléaire au monde (dont une flotte océanique de sous-marins stratégiques), un atout d’importance dans le climat général de militarisation de la planète, placée en état permanent de guerre. Bien que son champ d’action soit plus restreint que celui de Pékin, Moscou joue un rôle décisif en Syrie où elle est devenue incontournable. Son influence se renforce notamment au Moyen-Orient ou en Europe orientale et ses rapports avec le bloc occidental deviennent plus conflictuels.

Cette situation nouvelle renvoie à des évolutions profondes. Outre l’affirmation des nouveaux (proto)impérialismes chinois ou russe (voir chapitre IV), notons en particulier :

• Une diversification du statut des impérialismes traditionnels : « superpuissance » étatsunienne ; échec de la constitution d’un impérialisme européen intégré ; « réduction » des impérialismes français et britannique ; impérialismes militairement « édentés » (Allemagne surtout, mais aussi Espagne envers l’Amérique latine) ; subordination maintenue de l’impérialisme nippon (bien que doté d’une importante armée, il ne possède ni l’arme nucléaire ni de porte-avions) ; crises de désintégration sociale dans certains pays occidentaux (Grèce) appartenant historiquement à la sphère impérialiste…

• D’importantes modifications dans la division internationale du travail, avec la « financiarisation » de l’économie, la désindustrialisation de divers pays occidentaux, en particulier européens, un recentrage de la production mondiale de marchandises en Asie notamment – sans négliger pour autant que les États-Unis, l’Allemagne, le Japon restent des puissances industrielles majeures.

• Un développement inégal de chaque impérialisme, fort en certains domaines, faible en d’autres. La hiérarchie des États impérialistes est en conséquence plus complexe à établir que par le passé. Les États-Unis restent évidemment n°1 ; ils sont les seuls à pouvoir prétendre à la puissance en quasiment tous domaines, mais ils n’enregistrent pas moins un déclin relatif sur le plan économique et ils éprouvent les limites de leur pouvoir mondial (voir chapitre IX).

La caractérisation des nouvelles puissances (Chine, Russie) n’est donc pas la seule question qui nous est posée. Il nous faut aussi mieux réévaluer le statut changeant des impérialismes traditionnels – et l’ordre impérialiste dans sa globalité. Des notions classiques comme celles de « centre » et « périphérie », de « Nord » et « Sud », doivent être réajustées au regard d’une diversification interne croissante de chacun de ces ensembles géopolitiques.

 

II. Une instabilité géopolitique chronique

Deuxième constat, la mondialisation capitaliste n’a pas donné naissance à un « nouvel ordre » international stable, bien au contraire.

Il existe un bloc impérialiste dominant que l’on peut qualifier de « bloc atlantique » – parce que structuré autour de l’axe Amérique du Nord / Union européenne –, si l’on donne à ce terme un sens géostratégique et non géographique : il intègre en effet l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Japon. C’est un bloc hiérarchisé, sous hégémonie étatsunienne. L’OTAN en est le bras armé privilégié, permanent. Son déploiement à la frontière européenne de la « sphère » de contrôle russe montre que sa fonction initiale n’a pas perdu son actualité, alors que cette frontière est redevenue une zone de conflits.

L’OTAN a voulu se déployer plus à l’est, sans grand succès. La crise au Moyen-Orient montre que l’Organisation n’est pas un cadre opérationnel à même d’imposer sa loi partout. Les tensions sont vives avec son pilier régional, la Turquie. Des alliances à géométrie variable ont dû être nouées en fonction de chaque théâtre d’opérations avec des régimes opposés les uns aux autres comme l’Arabie saoudite et l’Iran. L’apport militaire de ses membres européens est marginal ; une situation qui a nourri les attaques à son égard de Donald Trump, en début de mandat.

Sur le plan idéologique, les classes dominantes font face à une crise de légitimité et, bien souvent, à d’importants dysfonctionnements institutionnels – elles perdent le contrôle de processus électoraux y compris dans des pays clés comme les États-Unis (élection de Trump) ou le Royaume-Uni (Brexit).

L’actuelle crise chronique a des causes multiples.

• Les États impérialistes ont toujours pour rôle d’assurer des conditions favorables à l’accumulation du capital, mais le capital mondialisé opère à leur égard de façon plus indépendante que par le passé. Cette dissociation a contribué à rendre poreuses (bien que dans une moindre mesure en Amérique latine) les anciennes zones d’influences quasi exclusives des impérialismes traditionnels. La très grande mobilité du capital a des effets dévastateurs sur l’équilibre des sociétés, ce qui sape les possibilités d’action stabilisatrice des États.

La mondialisation capitaliste, la financiarisation, l’internationalisation croissante des chaines de production réduisent aussi la capacité des États à mettre en œuvre des politiques économiques au nom des intérêts collectifs des classes dominantes.

• Le niveau sans précédent de financiarisation, le développement du capital dit « fictif », inhérent au capitalisme moderne, a pris ces dernières années des proportions considérables. Sans que le lien ne soit rompu, il conduit à un degré supérieur d’éloignement des processus productifs, alors que le lien entre prêteur initial et emprunteur initial se distend. La financiarisation a soutenu la croissance capitaliste, mais son surdéveloppement en accentue les contradictions.

• Le système de la dette opère dorénavant au Nord comme au Sud. Il est un instrument clé de la dictature exercée par le capital sur les sociétés et joue un rôle directement politique, comme le cas de la Grèce le confirme, pour imposer le maintien et l’approfondissement de l’ordre néolibéral : la dette publique est utilisée comme prétexte pour défaire les conquêtes sociales et démanteler les services publics, pour imposer un renoncement des États à l’exercice de leur souveraineté. De concert avec les traités de libre-échange, il bloque la mise en œuvre par un gouvernement de politiques alternatives permettant de sortir de la crise sociale.

• L’endettement interne des pays du Sud se développe fortement au bénéfice du capital local dans les mains d’une bourgeoisie qui maintient des caractéristiques compradores. L’endettement public ne se développe pas seulement sous forme externe, dans le cadre des relations de domination du Nord sur le Sud ou du centre sur la périphérie. Il est également utilisé comme outil d’accumulation et de domination par la classe capitaliste des pays dominés.

• La crise de 2007-2008 n’a pas eu dans bon nombre de pays du Sud les mêmes effets dévastateurs qu’au Nord. Ces pays ont été relativement protégés par l’accumulation de devises permise par la phase commencée en 2003 de hausse des prix des matières premières – et par le maintien des taux d’intérêt à un niveau historiquement bas. Depuis 2008 cependant, l’endettement souverain a augmenté de 50 % au niveau mondial, favorisé par un système d’accès au crédit qui reste inchangé malgré la crise et, au Nord, par la socialisation des pertes des banques privées. Dans cette situation, une nouvelle crise financière d’ampleur aura des répercussions violentes sur l’ensemble de la planète.

• À travers une politique agressive d’octrois de crédits conditionnés à l’accès aux matières premières, la Chine s’est hissée au rang des principaux créanciers de la dette souveraine, aux côtés des impérialismes traditionnels, des institutions financières internationales et du grand capital financier. En cas de crise, elle pourrait utiliser les difficultés de paiement des États débiteurs pour accaparer leurs richesses de manière accélérée, et ainsi renforcer sa prétention à devenir une puissance impérialiste majeure.

• Une véritable « guerre des monnaies » (devises) est engagée ; c’est un aspect des conflits interimpérialistes, le recours à une monnaie définissant des zones de contrôle.

• Les alliances géopolitiques étaient hier « figées » par les conflits Est-Ouest d’un côté et sino-soviétique de l’autre ; elles sont redevenues plus fluides et incertaines.

