L’expérience chinoise et la théorie de la révolution permanente

La révolution chinoise est l’un des événements majeurs du XXe siècle. Prise dans son ensemble, elle couvre toute la période qui va des lendemains de la révolution russe jusqu’à la fin des années 1960, quand la République populaire sombre dans les conflits de la mal nommée « Révolution culturelle ». Rares sont les processus révolutionnaires qui constituent ainsi des traits d’union entre des périodes si distantes1.

L’histoire des révolutions et contre-révolutions se joue alors pour une large part en Extrême-Orient, au-delà de la sphère occidentale. La Chine s’impose comme un cas d’école pour valider, invalider ou complexifier la théorie de la révolution permanente et son champ géographique d’extension.

Ce cas d’école vaut évidemment pour toutes les théories de la révolution, mais je m’en tiens ici à celle qu’a élaborée Léon Trotski, puisque le texte de référence de ce dossier est un extrait de l’Introduction à l’ouvrage la Révolution permanente2. Disons d’emblée que ladite théorie se voit validée dans ses « trois aspects ».

Trois caractéristiques de la révolution chinoise

1. La deuxième révolution chinoise (1925-1927) avait pour objectifs premiers l’indépendance nationale et la réunification du pays, auxquelles s’ajoute la réforme agraire (toutes tâches majeures relevant de l’étape dite démocratique). Elle a pris la forme d’une vaste offensive militaire initiée, avec l’aide de Moscou, par la figure progressiste de Sun Yatsen et appuyée sur des soulèvements de masse urbains comme ruraux (la Marche vers le Nord). Dès 1926, la bourgeoisie chinoise a jugé qu’il valait mieux trahir ces objectifs que de risquer une révolution populaire, qui a été noyée dans le sang en 1927 par le général Chiang Kai-shek – notons en passant que ce dernier n’est pas le représentant des intérêts collectifs des classes dominantes chinoises : ayant pris le contrôle du Guomindang (le Parti national), après la mort de Sun Yatsen (mars 1925), il vise à imposer la dictature de son clan sur le pays.

Le Parti communiste chinois est alors devenu la principale organisation à poursuivre le combat national et social jusqu’à la victoire de 1949. À la suite de la fondation de la République populaire de Chine, les étapes dites démocratique et socialiste (en fait l’entrée dans une période de transition en rupture avec le capitalisme) n’ont pas été séparées par une longue période d’évolution sociale (capitaliste) censée devoir durer des dizaines d’années à en croire les théoriciens avec lesquels polémique Trotski.

2. La description que fait Trotski du deuxième aspect de la théorie de la révolution semble écrite pour la Chine : « Pendant une période dont la durée est indéterminée, tous les rapports sociaux se transforment au cours d’une lutte intérieure continuelle. La société ne fait que changer sans cesse de peau. Chaque phase de reconstruction découle directement de la précédente. Les événements qui se déroulent gardent par nécessité un caractère politique, parce qu’ils prennent la forme de chocs entre les différents groupements de la société en transformation. Les explosions de la guerre civile et des guerres extérieures alternent avec les périodes de réformes “pacifiques”. Les bouleversements dans l’économie, la technique, la science, la famille, les mœurs et les coutumes forment, en s’accomplissant, des combinaisons et des rapports réciproques tellement complexes que la société ne peut pas arriver à un état d’équilibre. En cela se révèle le caractère permanent de la révolution socialiste elle-même. »

3. Troisième aspect : « La révolution prolétarienne ne peut être maintenue dans les cadres nationaux que sous forme de régime provisoire, même si celui-ci dure assez longtemps, comme le démontre l’exemple de l’Union soviétique. Dans le cas où existe une dictature prolétarienne isolée, les contradictions intérieures et extérieures augmentent inévitablement, en même temps que les succès. Si l’État prolétarien continuait à rester isolé, il succomberait à la fin, victime de ces contradictions. Son salut réside uniquement dans la victoire du prolétariat des pays avancés. » Cette question constitue bien un élément majeur de l’équation stratégique à laquelle la République populaire a été confrontée.

