Le 17 octobre 1961, la police française assassine des dizaines d'Algériens pro-indépendance.

Il y a soixante ans aujourd'hui [17 octobre 1961], la police française sous le commandement d'un ancien collaborateur nazi massacrait des manifestants algériens anti-impérialistes. Pendant des décennies, les autorités françaises ont caché les preuves de l'une des pires atrocités de l'Europe d'après-guerre.

Il y a soixante ans aujourd'hui, la police parisienne attaquait brutalement une manifestation pacifique d'Algériens dans la capitale française. Bien que nous n'ayons toujours pas de chiffres exacts, il semble probable que la police ait tué au moins deux cents manifestants.

Le FLN algérien (Front de libération nationale) menait une lutte acharnée pour l'indépendance depuis 1954. Le retrait définitif de la France d'Algérie intervient quelques mois seulement après la manifestation, à laquelle le FLN avait appelé en opposition au couvre-feu imposé aux Algériens vivant à Paris. Le chef de la police de Paris, Maurice Papon, avait ouvertement encouragé une réponse meurtrière de ses officiers.

Les autorités françaises ont largement étouffé le massacre. Lorsque la journaliste Paulette Péju a écrit un petit livre à ce sujet, la police a saisi les copies. L'œuvre de Péju n'a été accessible au public qu'en 2000. En 1991, l'historien Jean-Luc Einaudi a publié un livre sur les tueries intitulé La Bataille de Paris : 17 octobre 1961.

Le FLN a reçu un soutien actif d'une minorité de la population française. Cela comprenait des travailleurs de l'immense usine automobile Renault de Billancourt, près de Paris. Le récit du massacre qui suit provient de Henri et Clara Benoits, deux militants de gauche. Le FLN leur avait demandé d'observer ce jour-là en raison de leur solidarité avec le mouvement algérien. Cet extrait est tiré de leur autobiographie commune L'Algérie au cœur (Paris : Éditions Syllepse, 2014). [Jacobin]

* * * *

La Fédération de France du FLN  organisa cette manifestation en premier lieu pour protester contre l'instauration du couvre-feu décidée par le Préfet, interdisant aux Algériens, «Français musulmans» à l'époque, de sortir entre 20h30 et 5h30. Cette interdiction visait à réprimer et à nuire à l'organisation même du FLN et les déplacements de ses militants.

Face à la guerre qui se poursuivait en Algérie et à l’avortement des  tentatives  de négociation sous la pression des secteurs de l'appareil d'état français partisans de la guerre jusqu'au bout, la Fédération de France du FLN décida d’élargir la lutte en solidarité avec celle menée en Algérie et de démontrer sa représentativité. Cette décision de manifester pacifiquement fut unanime, mais la Fédération n’avait  pas imaginé le degré de cruauté de la répression et son ampleur.

La Fédération de France du FLN appela donc  à une manifestation pacifique contrôlée : pas la moindre épingle, le moindre canif dans les poches.. Le coordinateur Mohammedi Sadok, dont nous étions proches, connaissait l'intensité des affrontements antérieurs, et c'est pourquoi Omar Boudaoud, le «patron» de la fédération de France du FLN préconisa la présence d'observateurs» français, non participants à la manifestation mais témoins.

Tout est relaté dans le témoignage que avons fait pour Einaudi lors du procès que Papon lui a intenté en 1998 . plus de trente ans après les faits. Notre témoignage portait sur le parcours de la manifestation entre Opéra et le cinéma Le Rex au métro Bonne Nouvelle.

Travaillant chez Renault l'un et l'autre, liés d’amitié avec des Algériens syndicalistes comme nous, nous avons été pressentis pour assister en tant que témoins –observateurs à la manifestation que se proposait d’organiser le FLN le 17 octobre1961

Cette manifestation n'était pas autorisée, mais nos amis nous expliquèrent qu'elle avait pour but de dénoncer le couvre-feu auquel seuls les «Français Musulmans Algériens» étaient soumis d'une part, et montrer que la population algérienne immigrée adhérait massivement et librement à la cause de l'indépendance revendiquée par le FLN d'autre part. Cet objectif était contesté par une partie de l'opinion publique prétendant que l'audience du FLN n'était due qu'à la «terreur»qu'il exerçait sur la population algérienne.Pour nous à Renault Billancourt, où était rassemblée probablement la plus grande concentration d'Algériens en France, cette adhésion «libre et massive» était évidente. Encore fallait-il le prouver à la masse des citoyens français