• L’envol des processus révolutionnaires dans la région arabe, puis des contre-révolutions impulsées par des pôles concurrents entre eux ont contribué à créer une situation incontrôlée dans une vaste zone qui va du Moyen-Orient au Sahel – et au-delà dans une partie de l’Afrique sud-sahélienne.

• Dans un premier temps, après l’implosion de l’URSS, les bourgeoisies et les États impérialistes (traditionnels) ont été très conquérantes : pénétration des marchés de l’Est, intervention en Afghanistan (2001) et en Irak (2003)… Puis il y a eu l’enlisement militaire, la crise financière, l’émergence de nouvelles puissances, les révolutions de la région arabe… le tout débouchant sur une perte d’initiative et de contrôle géopolitiques : Washington réagit aujourd’hui plus dans l’urgence qu’il ne planifie l’imposition de son ordre.

• Dans ce contexte, le rôle des puissances régionales devient important : Turquie, Iran, Arabie saoudite, Israël, Égypte, Algérie… Afrique du Sud, Brésil, Inde, Corée du Sud… Bien qu’en position subordonnée dans le système de domination mondial sous hégémonie étatsunienne, ils jouent aussi leur propre jeu, en sus d’être des gendarmes régionaux (comme le Brésil en Haïti) (voir chapitre IV).

• Les crises financières de 1997-1998 et 2007-2008 ont mis à jour les contradictions inhérentes à la mondialisation capitaliste et ont eu des conséquences majeures tant sur le plan politique (déligitimisation du système de domination) que social (très brutales dans les pays directement frappés) et structurel – avec notamment l’explosion des dettes. Elles sont à l’arrière-plan des grands mouvements démocratiques qui ont émergé quelques années après (l’occupation des places), mais aussi de développements ouvertement réactionnaires et antidémocratiques nourris par la grande peur des « classes moyennes » (voir par exemple en Thaïlande).

Combinée à la crise écologique et aux déplacements massifs de populations, l’instabilité structurelle de l’ordre mondialisé crée de nouvelles formes de pauvreté (voir notamment aux Philippines), qui obligent les organisations progressistes à mettre en œuvre des politiques adaptées.

 

 

III. Mondialisation et crise de gouvernabilité

Les bourgeoisies impérialistes ont voulu profiter de l’effondrement du bloc soviétique et de l’ouverture de la Chine au capitalisme pour créer un marché mondial aux règles uniformes leur permettant de déployer à volonté leurs capitaux. Les conséquences de la mondialisation capitaliste ne pouvaient qu’être très profondes – démultipliées qui plus est par des développements que, dans leur euphorie, lesdites bourgeoisies impérialistes n’avaient pas voulu prévoir.

Ce projet impliquait en effet :

• De dessaisir les institutions élues (parlements, gouvernements…) du pouvoir de décision sur les choix fondamentaux et les obligeant à traduire dans leur législation des mesures décidées par ailleurs : OMC, traités internationaux de libre-échange, institutions de l’Union européenne, etc. Il porte ainsi un coup de grâce à la démocratie bourgeoisie classique – ce qui s’est transcrit sur le plan idéologique par la référence à la « gouvernance » en lieu et place de la démocratie.

• De rendre illégaux, au nom du droit prééminent de la « concurrence », les « modes appropriés » de domination bourgeoise issus de l’histoire spécifique des pays et des régions (compromis historique de type européen, populismes de type latino-américain, dirigisme étatique de type asiatique, clientélismes redistributifs de multiples types…). En effet, tous érigent des relations modulées avec le marché mondial, donc des entraves au libre déploiement du capital impérialiste.

• De subordonner le droit commun au droit des entreprises dont les États devraient garantir les profits envisagés lors d’un investissement, à l’encontre du droit de la population à la santé, à un environnement sain, à une vie non précaire. C’est l’un des enjeux majeurs de la nouvelle génération de traité de libre-échange qui complètent le dispositif constitué par les grandes institutions internationales comme l’OMC, le FMI, la Banque mondiale.

• Une spirale sans fin de destruction des droits sociaux. Les bourgeoisies impérialistes traditionnelles ont pris la mesure de l’affaiblissement et de la crise du mouvement ouvrier dans les pays dits du « centre ». Au nom de la « compétitivité » sur le marché mondial, elles en profitent pour mener une offensive continue, systématique, en vue de détruire les droits collectifs conquis en particulier durant la période qui a succédé à la Seconde Guerre mondiale. Elles ne visent pas à imposer un nouveau « contrat social » qui leur soit plus favorable, mais veulent en finir avec de tels accords et s’emparer de tous les secteurs potentiellement profitables qui, appartenant aux services publics, leur échappaient dans la santé, l’éducation, les régimes de retraite, les transports, etc.

• Un processus massif de dépossession des exploité·e·s et des opprimé·e·s – facilitée par la privatisation des services publics et l’augmentation de l’endettement privé – qui les plonge, dans un nombre croissant de cas, dans une situation qui rappelle le sort fait dans l’Europe du XIXe siècle aux milieux populaires. À la suite, notamment, de l’éclatement des bulles immobilières au Japon (années 1990), aux États-Unis (2006-2007), en Irlande et en Islande (2008), en Espagne (2009), des dizaines de millions de ménages des classes populaires ont été expulsés de leurs logements. En Grèce, dans le cadre du troisième mémorandum de 2015, les banques ont les mains libres pour expulser les familles incapables de payer leurs dettes hypothécaires.

Des États-Unis au Chili, du Royaume Uni à l’Afrique du Sud, le coût des études supérieures a été démultiplié par les politiques néolibérales, obligeant des dizaines de millions de jeunes des classes populaires à s’endetter dans des proportions dramatiques. Il s’agit d’un tournant majeur après l’élargissement de l’accès à l’université du siècle précédent. L’endettement paysan s’étend aussi dans le monde, avec des conséquences proprement inhumaines : plus de 300 000 suicides de paysans propriétaires ont été rapportés en Inde depuis 1995 (un chiffre qui ne prend donc pas en compte les suicides de sans-terre et de femmes). De façon générale, l’endettement privé accentue l’oppression des populations les plus marginales – les expulsions de logement touchant par exemple en majorité des familles monoparentales où des femmes cheffes de ménage ont leurs enfants à charge.

 

Un nouveau mode de domination

La mondialisation capitaliste implique aussi

• Une modification du rôle assigné aux États et du rapport entre capitaux impérialistes et territoires. Sauf exception, les gouvernements ne sont plus les copilotes de projets industriels d’ampleur ou du développement d’infrastructures sociales (éducation, santé…). S’ils continuent à soutenir dans le monde « leurs » transnationales, ces dernières (vu leur puissance et leur internationalisation) ne se sentent pas dépendantes de leur pays d’origine au même titre que par le passé : le rapport est plus « asymétrique » que jamais… Le rôle de l’État, toujours essentiel, se resserre : contribuer à instaurer les règles universalisant la mobilité des capitaux, ouvrir tout le secteur public aux appétits du capital, contribuer à détruire les droits sociaux et à maintenir sa population dans les clous.

• On a donc affaire à deux systèmes hiérarchiques structurant les rapports de domination mondiaux. La hiérarchie des États impérialistes, déjà complexe comme on l’a noté (chapitre I), et celle des grands flux de capitaux qui enserrent la planète sous forme de réseaux. Ces deux systèmes ne se superposent plus, même si les États sont au service des seconds.

La mondialisation capitaliste constitue un nouveau mode global de domination de classe, structurellement instable. Il conduit en effet à des crises ouvertes de légitimité et d’ingouvernabilité dans nombre de pays et des régions entières ; à un état de crise permanent. Les centres supposés de régulation mondiale (OMC, Conseil de sécurité de l’ONU…) sont incapables de remplir efficacement leur office, et la politique « America First » de Donald Trump affaiblit les institutions qui servent de cadres de concertation à la bourgeoisie internationale.