Notons cependant que le texte de Trotski, qui souligne les limites de la révolution russe, est écrit avant la victoire de la révolution chinoise et avant l’immense vague révolutionnaire internationale qui succède à la Seconde Guerre mondiale. Il faut aujourd’hui souligner aussi l’énorme apport des révolutions du « tiers monde » pour maintenir « ouvertes » des perspectives anticapitalistes, y compris dans les pays développés, et ce jusque dans les années 1980 (décennie durant laquelle ma génération militante a été décisivement battue sur le plan international). Que serait le monde si les révolutions russe, chinoise, cubaine, vietnamienne… n’avaient pas eu lieu ? Sans, donc, le Mai 68 français ou son pendant italien ? Sans la renaissance marxiste mondiale qu’elles ont favorisée ?

La révolution permanente dont parle ici Trotski est clairement un processus, la « démocratie » était comme « le prologue immédiat de la révolution socialiste, à laquelle la rattachait un lien indissoluble. De cette manière, on rendait permanent le développement révolutionnaire qui allait de la révolution démocratique jusqu’à la transformation socialiste de la société. ».

De l’épure à la complexité de l’histoire réelle

Ce qui est écrit ci-dessus est « vrai », la conception de la révolution permanente est validée par l’expérience chinoise, mais l’histoire réelle pose bien d’autres problèmes. Une théorie n’est que l’un des nombreux facteurs qui permettent de définir une stratégie concrète (qui dépend aussi de la période, des rapports de forces, de l’articulation des forces sociales, des formes de lutte héritées des périodes précédentes…). Elle est encore plus muette en matière de tactique.

Au début des années 1920, le Guomindang est désorganisé. Sun Yat-sen demande à Moscou (qui répond favorablement) de l’aider à renforcer son organisation, de lui fournir soutien financier, instruction et aide militaire. L'Académie militaire de Whampoa (Huangpu) est créée en 1924. Parmi ses cadres se trouvent Zhou Enlai, dirigeant communiste, et Chiang Kai-shek, qui sera trois ans plus tard le bourreau de Shanghai. Des envoyés de l’Internationale communiste (IC) se rendent sur place et leurs conseils seront des ordres pour le PCC. À sa création, en 1921, le jeune Parti communiste chinois ne comptait que 57 adhérentEs. Il a comme figures de proue Li Dazaho et Chen Duxiu. Certains envoyés sont proches de Staline, d’autres s’y opposeront quand la « question chinoise » divisera la direction russe. Le hollandais Henk Sneevliet (Maring), futur opposant, propose, contre l’avis de Chen Duxiu et les réticences des membres du PCC, que le parti (420 membres en 1923) entre dans le Guomindang (50 000 membres) – il s’inspire d’une expérience précédente en Indonésie (réussie) et reçoit le soutien d’Adolf Joffé (un ami de Trotski). Bien que controversée, cette tactique du « front uni de l’intérieur » ou « bloc du dedans » favorise dans un premier temps le développement rapide du parti, mais la situation évolue brutalement.

Après la mort de Sun Yatsen, le général Chiang Kai-shek annonce en 1926 une série de mesures anticommunistes. Il est clair que le PCC doit reprendre immédiatement son indépendance. Chen Duxiu alerte la direction de l’IC pour l’exiger, il reçoit le soutien de Trotski qui est placé en minorité. Le sort du PCC dépend de la logique interne des luttes de fractions à Moscou. Les staliniens se renforcent dans l’appareil. La sortie est refusée. En 1927, c’est le désastre annoncé : massacre du mouvement ouvrier à Shanghai (avril), à Changsha (mai), répression à Wuhan dans le centre du pays (juin), écrasement de la Commune de Canton (décembre). Le mouvement communiste est partout pourchassé, les réseaux urbains démantelés. Le peuple chinois est le premier à payer un prix aussi sanglant pour la stalinisation de l’État soviétique et de l’IC. Autre leçon de choses.