Tout moyen d'expression légale du FLN étant interdit, il ne restait plus que la voie publique pour le faire savoir.C'est dans ces conditions qu'un rendez-vous nous fut fixé à 19 heures place de l’Opéra. Dès la sortie du métro, ceux des passagers dont le faciès pouvait évoquer l'origine étaient conduits dans des bus stationnés face à la sortie du métro.Cette opération se déroulait dans le calme, chaque Algérien n'opposant aucune résistance. Le nombre de cars était limité et le flot d'Algériens surgissant de tous horizons, un regroupement se forma à l'angle du Boulevard des Capucines. Vers 20h, le cortège des manifestants s'ébranla en direction de Richelieu-Brout.: il occupait la chaussée sur une longueur de 2 à 300 mètres dans un calme impressionnant. Nous distinguions même des jeunes filles, habillées dans des couleurs évoquant le drapeau algérien. La nuit était tombée. Nous nous tenions sur le trottoir près de la queue du cortège

Derrière nous, dans le lointain, 200 à 300 mètres peut-être, la chaussée étant libérée,nous entrevoyions une masse noire de cars de Police. Le cortège se poursuivit, passa Richelieu Drouot, et continua sur les Grands Boulevards, puis marqua un temps d'arrêt à la hauteur de la station Bonne Nouvelle, au moins pour nous qui étions placés à la queue du cortège. Nous n'en connaissions pas la cause car la pénombrene nous permettait pas de distinguer la tête du cortège.C'est à ce moment que retentirent de fortes détonations. Il ne nous semble pas qu'elles provenaient de l'arrière mais plutôt de l'avant du cortège. Ce fut soudain la plus grande confusion dans un grand tumulte et des cris, une partie des manifestants refluant vers l'arrière et les bouches de métro. Chacun s'égaillait comme il pouvait vers les portes cochères, les rues adjacentes...

Près de nous, un homme s'affala sur le trottoir, le visage couvert de sang. Il ne pouvait être question de l'abandonner et aidés de deux de ses compatriotes nous réussîmes à nous réfugier dans le métro. Le premier train pris, 1 ou 2 stations plus loin, on ressortit. On rencontra alors un ami de Billancourt sollicité pour les mêmes motifs que nous mais placé côté Place de la République. Il a accompagné un cortège se déroulant dans un sens opposé au nôtre. «Cela va mal», nous dit-il, la police ou les CRS, nul ne le sait, a tiré. Il a vu des corps étendus. Il s’agit de Georges Lepage habitant Ivry sur Seine. Nous nous engouffrons dans sa voiture garée près de là et nous «tournons» dans le quartier. 

En remontant par le Boulevard Haussmann et en obliquant vers l'Opéra, nous découvrons l'arrière du Théâtre où existe un commissariat. Un car de police décharge sa cargaison de manifestants. Une vingtaine de mètres les séparent de l'entrée du commissariat. Tout le long de ce parcours, antre deux haies de policiers, les «manifestants» défilent en essayant de se protéger la tête de leurs mains.

Des coups de marque leur sont méthodiquement et violemment assénés par ces«policiers». Ces derniers ne répondent pas à une menace quelconque ou à la moindre agression.Ils frappent de façon systématique, sans la moindre gêne, se sentant peut être protégés par leur hiérarchie, ou bien ont-ils des ordres? Nous n'en savons rien, mais cela nous apparaît, de toutes façons, inacceptable.Retournant vers notre domicile, rue Olivier de Serres à l'époque, nous remarquons de nombreux cars stationnés aux abords du Palais des Sports, boulevard Lefebvre. Il est largement passé minuit, le silence règne. Nous pensons que c'est un lieu de rassemblement ds personnes appréhendées. Nous ne pouvons soupçonner la vérité.Nous n’apprendrons que plus tard les abominations qui s'y sont déroulées.Nous attendons encore aujourd'hui une manifestation de «repentance» del'incitateur ou de l'ordonnateur de ces atrocités.. Papon ?

Quelques informations sont parues le lendemain dans la presse, Franc-Tireur,France-soir, dénaturées bien sûr, et minimisant le nombre des victimes. A Billancourt, des Algériens, environ une centaine n'étaient pas présents à l'usine le lendemain. Mais nous n'avons pas eu connaissance de militants connus victimes d'exactions policières. Le FLN avait décidé, sans doute de ne pas exposer ses cadres sinon pour la préparation de la manifestation.

La semaine suivante, dans l'Express, anonymement, Omar Oulhadj, responsable del'AGTA, fera des révélations sur les atrocités commises le 17 octobre 1961. Mais les Français, les militants n’ont pas imaginé l'ampleur de la répression. Nous mêmes, bien que témoins de brutalités -des matraquages violents place de l'Opéra d'Algériens sortant des fourgons de police mains sur la tête, on n'imaginait pas l'étendue du massacre.