Une classe ne domine pas durablement une société sans médiations, compromis sociaux ; sans des sources de légitimité qu’elles soient d’origine historique, démocratique, sociale, révolutionnaire... Les bourgeoisies impérialistes liquident des siècles de « savoir-faire » en ce domaine au nom de la liberté de mouvement du capital, alors que l’agressivité des politiques néolibérales déchire le tissu social dans un nombre croissant de pays. Que dans un pays occidental comme la Grèce, une grande partie de la population se voit privée de l’accès aux soins et aux services de santé en dit long sur le « jusqu’au-boutisme » des bourgeoisies européennes.

Du temps des empires, il fallait assurer la stabilité des possessions coloniales – ainsi que (bien que dans une moindre mesure) des zones d’influences du temps de la guerre froide. Aujourd’hui, du fait de la mobilité et de la financiarisation, cela dépend du lieu et du moment… Ainsi, des régions entières peuvent entrer en crise chronique sous les coups de la mondialisation. La mise en œuvre des diktats néolibéraux par des régimes dictatoriaux usés a provoqué les soulèvements populaires du monde arabe et de vastes mobilisations en Afrique, des crises de régime ouvertes et de violentes ripostes contre-révolutionnaires, débouchant sur une instabilité aiguë.

La particularité du capitalisme mondialisé, c’est qu’il s’accommode de l’instabilité comme d’un état permanent : elle devient consubstantielle au fonctionnement normal du nouveau système global de domination. Dans la période précédente, l’instabilité aiguë était liée à l’éclatement d’une crise économique, un moment particulier entre de longues périodes de « normalité », c’est-à-dire de relative stabilité. Les crises existent bien entendu toujours, mais dans un environnement transformé.

 

IV. Les nouveaux (proto), (sous) impérialismes

Les bourgeoisies impérialistes traditionnelles pensaient après 1991 qu’elles pénétreraient le marché des anciens pays dits « socialistes » au point de se les subordonner naturellement – se demandant même, alors, si l’OTAN avait encore une fonction vis-à-vis de la Russie. Cette hypothèse n’était pas absurde comme le montrent la situation de la Chine au tournant des années 2000 et les conditions d’adhésion de ce pays à l’OMC (très favorables au capital international). Mais les choses ont tourné différemment – et cela ne semble pas avoir été initialement ou sérieusement envisagé par les puissances établies.

Pour la première fois depuis un siècle et demi (le Japon) une nouvelle grande puissance capitaliste est née, de nouveau en Asie : la Chine. Un fait majeur, produit d’une histoire singulière.

En Chine, une nouvelle bourgeoisie s’est constituée de l’intérieur du pays et du régime, via principalement la « bourgeoisification » de la bureaucratie, cette dernière s’autotransformant en classe possédante par des mécanismes que l’on connaît maintenant bien. Elle s’est donc reconstituée sur une base d’indépendance (héritage de la révolution maoïste) et non pas comme une bourgeoisie d’emblée organiquement subordonnée à l’impérialisme. Elle est ainsi devenue une puissance capitaliste, par ailleurs membre permanent du conseil de sécurité de l’ONU avec droit de véto (toutes choses vraies aussi pour la Russie), même si sa formation sociale reste originale (le travail d’analyse de cette société issue d’une histoire très spécifique, sans précédent, est loin d’être achevé).

Quelles que soient les fragilités du régime et de son économie, la Chine est devenue la deuxième puissance mondiale. Depuis 2013, sous l’impulsion de Xi Jinping, Pékin déploie une politique internationale de plus en plus ambitieuse, agressive, au caractère impérialiste affirmé : déploiement militaire (base de Djibouti, notamment), consolidation de zones d’influence et subordination de gouvernements, accaparement de terres et de ressources minérales, exportation de capitaux et prise de contrôle d’entreprises à l’étranger, dépossession et ruine des populations locales…  Dans un nombre considérable de pays, les classes populaires subissent de plein fouet les conséquences de ces mesures. Depuis 2017, le gigantesque programme d’expansion vers l’ouest dit des « nouvelles routes de la soie » (ou « Une ceinture, une route »,en abrégé : Obor, pour One Belt, one road) vise à démultiplier la présence économique, financière, politique et sécuritaire chinoise dans l’océan Indien, le Moyen-Orient et l’Afrique, l’Asie centrale et l’Europe, l’Amérique latine.

Le cas chinois est unique. La Russie reste dépendante économiquement de ses exportations de biens primaires (où les produits pétroliers comptent pour 2/3). Sa place internationale tient pour beaucoup à l’ampleur de son arsenal nucléaire (équilibre des forces mondiales) et à l’efficacité de sa force de frappe militaire régionale (Crimée, Syrie). Elle met en œuvre des politiques impérialistes sans avoir pour autant la capacité de donner naissance, au même titre que la Chine, à une nouvelle puissance impérialiste mûre (d’où l’usage du terme « proto » pour la qualifier).

Les BRICS ont tenté de jouer de concert dans l’arène du marché mondial, sans grand succès. Les pays qui composent ce fragile « bloc » ne jouent pas tous dans la même cour. Le Brésil, l’Inde, l’Afrique du Sud peuvent probablement être qualifiés de sous-impérialismes – une notion qui remonte aux années 1970 – et de gendarmes régionaux, mais avec une différence notable par rapport au passé : ils bénéficient d’une bien plus grande liberté d’exporter des capitaux. Voir notamment le « grand jeu » ouvert en Afrique avec la compétition entre États-Unis, Canada, Grande-Bretagne, France, Inde, Brésil, Afrique du Sud, Chine, Qatar, Turquie, Nigeria, Angola…

La ruée vers lAfrique. Lorsqu’il s’agit de pillage et de saccage des ressources naturelles, de dépossession, d’États en difficulté, d’érosion du tissu social, de conflits armés et de militarisation de la politique, le reste du monde se jette sur l’Afrique.

Dans le contexte de crise civilisationnelle multidimensionnelle qu’affronte l’humanité, une nouvelle ruée vers l’abondance de ressources naturelles est en cours. De la période coloniale jusqu’à la présente, l’extraction des ressources naturelles d’Afrique a dominé les économies. Comme le décrit Walter Rodney pour une période antérieure, l’extraction de fer, d’uranium, de diamants, d’or et de gomme, entre autres denrées précieuses, a alimenté l’industrialisation et l’expansion du capitalisme à l’Ouest, aux dépens de l’économie africaine et du développement social, nourrissant la corruption du processus politique.

En 2013 par exemple, six des dix des plus importantes découvertes de pétrole se trouvaient en Afrique.

Aujourd’hui, l’appétit pour les minéraux stratégiques, le pétrole et autres produits, frappe tout le continent. La recherche de profits et de domination continue à alimenter la course à l’extraction, quelles qu’en soient les conséquences sur les conditions d’existence des peuples et sur l’environnement. Le caractère dévastateur que cela représente pour la population africaine peut être illustré par bon nombre d’exemples, mais le cas de la République du Congo, riche en ressources, est le plus impressionnant. Sous le sol du Congo reposent 24 trillions de dollars (estimation d’après les prix de 2011) de ressources naturelles, dont de riches gisements de pétrole, d’or, de diamants, de coltan utilisé dans les puces d’ordinateurs, de cobalt et nickel pour les moteurs d’avion et les batteries de voiture, de cuivre pour les canalisations, d’uranium pour les bombes et les centrales électriques, de fer pour presque tout. Cette richesse est source de souffrances cachées, provoquant de vastes déplacements forcés de population.

Construit sur l’impunité mise en place par le FMI, les ajustements structurels et les programmes de stabilisation de la Banque mondiale, comme sur les accords commerciaux et d’investissement de l’Union européenne et des États-Unis, l’Afrique est devenue une région clé des rivalités interpuissances. Les nouveaux pouvoirs cherchent à affirmer leurs ambitions en participant à la nouvelle ruée vers ce continent. La Chine, qui est devenue le plus grand investisseur net en Afrique, est rejointe par la Russie, l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud – non pas sous la forme d’une initiative commune des BRICS, mais malgré leur appartenance à ce club (ce qui montre la vacuité de ce projet même).