Cette défaite n’avait rien d’inévitable. Il n’est pas évident que la révolution ait pu l’emporter dans toute la Chine – on peut même en douter. Cependant, avec une autre politique, il aurait été possible de créer d’importantes bases dans le sud du pays, incluant des centres urbains. Cette situation de double pouvoir territorial aurait pu se maintenir jusqu’à l’invasion japonaise de 1937, ce qui aurait changé beaucoup de choses.

Comment ce processus s’est-il incarné en Chine après la défaite de 1927 ?

La guerre révolutionnaire prolongée

La survie du mouvement communiste est en jeu – et pour survivre, il faut des forces armées. Elles existent : des divisions de l’Armée nationale dirigées par des cadres du PCC, des guérillas issues de soulèvements paysans… Elles forment l’Armée rouge et se regroupent pour une grande part dans des massifs montagneux du sud de la Chine. Malgré la défaite, elles comptent quelques centaines de milliers de soldats. En 1935, elles doivent fuir leurs bastions méridionaux pour se replier dans les confins nord du pays, à Yanan. La Longue Marche est une longue retraite durant laquelle une nouvelle direction prend la tête du PCC, autour de Mao Zedong. Elle comprend des dirigeants politico-militaires de poids, ainsi que des cadres historiques du travail urbain ou rural. Les représentants de la fraction stalinienne (dont Wang Ming) sont marginalisés, sans être éliminés.

Ces années sont celles d’un conflit de classe direct entre l’Armée rouge et les forces de Chiang Kai-shek. La situation change avec l’invasion japonaise de 1937. La Chine est une semi-colonie balkanisée par des impérialismes concurrents et des Seigneurs de la guerre. Elle est en passe de devenir une colonie directe du Japon. Les deux protagonistes de la guerre civile, le Guomindang de Chiang Kai-shek et l’Armée rouge maoïste ne peuvent ignorer les appels pressants de la population à faire front ensemble face à l’envahisseur. La question du front uni se pose à nouveau, bien que dans un contexte radicalement différent des années 1920.

Dorénavant, la lutte de classe va se poursuivre dans le cadre du Front uni antijaponais, avec deux façons différentes de faire la guerre. Chiang Kai-shek ralentit l’offensive japonaise, mais recule progressivement vers le sud : sa priorité est de préserver ses forces militaires pour pouvoir passer à l’offensive contre le PCC dès que Tokyo aura été battu par Washington sur le théâtre d’opérations du Pacifique. Le PCC, en revanche, décide d’abandonner Yanan, la capitale rouge, pour concentrer des forces dans les arrières nippons, au nord (tout en maintenant d’importants foyers de guérilla ailleurs). Il gagne ainsi un immense prestige politique (il va au contact, au lieu de reculer) et peut s’implanter socialement sans risquer d’être attaqué par le Guomindang. Il établit des zones libérées fortes de 100 millions d’habitantEs.

La théorie de la guerre révolutionnaire prolongée (la guerre du peuple) constitue un apport très important à la théorie militaire révolutionnaire, combinant savoir-faire militaire (articulant opérations de guérilla et mouvements de divisions), règles de conduite dans les rapports à la population, réalisation de réformes agraires, mobilisation des femmes, alphabétisation, systèmes de santé…

La République populaire de Chine

Dès que la République populaire est proclamée, le 1er octobre 1949, deux lois emblématiques sont adoptées, sur la réforme agraire et la réforme du mariage. Ces deux lois bénéficient aux femmes du peuple (les paysannes sont partie prenante de la réforme agraire, et pas seulement les hommes).

Le PCC se trouve dorénavant au cœur du pouvoir. Ce parti a été immergé dans le monde rural pendant plus de 20 ans, il « aurait dû » devenir un « parti paysan », incapable, selon Trotski, d’offrir une direction à la révolution démocratique. Dès la victoire, il se recentre pourtant dans les villes. Il avait perdu son implantation ouvrière, il se l’attache.