Dans les jours qui suivirent, un numéro de «Témoignages et Documents» relata les faits. L’intervention courageuse de Claude Bourdet, co-directeur de France Observateur et conseiller PSU au Conseil municipal de Paris est connue. Le lendemain un appel à manifester à Billancourt devant la mairie n’a hélas pas trouvé l’audience  souhaitable. Je participai à la manifestation organisée par le PSU le 1er novembre  au lieu tenu secret de la Place de Clichy à Paris : quelques centaines de personnes en ce lieu non annoncé publiquement.

En octobre 1991 à la Sorbonne, Omar Boudaoud, qui résidait à l'époque àBruxelles, a relaté qu'il avait été déçu par 1e comportement du Parti communiste français. Aussitôt après le 17 octobre 1961 le PCF a repris contact avec le FLN. Il avait envoyé une délégation à Bruxelles dans le but d’organiser une manifestation commune en particulier des femmes françaises et algériennes. En effet, dès le 18 octobre 1961, des femmes algériennes avaient en effet entamé des démarches pour retrouver leur mari disparu. Sur ce constat 1e PCF avait cru bon de formuler cette proposition rejetée par la Fédération de France du FLN, celle-ci refusant de le dédouaner pour son comportement passé.

Pendant toute la guerre d’Algérie, et y compris après le 17 octobre 1961, la CGT a eu une attitude plus ouverte que le PCF. Elle devait tenir compte du poids des Algériens militants du FLN présents dans le syndicat, et aussi de la FSM, la Fédération syndicale mondiale où les secteurs issus de la décolonisation avaient une certaine importance. Les communiqués et l'activité de 1a CGT étaient beaucoup moins centrés sur la question de l'intérêt national que ceux du PCF.

Trente ans plus tard, à la demande de la direction de la fédération des métaux CGT sur la recherche de témoins, c’est un algérien au bureau du syndicat Renault qui signala la présence de Clara et moi ce jour là du 17 octobre 1961. Notre témoignage fut retranscrit en 1991 dans le journal de la fédé des métaux à destination de l'immigration.

Pendant ce temps  l’OAS, Organisation de l’Armée Secrète, constituée en février1961 et le putsch des généraux en avril 1961 menait une guerre totale. Il leur faut rendre l'Algérie exsangue et invivable à l'indépendance. Leur but est de détruire et e de terroriser l’opinion en train de fléchir. L'OAS s’attaque au Général de Gaulle au Petit Clamart, ainsi que aussi de nombreux attentats contre des personnalités. C'est un chantage permanent.Il est important de noter qu’à ce moment là, le Parti communiste s’est interrogé sur les risques d’une fascisation de la France. Des contacts été pris avec le FLN pour essayer de se coordonner contre la menace fasciste représentée par 1’OAS.

En France, "Paix en Algérie" se transforma peu à peu en lutte contre le terrorisme de l’OAS", avec un semblant d’unité nationale. Ainsi, un débrayage important suite à un attentat de l’OAS à Billancourt  regroupa aux côtés des ouvriers participant majoritairement au mouvement une fraction non négligeable d’employés, techniciens et cadres. A la gauche traditionnelle s’agrégeaient des gaullistes et tous ceux qui étaient hostiles au terrorisme de l’OAS car les attentats interpellaient l’ensemble de l’opinion publique

C’est dans ce contexte qu’intervint La manifestation de Charonne du 6 février 1962 alors que la violence était inhérente à la répression et qu’une partie de la police était fascisante. Jean-Luc Einaudi  décrit précisément la période,le langage tenu et rapporté dans les débats du Syndicat  Général de la Police et du personnel en tenue et les commissariats de police.

Aux faux bruits répandus le 17 octobre 1961, telles les dizaines de policiers tués par des Algériens., aucun démenti n’avait été formulé par le préfet Papon, bien au contraire. La sauvagerie raciste devenait incontrôlable.

La manifestation du 8 février 192à l’appel du PCF et d’autres organisations et syndicats contre les exactions de l’OAS fut interdite. Elle se termina par un massacre au métro Charonne ; de nombreux blessés et neuf mots dont huit communistes. Leur enterrement rassembla une foule innombrable dans les rues de Paris et donna lieu à d’importants débrayages dans les entreprises. Ce fut notamment le cas chez Renault où nos appels à la grève dès le lendemain furent largement entendus.

Cet extrait avec l'introduction a été publié par Jacobin (en anglais) et Jacobin America Latina (en espagnol).

 

 

Same author