Selon un rapport de 2016, la Chine a investi dans 293 projets d’IDE (investissement direct à l'étranger, FDI en anglais) en Afrique depuis 2005, totalisant 66,4 milliards de dollars – pour la plupart dans des mégaprojets destructeurs de l’environnement où elle est responsable d’un quart de l’investissement environ. Le programme de l’Union africaine pour le développement des infrastructures en Afrique rencontre ici le programme chinois Obor.

 

Quelques conclusions intermédiaires

1. La compétition économique entre puissances capitalistes s’est ravivée. Il s’agit de conflits entre puissances capitalistes, donc qualitativement différents de ceux de la période antérieure. Elle peut déboucher sur de véritables guerres commerciales.

2. Concernant la liberté de mouvement des capitaux, des bourgeoisies (même subordonnées) et des transnationales du « Sud » peuvent utiliser les règles conçues après 1991 par les bourgeoisies impérialistes traditionnelles, notamment en matière d’investissements, rendant plus complexe que par le passé la concurrence sur le marché mondial. En ce qui concerne l’écoulement des marchandises, la mise en concurrence généralisée des travailleurs reste certes largement impulsée par les entreprises des centres impérialistes traditionnels et ce sont elles qui maîtrisent l’accès aux marchés de consommation des pays développés et non les firmes des pays producteurs ; c’est cependant aujourd’hui moins vrai pour la Chine, voire l’Inde ou le Brésil. Les marges de manœuvre des puissances « régionales » ne sont pas nécessairement acquises, comme le montre aujourd’hui le cas du Brésil où l’impérialisme étatsunien réaffirme son influence.

3. Il n’y a pas seulement une crise de légitimité des classes dominantes, mais aussi une crise idéologique. Elle se manifeste dans l’ampleur de la crise institutionnelle, quand les « mauvais » candidats s’imposent envers et contre l’establishment, quand l’élection elle-même perd toute crédibilité aux yeux d’une portion croissante de la population. Faute de pouvoir y répondre, elles vont toujours plus recourir au « diviser pour régner », usant du racisme, islamophobie et antisémitisme, de la xénophobie et de la stigmatisation, que ce soit des Coréens au Japon ou des Afro-descendants aux États-Unis et au Brésil, des musulmans en Inde, des chiites, sunnites ou chrétiens en pays musulmans… Le combat antiraciste, antixénophobe est plus que jamais un terrain essentiel de résistance à l’échelle internationale. Il en va de même pour les autres formes de discriminations (sexistes, sociales…).

 

V. Nouvelles extrêmes droites, nouveaux fascismes

L’une des premières conséquences de la phénoménale puissance déstabilisatrice de la mondialisation capitaliste est la montée tout aussi spectaculaire de nouvelles extrêmes droites et de nouveaux fascismes à base (potentielle) de masse. Certains prennent des formes relativement classiques, comme les néonazis d’Aube dorée en Grèce, le NDP allemand, le Jobbik hongrois. D’autres se logent dans de nouvelles xénophobies et replis identitaires. Leur progression est particulièrement prononcée dans une partie des pays européens avec, notamment, le PVV néerlandais, le Front national français, la Ligue italienne, le FPÖ autrichien, les Vrais Finlandais, l’Ukip britannique… Ils profitent d’une triple crise : sociale, institutionnelle et identitaire. Leur programme économique varie, mais ils ont en commun un discours violemment anti-immigrés et un racisme islamophobe.

Aux Pays-Bas, mais aussi en France et dans d’autres pays, l’extrême droite a réussi à briser sa marginalité idéologique en modifiant les frontières du discours politique, ses thématiques étant reprises de la droite classique au centre gauche. Les gouvernements tentent de gagner ainsi une nouvelle légitimité en soufflant sur le feu du nationalisme et du danger extérieur : « invasion » par les capitaux étrangers ou l’immigration. Aux États-Unis, la campagne électorale de Donald Trump, un outsider politique, s’est organiquement enracinée au sein du suprémacisme blanc.

D’autres extrêmes droites naissent sous la forme de fondamentalismes religieux, et ce dans toutes les « grandes » religions (chrétienne, bouddhiste, hindouiste, musulmane…), ou sous forme « nationale religieuse » telle l’extrême droite sioniste… Ces courants représentent aujourd’hui une menace considérable dans des pays comme l’Inde, le Sri Lanka, Israël.

Ils ont été capables d’influencer des gouvernements aussi importants que celui des États-Unis à l’époque de Bush. En France, les secteurs catholiques les plus réactionnaires ont lourdement pesé sur le cours de la campagne présidentielle (soutenant Fillon) et ils occupent une place centrale dans plusieurs pays est-européens, dont la Hongrie. L’évangélisme radical, chrétien, fait des ravages en Amérique latine et en Afrique. Le monde musulman n’a donc pas le monopole en ce domaine ; mais il a pris une dimension internationale particulière, avec des mouvements « transfrontaliers » comme l’État islamique, Al-Qaïda ou les talibans, des réseaux se connectant plus ou moins formellement du Maroc à l’Indonésie et au sud des Philippines.

Les extrêmes droites se coordonnent aussi sur le plan international sous des formes plus hétérogènes. Ainsi, le « mouvement eurasiatique » d’Alexandre Dugin intègre nouvelles droites, fascistes, « conspirationistes », « campistes » et divers fondamentalismes religieux, un réseau ouvert à de dangereuses alliances « rouges-bruns ».

De façon générale, il nous faut analyser plus avant les nouvelles extrêmes droites, qu’elles soient religieuses ou pas : ce ne sont pas de simples répliques du passé ; elles expriment le temps présent. Il importe de les qualifier politiquement pour comprendre le rôle qu’ils jouent (rappelons qu’il n’y a pas si longtemps, une partie non négligeable de la gauche radicale internationale voyait dans l’islamisme fondamentaliste l’expression d’un anti-impérialisme « objectivement » progressiste, même si idéologiquement réactionnaire). Cela est aussi nécessaire pour combattre les interprétations « essentialistes » du « choc des civilisations ».

Ce sont des courants d’extrême droite et contre-révolutionnaires. Ils ont ainsi contribué à porter un coup d’arrêt à la dynamique des révolutions populaires nées du « printemps arabe ». Ils n’ont le monopole ni de la violence extrême (voir le régime Assad !) ni de la « barbarie » (l’ordre impérialiste est « barbare »). Mais ils exercent sur la société un contrôle et une terreur venue « d’en bas » qui rappelle en bien des cas les fascismes de l’entre-deux-guerre avant qu’ils n’accèdent au pouvoir.

Comme tous les termes politiques, celui de fascisme est souvent galvaudé ou interprété de façons diverses. Cependant, nos propres organisations discutent de cette question – comment évoluent les mouvements fondamentalistes et les extrêmes droites nationalistes, lesquels peuvent être qualifiés de fascistes ou non – par exemple dans des pays comme le Pakistan (la mouvance talibane) ou l’Inde (le RSS), en sus de l’État islamique. « Théofascisme » pourrait être un terme générique utilisé pour ce type de courants, toutes religions incluses.

Quels que soient les qualificatifs les plus appropriés pour caractériser les nouvelles extrêmes droites, leur montée en puissance pose à notre génération militante des problèmes politiques auxquels nous n’avions pas été confrontés dans la période précédente – celle de la résistance « antifasciste » à grande échelle. Il faut y travailler et nous avons besoin pour cela de collectiviser les analyses et les expériences nationales ou régionales.

Plus généralement, le renouvellement des droites radicales nourrit une poussée réactionnaire très dangereuse qui vise à remettre notamment en cause les droits fondamentaux des femmes et des LGBTI en s’appuyant souvent sur les Églises institutionnelles en matière d’avortement (Espagne où un projet loi scélérate abolissant le droit à l’IVG a été mis en échec, Italie, Pologne, Nicaragua…), du statut de la famille (prônant le retour à une vision très conservatrice du rôle de la femme…), voire déclenchant de véritables chasses aux sorcières contre les homosexuels (Iran, des pays africains où les courants évangélistes sont puissants….) ou les transgenres. La réaction s’attaque ainsi frontalement au droit d’autodétermination des femmes et des personnes (reconnaissance de la diversité d’orientation sexuelle), droits acquis de longue lutte.

Ces mouvements visent en particulier les femmes qui connaissent une double oppression raciale et sexuelle. Dans la plupart des pays occidentaux, la progression de ces mouvements est due à la propagande islamophobe (même si ce n’est pas l’unique caractéristique des mouvements et partis réactionnaires), en particulier contre les femmes musulmanes, celles qui portent le voile, les agressions à leur encontre ont augmenté.

Alors que certains de ces mouvements attaquent clairement les femmes et les personnes LGBTI, nous pouvons observer un nouveau phénomène d’homonationalisme et de fémonationalisme dans les pays européens, aux États-Unis et en Israël. Prenant pour prétexte de protéger les femmes et les personnes LGBTI, ils attaquent certains secteurs de la population comme les migrant·e·s ou les musulman·e·s, les accusant de violer des femmes ou définissant l’islam comme étant contre l’homosexualité. Ces mouvements progressent depuis quelques années et sont, de fait, fréquemment liés à l’extrême droite. En conséquence, l’extrême droite dans les pays impérialistes connaît souvent des tensions entre les courants qui veulent faire appel au sexisme et à l’hétérosexisme de leur base et ceux qui tentent de rallier à leur cause les droits des femmes et des LGBTI pour renforcer l’islamophobie et les préjugés anti-immigrés.

Bien que l’homonationalisme de mouvances d’extrême droite dans les pays impérialistes et les campagnes anti-LGBTI des forces d’extrême droite dans les pays dominés semblent se contredire, ils se renforcent en fait mutuellement. Ils convergent pour considérer l’homosexualité et les droits LGBTI comme des produits d’exportation des pays impérialistes. Ce mensonge doit être combattu par la campagne internationale queer contre le pinkwashing d’Israël.

À la lumière de la constante et récente idéologie fondamentaliste religieuse dans nos États respectifs, nous réaffirmons l’importance de la laïcité de l’État, comme celle de pratiquer librement n’importe quelle religion.

L’État doit être laïc, sans séculariser les communautés ni utiliser le sécularisme comme un instrument pour saper les droits des minorités (France).

Un État laïc ne signifie pas séculariser les communautés et les personnes, de manière à porter atteinte à leurs droits humains.

La liberté de culte ne signifie pas que les leaders religieux aient la liberté d’exercer un pouvoir et un contrôle par le biais des appareils d’État. La liberté de culte signifie seulement la liberté de pratiquer sa foi. Ce qui veut dire que la liberté de culte au Liban ne devrait pas permettre le fait que des leaders religieux puissent exercer leur propre version de l’« État de droit religieux ».

Il faut tenir compte du fait que, dans les deux pratiques mentionnées plus haut, il y a des relations oppressives de pouvoir imposées aux femmes, à leurs corps et à leurs vies, et mentionner que les lois religieuses dépendent en grande partie de l’unité familiale et de la ségrégation des rôles donnés entre les hommes et les femmes. Par exemple, au Liban, les lois qui encadrent un statut individuel protégé par l’État n’existent pas, les seules lois existantes sont religieuses protégées par les sectes.

Dans des pays comme l’Italie et le Mexique, où la séparation entre l’Église et l’État a été une conquête historique, nous voulons souligner que cette division s’atténue constamment lorsque les relations publiques entre les hautes sphères politiques gouvernementales et les leaders religieux se multiplient, notamment concernant les droits des femmes et LGBTI.

Ce type d’actions et de liens, bien qu’ils ne soient pas exprimés de cette manière, cherchent à prendre des décisions conjointes au sujet des corps des femmes et de leurs droits ; comme c’est le cas de l’avortement au Mexique. Ces décisions mettent évidemment nos vies en péril.

Le conservatisme néolibéral qui cherche à rendre plus forte la famille patriarcale plutôt que les femmes et qui empêche les divorces a considérablement fait augmenter la violence domestique contre les femmes. En plus de l’impunité, les coupes budgétaires dans l’appui matériel aux victimes de violence conjugale ont créé un environnement social qui suscite la violence masculine.

Les mouvements « théofascistes » utilisent systématiquement la violence sexuelle contre les femmes et les mineur·e·s dans les territoires qu’ils contrôlent, principalement sous la forme du viol et de l’esclavage sexuel. Ils se servent de cela pour recruter des nouveaux membres et combattre d’autres groupes. En Irak et en Syrie, des milliers de femmes yézidies et kurdes ont été capturées et violées par des membres de l’État islamique.

 

VI. Régimes autoritaires, exigence démocratique et solidarités

Cette remontée des droites réactionnaires est favorisée par l’idéologie sécuritaire prônée aujourd’hui par les gouvernements bourgeois au nom du combat contre le terrorisme ou l’immigration « illégale ». En retour, lesdits gouvernements utilisent les peurs ainsi nourries pour durcir l’État pénal, instaurer des régimes de plus en plus policiers et faire accepter des mesures liberticides : ce sont les populations entières qui sont maintenant traitées comme « suspectes », soumises à surveillance.

Dans la région du monde impactée par le processus révolutionnaire initié en Tunisie et en Égypte, les nouveaux appareils visant à briser le combat populaire pour l’émancipation ont utilisé toute la panoplie des pratiques les plus féroces, leur violence étant démultipliée par la concurrence entre puissances. En Syrie, au Yémen, en Libye et partiellement en Irak, c’est par la guerre totale que d’une part les caricatures de pouvoirs d’État et leurs alliés (Iran et Russie d’un côté, monarchies du Golfe de l’autre), et d’autre part les djihadistes ont entrepris l’éradication des mouvements pour les libertés et la justice sociale. En Égypte et maintenant en Turquie, la radicalisation répressive des régimes, ébranlés, se traduit par un écrasement sans précédent des aspirations démocratiques. Le peuple kurde, qui refuse d’abdiquer de sa lutte, est une victime expiatoire du régime d’Erdogan, pendant que l’État d’Israël sous Netanyahou profite du chaos ambiant, de la complicité du général Sissi et, surtout, du président américain Trump pour étouffer encore plus le peuple palestinien. Les pays du Maghreb et le Liban semblent en comparaison moins affectés par ce fort vent contre-révolutionnaire, même si la monarchie marocaine resserre son gant de fer. En Tunisie, berceau du processus ouvert fin 2010, les mouvements sociaux n’ont pu être détruits même si l’absence de perspective pèse sur la situation.

 

Les mouvements de contestation ne cessent cependant de renaître dans toute cette région et jusqu’en Iran, car les politiques d’oppression menées au nom de la « lutte contre le terrorisme », le néolibéralisme destructeur et la corruption endémique de tous ces pouvoirs ne peuvent venir à bout de populations jeunes, informées et exaspérées par l’absence de perspectives.

En Amérique latine, les gouvernements (et partis) dits progressistes sont en crise. Cela s’applique aux expériences d’inspiration sociale libérale comme aux plus radicales, bolivariennes, etc. Ils payent le prix de leurs concessions au néolibéralisme et/ou des limites d’une orientation néo-développementiste, basée sur l’exportation d’énergies fossiles et de matières premières en général.

Les faiblesses de ces expériences « progressistes » ont facilité l’offensive réactionnaire brutale de la droite pro-impérialiste et antidémocratique. Cette offensive néolibérale, antipopulaire, contre les droits des travailleuses et des travailleurs, des femmes, des peuples indigènes, des peuples d’origine africaine, prend deux formes distinctes, mais complémentaires : victoires électorales (Argentine, Chili) et coups d’État pseudo-constitutionnels (Honduras, Paraguay, Brésil).

Sous diverses formes, une résistance populaire large s’est développée face à cette offensive, contre les coups d’État et les mesures réactionnaires et antipopulaires. Les anticapitalistes participent activement à ces mobilisations, en cherchant à renforcer la dynamique antisystémique.

Même dans des pays de vieille tradition démocratique bourgeoise, nous assistons à un véritable changement de régime. Des lois de guerre civile sont adoptées sous couvert d’antiterrorisme. Des systèmes de surveillance de masse sont déployés. L’armée est dotée de pouvoirs de police (France) ou les forces de police sont militarisées. Des mesures d’exception sont introduites dans le droit courant. L’exécutif étend son autorité aux dépens du judiciaire…

Cet affaiblissement de l’État bourgeois démocratique, censé exprimer la volonté du peuple, expose directement les femmes et d’autres secteurs de la société historiquement plus vulnérables aux lois « sauvages » du marché, sous lesquelles seulement les plus forts peuvent survivre.

Le renoncement au contrat social tel que nous l’avons connu dans la seconde moitié du XXe siècle a ouvert les portes à l’accaparement de tous les biens communs par le capital multinational. Ce vol s’étend aux parties intimes et personnelles des corps et des organes vitaux des femmes (et des êtres humains en général).

La généralisation progressive des états d’exception contribue à la négation de l’humanité de groupes sociaux entiers : minorités, migrants… Le recours systématique au « crime » de blasphème, de lèse-majesté, d’atteinte à l’identité ou à la sécurité nationale y contribue. Le retour insidieux de la politique de déshumanisation (qui a nourri les génocides d’hier) n’est pas seulement le signe de tendances réactionnaires, mais bien contre-révolutionnaires.

La mondialisation capitaliste a provoqué la crise des institutions dites démocratiques (là où elles existaient) et du parlementarisme bourgeois. Face à cette perte de légitimité, la tendance dominante est à l’instauration – brutale ou rampante – de régimes autoritaires échappant à la souveraineté populaire (exceptions qui confirment la règle, d’anciennes dictatures militaires peuvent encore avoir à céder ou partager une partie de leur pouvoir, comme en Birmanie, sans pour autant qu’un régime démocratique soit instauré). Le droit de choisir est simplement dénié aux populations au nom des traités et réglementations avalisées par leurs gouvernements.

L’exigence démocratique – « la démocratie véritable maintenant ! » – gagne ainsi une dimension subversive plus immédiate que ce ne fut souvent le cas dans le passé, permettant de lui donner un contenu alternatif, populaire. De même, l’universalité des politiques néolibérales et de la marchandisation des « communs » qui l’accompagne permet la convergence des résistances sociales, comme on l’a vu dans le cadre du mouvement altermondialiste. Les conséquences déjà ressenties du changement climatique offrent aussi un nouveau champ de convergences potentiellement anticapitalistes.

Cependant, les effets durables des défaites du mouvement ouvrier et de l’hégémonie idéologique néolibérale, la perte de crédibilité de l’alternative socialiste, contrecarrent ces tendances positives. Il est difficile d’inscrire dans la durée le succès, parfois considérable, des mouvements de protestations. L’acuité des oppressions peut, dans ce contexte, renforcer des résistances identitaires « fermées », où une communauté opprimée reste indifférente au sort réservé à d’autres opprimés (comme dans le cas de « l’homonationalisme »). La confessionnalisation de nombreux conflits contribue aussi à la division des exploité·e·s et opprimé·e·s.

L’ordre néolibéral ne peut s’imposer que s’il réussit à détruire les solidarités anciennes et à étouffer l’émergence des solidarités nouvelles. Aussi nécessaires qu’elles soient, nous ne pouvons pas considérer que les solidarités se développeront « naturellement » en réponse à la crise, pas plus que l’internationalisme face à un capital mondialisé. Un effort concerté et systématique doit être consenti en ce domaine.

 

VII. Expansion capitaliste et crise climatique

Le 17e congrès mondial de la IVe Internationale a adopté une résolution sur l’écologie à laquelle nous renvoyons. Notons ici brièvement que la réintégration du « bloc » sino-soviétique dans le marché mondial a permis une énorme expansion de l’aire géographique où domine le capital, ce qui nourrit une accélération de la crise écologique globale, sur de multiples terrains. La réduction des émissions de gaz à effet de serre doit commencer sans plus tarder dans les grands pays émetteurs du Sud et pas seulement du Nord.

Dans ce contexte, le règlement de la « dette écologique » au Sud ne doit pas favoriser le développement capitaliste mondial et profiter soit aux transnationales nippo-occidentales implantées au Sud, soit aux transnationales du Sud (du type agro-industrie brésilienne), ce qui ne ferait que nourrir toujours plus crises sociales et environnementales.

Il y a bien toujours la nécessité d’une solidarité « nord  sud », par exemple en défense des victimes du chaos climatique. Cependant, plus que jamais, c’est une lutte commune « antisystémique » qui est à l’ordre du jour dans les rapports « nord-sud » du point de vue des classes populaires : c’est-à-dire un combat conjoint pour une alternative anticapitaliste, une autre conception du développement au « nord » comme au « sud ».

Le point de départ étant le combat socio-environnemental pour « changer le système, pas le climat », il a pour socle les mouvements sociaux et pas seulement les coalitions spécifiques sur le climat. Il faut donc travailler à l’articulation entre les deux. Si l’on n’« écologise » pas le combat social (à l’instar de ce qui peut déjà se faire dans des luttes paysannes ou urbaines), l’expansion numérique des mobilisations « climat » restera à la surface des choses.

Du fait du réchauffement atmosphérique global, les couvertures glaciaires se réduisent, le niveau des océans s’élève, les nappes phréatiques s’assèchent, les déserts s’étendent, l’eau douce devient plus rare, l’agriculture est menacée et les phénomènes climatiques extrêmes deviennent plus fréquents. Les effets du super-typhon Haiyan aux Philippines dépassent en ampleur ce contre quoi on était déjà averti. Le futur annoncé fait déjà partie du présent. Cela a des conséquences déstabilisatrices qui vont bien au-delà des régions directement affectées et provoquent des crises en chaine (voir les tensions entre le Bangladesh et l’Inde sur la question des réfugiés migrants, ou les conflits interétatiques pour le contrôle des réserves aquifères). L’organisation des victimes du chaos climatique, leur défense et l’aide à leur auto-organisation font pleinement partie du socle du combat écologique.

Autre question clef, la souveraineté alimentaire qui donne aux peuples le droit et les moyens de définir leurs propres systèmes alimentaires. Elle donne le pouvoir à celles et ceux qui produisent, distribuent et consomment plutôt qu’aux grandes entreprises et aux institutions du marché qui dominent aujourd’hui ce secteur. Elle permet de mettre un terme à l’accaparement des terres et exige une ample réforme agraire pour remettre les terres aux producteurs.

L’un des aspects les plus destructeurs de la crise environnementale est son impact sur la biodiversité – ce que l’on nomme la « sixième extinction ». L’avenir de notre propre espèce ne peut être séparé de cette crise de la biodiversité.

 

VIII. Un monde de guerres en permanence

Nous sommes entrés dans un monde de guerres (au pluriel) en permanence. Cette situation ne concerne pas que les conflits internationaux. Elle caractérise aussi la situation interne à des pays d’Afrique ou d’Amérique latine, comme le Mexique.

Les guerres sont là pour durer, sous de multiples visages. Nous devons donc nous intéresser à nouveau à la façon dont elles sont menées, y compris par les résistances populaires, pour mieux comprendre les conditions d’une lutte, la réalité d’une situation, les exigences concrètes de la solidarité… Pour cela, chaque guerre doit être analysée dans ses spécificités. Nous sommes en effet confrontés à des situations très complexes, comme au Moyen-Orient où, dans le cadre d’un théâtre d’opérations unique (Irak-Syrie) s’emboitent des conflits aux caractéristiques spécifiques, au point de nourrir des tensions et contradictions entre forces progressistes.

Il nous faut cependant garder une boussole dans une géopolitique très complexe : indépendance de classe contre les impérialismes, contre les militarismes, contre les fascismes et contre la montée des mouvements identitaires « anti-solidaires » (racistes, islamophobes et antisémites, xénophobes, castéistes, fondamentalistes, homophobes, misogynes, masculinistes…).

Qui dit guerres devrait dire mouvement antiguerre. Les guerres étant très différentes les unes des autres, la constitution de tels mouvements en synergie ne va pas de soi. Pourtant, il y a, en Asie notamment, des mouvements antiguerre vivaces. Stratégiquement parlant, sur le continent eurasiatique, le dépassement des frontières héritées de l’ère des blocs se fera en particulier sur cette question.

Notre solidarité doit s’affirmer envers toutes les populations victimes du militarisme, envers toutes les résistances populaires aux guerres provoquées par l’ordre néolibéral et les ambitions de puissances. Une attention nouvelle doit être portée au combat pour le désarmement nucléaire universel, après l’adoption à l’ONU d’un traité à cette fin et l’attribution du prix Nobel de la paix à l’organisation qui en fut la cheville ouvrière (la Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires, ICAN).

 

IX. Les limites de la superpuissance

Les règles uniques de l’ordre capitaliste mondialisé n’empêchent pas certains pays d’être plus égaux que d’autres ; les États-Unis se permettent des choses qu’ils n’autorisent pas ailleurs. Ils jouent sur la place du dollar pour « exporter » leur « droit » de poursuites judiciaires ; ils contrôlent une bonne part des technologies les plus avancées et commandent une puissance militaire sans pareille. Leur État garde des fonctions régaliennes mondiales que d’autres, dans le monde occidental, n’ont plus –ou dont ils n’ont plus les moyens. La nouveauté cependant, c’est qu’ils doivent faire face dans cette dernière décennie à la Chine dont l’État pilote l’expansion internationale et qu’ils n’ont plus le monopole en ce domaine.

Les États-Unis restent la seule superpuissance au monde – et pourtant, ils perdent les guerres qu’ils ont engagées de l’Afghanistan à la Somalie. La faute en est peut-être à la mondialisation néolibérale qui leur interdit de consolider socialement (en alliance avec des élites locales) des gains militaires temporaires. Cela peut aussi être une conséquence de la privatisation des armées, les firmes de mercenaires jouant un rôle croissant, ainsi que les bandes armées « non officielles » au service d’intérêts particuliers (grandes entreprises, grandes familles possédantes…).

C’est aussi que cette puissance, aussi super qu’elle soit, n’a pas les moyens d’intervenir tous azimuts dans des conditions d’instabilité structurelle généralisée. Elle aurait besoin d’impérialismes secondaires capables de l’épauler. La France et la Grande-Bretagne n’ont plus que des capacités très limitées. Le Brexit a porté un coup sévère à la constitution d’un impérialisme européen unifié alors que le Royaume-Uni commande l’une des deux seules armées significatives de l’Union.

L’élection de Donald Trump et ses déclarations unilatéralistes posent en termes aigus un problème plus ancien : dans quelle mesure le « parapluie stratégique » assuré par les États-Unis est-il garanti ? La réponse est claire : dans une mesure incertaine. Les faucons de la droite japonaise en tirent les conséquences. Qu’en sera-t-il en Europe occidentale ? L’Allemagne impérialiste est sous pression. Peut-elle continuer à profiter de sa position économique dominante sans assumer de responsabilités militaires ? La crise de l’UE, la pression russe et la posture de Washington posent objectivement la question du réarmement allemand – alors que dans ce pays (de même qu’au Japon) l’hostilité au militarisme est très profonde dans la population.

L’actuel gouvernement japonais affiche sans fard ses ambitions nationalistes et militaristes. Il doit cependant encore briser les résistances civiques à l’achèvement de son réarmement (porte-avions, arme nucléaire…). Ces résistances sont particulièrement vives dans l’île d’Okinawa où se trouvent les plus grandes bases militaires étatsuniennes. Plus généralement, la mémoire historique de l’invasion nippone en Asie, initiant en Extrême-Orient la Seconde Guerre mondiale, est loin d’être dissipée. L’archipel japonais constitue certes une pièce maîtresse du système de domination des États-Unis dans le Pacifique nord. Cependant, Tokyo n’est toujours pas en mesure d’assumer directement des responsabilités géopolitiques internationales et de seconder ainsi Washington. De plus, la politique erratique de Donald Trump et le peu de cas qu’il fait de l’opinion de ses alliés ne facilitent pas la tâche d’Abe Shinzo.

Ni à l’ouest, en Europe, ni à l’est, en Asie, l’impérialisme étatsunien ne peut compter sur des alliés fiables et efficaces.

 

X. Internationalisme contre campisme

Il n’y a plus de grande puissance (une catégorie à laquelle Cuba n’appartient pas) « non » ou « anti » capitaliste. Il faut en tirer toutes les conclusions.

Dans le passé, sans jamais nous aligner sur la diplomatie pékinoise, nous défendions la République populaire de Chine (et la dynamique de la révolution) contre l’alliance impérialiste nippo-américaine – nous étions en ce sens dans son camp. Nous nous sommes opposés à l’OTAN quoi que nous pensions du régime stalinien ; nous n’étions pas pour autant « campistes », car cela ne limitait pas notre combat contre la bureaucratie stalinienne. Nous agissions simplement dans un monde où s’articulaient les lignes de conflits révolutions/contre-révolutions, blocs Est/Ouest et sino-soviétique. Cela n’est plus le cas aujourd’hui.

La logique « campiste » a toujours conduit à abandonner des victimes (celles qui se trouvent être du mauvais côté) au nom du combat contre « l’ennemi principal ». C’est encore plus vrai aujourd’hui que par le passé, car elle amène à se ranger dans le camp d’une puissance capitaliste (Russie, Chine) – ou a contrario dans le camp occidental quand Moscou ou Pékin sont perçus comme la menace première. On alimente ce faisant des nationalismes agressifs et on sanctifie les frontières héritées de l’ère des « blocs » alors précisément que nous devons les effacer.

Le campisme peut aussi conduire à soutenir en Syrie le régime meurtrier d’Assad et l’intervention russe – ou bien la Coalition sous hégémonie étatsunienne et incluant notamment l’Arabie saoudite. Même confrontée au martyr d’Alep, une partie de la gauche radicale internationale a continué à regarder ailleurs, pour ne pas rompre avec sa tradition campiste. D’autres courants se contentent de condamner l’intervention impérialiste en Irak et Syrie (ce qu’il faut certes faire), mais sans dire ce qu’est et ce que fait l’État islamique ni appeler à y résister.

Ce type de position interdit de poser clairement l’ensemble des tâches de solidarité. Rappeler la responsabilité historique des impérialismes, de l’intervention de 2003, les objectifs inavoués de l’actuelle intervention syro-irakienne, dénoncer son propre impérialisme ne suffit pas. Il faut penser les tâches concrètes de solidarité du point de vue des besoins (humanitaires, politiques et matériels) des populations victimes et des mouvements en lutte. Ce qui ne peut se faire sans s’attaquer aussi au régime Assad et aux mouvements fondamentalistes contre-révolutionnaires.

De même, dans le cas des conflits à la frontière qui divise actuellement l’Est européen, comme dans le cas de l’Ukraine, notre orientation a été de nous battre, dans tous les pays, dans ou hors de l’UE, pour une autre Europe basée sur la libre association de peuples souverains contre tous les rapports de domination (nationaux, sociaux…) – ce que signifie pour nous le socialisme.

 

XI. Crise humanitaire

Politiques néolibérales, guerres, chaos climatique, convulsions économiques, décompositions sociales, violences exacerbées, pogromes, effondrement des systèmes de protection sociale, épidémies ravageuses, femmes réduites en esclavage, enfants martyrs, migrations forcées… Le capitalisme triomphant, débridé, accouche d’un monde où les crises humanitaires se multiplient.

La désintégration de l’ordre social touche de plein fouet les États dans des pays comme le Pakistan. Au Mexique, notamment, la décomposition du capitalisme n’a pas conduit à l’émergence d’un nouveau fascisme, mais il a transformé les gangs criminels marginalisés, agissant clandestinement en de véritables groupes de pouvoir, associés à la classe politique dominante, au capital financier international. Ils étendent leurs réseaux au reste de l’Amérique latine et aux États-Unis. En plus du trafic de drogue, ils sont impliqués dans l’enlèvement et la traite des femmes. Ils contrôlent de vastes portions du territoire et ont une base sociale. La soi-disant guerre contre la drogue, les conflits entre les différents gangs criminels et les dommages « collatéraux » ont provoqué plus de morts que la guerre en Irak. Leur existence facilite l’accumulation capitaliste par la dépossession en expulsant des milliers de paysans et les peuples autochtones de leurs terres au profit des sociétés transnationales engagées principalement dans l’extractivisme. Elle justifie la militarisation du pays et la criminalisation de la protestation sociale. Bien qu’elles-mêmes n’affichent pas de profil politique, ces bandes sous-tendent le processus d’accumulation du capital et promeuvent une culture misogyne, sexiste, homophobe et xénophobe. Elles offrent un terrain fertile pour la formation de groupes paramilitaires au service des oligarchies.

Sous la pression de l’extractivisme et du pillage extrême des ressources naturelles, l’accaparement des terres et de l’eau, une des plus grandes crises de migrations et de réfugiés se déroule depuis plusieurs décennies en Afrique sub-saharienne. La plus grande partie des réfugiés et des migrants sont africains, mais, à l’inverse des mythes habituels, la plupart d’entre eux (4,5 millions) restent « localisés » en Afrique. Dans les prochaines années, on estime que 10 à 20 millions d’Africains seront arrachés à leurs lieux de vie, comme résultat du bouleversement climatique induit par le capitalisme. 

Au lieu d’être renforcé face à l’urgence, le droit humanitaire est foulé aux pieds par les États. L’Union européenne ne fait même plus semblant de respecter la loi internationale en ce qui concerne l’accueil des réfugiés. L’accord scélérat négocié avec la Turquie en est l’illustration. Il en va de même du sort fait aux Rohingya en Asie du Sud-Est.

Une violence sans limites s’affiche souvent ouvertement. L’hyper-violence n’est alors plus niée, mais mise en scène, comme le fait l’État islamique. Le féminicide dans des pays tels que l’Argentine ou le Mexique prend des formes extrêmes : corps empalés, brulés ; elles n’ont rien à envier aux violences « traditionnelles » des « crimes d’honneurs » (rebelles à l’ordre patriarcal enterrées vivantes…).

Après George W. Bush et les attentats du 11 septembre 2001, l’humanité même de l’ennemi est niée par un nombre croissant de gouvernements. Au nom du combat du « Bien » contre le « Mal », la « guerre humanitaire » s’est en effet libérée du droit humanitaire et du droit de la guerre : l’ennemi « absolu » n’a plus droit à aucun droit – il pourrit dans des geôles fondamentalistes ou dans le « trou noir » de Guantanamo et des prisons secrètes de la CIA implantées dans divers pays.

À cette barbarie moderne doit répondre un élargissement des champs d’action internationalistes. Gauches militantes et mouvements sociaux doivent en particulier assurer le développement de la solidarité « de peuple à peuple », de « mouvements sociaux à mouvements sociaux », envers les victimes de la crise humanitaire.

Après une période où la notion même d’internationalisme était souvent décriée, la vague altermondialiste, puis la multiplication des « occupations » de places ou de quartiers, lui a redonné ses lettres de noblesse. Il faut maintenant que cet internationalisme revivifié trouve des formes d’action plus permanentes, sur tous les terrains de la contestation. Cela ne se fera pas spontanément, on note en effet un amoindrissement du sens de la solidarité ou de sa mise en œuvre dans de trop nombreux pays.

 

XII. Une guerre de classe mondialisée

Le capitalisme mondialisé mène une guerre de classe mondialisée.

Ses objectifs ne sont pas conjoncturels. Il ne vise pas à imposer un compromis historique qui lui soit plus favorable que celui que les bourgeoisies durent accepter après la Seconde Guerre mondiale – il veut régner sans plus avoir à nouer de compromis avec les classes populaires. Il n’impose a priori aucune limite à son offensive. Il instaure pour cela un nouveau mode de domination.

La brutalité de l’attaque suscite des résistances, parfois massives. En témoigne aujourd’hui avec éclat l’ampleur internationale du 8 mars 2017 et des mobilisations répétées de femmes de l’Argentine à la Pologne, de l’Inde à l’Iran, de la Tunisie à l’État espagnol ou à l’Italie, de la Turquie au Mexique, des États-Unis au Pakistan… Elles subissent en effet de plein fouet les effets combinés du néolibéralisme, de la précarisation sociale, de la montée de courants réactionnaires et contre-révolutionnaires, des situations de guerres, de l’exaspération des violences et des féminicides. Par-delà la multiplicité des situations et des revendications, les femmes en lutte se retrouvent souvent à l’avant-garde des résistances collectives au nouveau désordre mondial.

Dans un rapport de forces qui reste défavorable, les résistances démocratiques et sociales offrent des points d’appui pour reconstruire une capacité d’initiative des mouvements populaires et anticapitalistes (voir la résolution adoptée sur ces questions par le congrès mondial).

Il reste bien des questions « ouvertes » concernant la dynamique propre au capitalisme mondialisé, notamment en matière économique, et ses implications stratégiques. Pour en nommer quelques-unes : Une nouvelle crise financière menace, sans que l’on sache quels en seraient le détonateur et les conséquences. Les innovations technologiques liées à l’informatique vont-elles enfin avoir un effet significatif sur la productivité du travail ? Sommes-nous entrés dans une période de stagnation longue ? Des secteurs significatifs de la bourgeoisie peuvent-ils faire le choix d’un nouveau protectionnisme, alors que les accords de libre-échange s’étendent encore ? Le réchauffement climatique et la crise écologique globale contribuent-ils à imposer des limites absolues au développement capitaliste ? Le travail de réflexion collective doit se poursuivre en ce domaine.

Quoi qu’il en soit, la précarisation de l’emploi et des conditions générales de vie, la déchirure du tissu social, vont se poursuivre dans la majorité des pays. Les oppressions vont s’accentuer, si les solidarités ne s’y opposent pas avec suffisamment de force. Les ravages de la crise écologique vont s’étendre. L’instabilité géopolitique va s’aggraver encore.

L’alternative historique « socialisme ou barbarie » prend aujourd’hui tout son sens – et donne tout son sens au combat internationaliste dans lequel nous sommes engagé·e·s.

 

 

* Cette résolution a été adoptée par le 17e Congrès mondial de la IVe Internationale par 109 mandats pour, 5 contre, 1 abstention.

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