Le statut de la classe ouvrière en dit beaucoup sur les spécificités du processus de révolution et de contre-révolution en République populaire. Elle est à la fois politiquement subordonnée et socialement privilégiée. Les travailleurs/ses sont assignéEs à des unités de production et sous la surveillance du parti. Cependant, elles et ils bénéficient d’avantages indéniables : garantie de l’emploi à vie, rythmes de travail acceptables, logement de fonction, accès aux services de santé et à l’éducation pour les enfants (qui seront embauchés leur tour venu)…

Quand le pouvoir postmaoïste tentera d’imposer des normes intensives de production, les résistances sociales seront telles que le régime décidera finalement de retirer en bloc le gros de la classe ouvrière de la production (tout en continuant à la payer) pour la remplacer par un nouveau salariat issu de l’exode rural illégal (on ne pouvait librement changer de lieu d’habitation en Chine), formé de migrantEs intérieurEs, des sans-papierEs, en large majorité des femmes. Un salariat qui convient à l’accumulation primitive du capital.

Au lendemain de la conquête du pouvoir, la Chine s’était engagée dans une société de transition complexe dont l’avenir n’avait rien de garanti. Le Parti communiste bénéficiait de profondes racines dans la société et d’un prestige indéniable. Les anciennes classes dominantes, urbaines et rurales, étaient désintégrées et le PCC s’est assuré du monopole du pouvoir. Le Parti-État est alors devenu le cadre au sein duquel une nouvelle bureaucratie s’est érigée en couche dominante de la société. Ce type de bureaucratie est le produit d’un processus historique. Au cours de ce processus, de crise en crise, le maoïsme a rompu avec ses bases sociales : étudiants et intelligentsia (Cent Fleurs), paysannerie (Grand Bond en avant) et finalement avec le prolétariat. Parallèlement, la crise de direction s’est approfondie jusqu’au moment où l’équipe forgée par Mao a volé en éclat, dans de sanglants tourments. Toutes les tensions et contradictions sociales accumulées au fil des années ont ainsi explosé à l’occasion de la Révolution culturelle.

Avant sa crise d’agonie, la révolution chinoise a cependant assuré l’indépendance et l’unité du pays, son industrialisation et le développement de sa propre technologie (il était par exemple en pointe sur la fabrication de semi-conducteurs avant que le règne obscurantiste de la Bande des Quatre ne porte un coup d’arrêt à l’éducation et la recherche). La contre-révolution bureaucratique qui s’achève au cours de la révolution culturelle a créé les préconditions d’une contre-révolution bourgeoise, donnant naissance à une nouvelle bourgeoisie. Cette dernière va pouvoir partir à la conquête du monde, car la Chine n’est déjà plus un pays soumis à la domination impérialiste.

 

PS :

Cet article ne rend justice ni à la richesse de l’expérience de la révolution chinoise ni à son originalité. Une formule passe-partout telle que « réforme agraire », par exemple, recouvre des réalités bien différentes suivant les pays et régions. Les structures rurales sont en Chine différentes d’en Europe et elles ne sont pas identiques en Chine du Sud et en Chine du Nord. Ni la théorie générale de la révolution permanente ni l’orientation générale du PCC ne peuvent en rendre compte. On n’a jamais fini d’apprendre d’une révolution pour peu que l’on s’attache à sa complexité.

 

Publié par la revue L’Anticapitaliste n°126 (mai 2021)

 

Pour en savoir plus :

La Chine du XXe siècle en révolutions – I – 1911-1949 ou de la chute des Qing à la victoire maoïste, http://www.eur…

Et La Chine du XXe siècle en révolutions – II – 1949-1969 : crises et transformations sociales en République populaire, http://www.eur…

  • 1C’est le cas aussi, et davantage, pour le Vietnam, des années 1920 à la fin des années 1970.
  • 2Disponible sur ESSF (article 58020). Léon Trotsky [1928-1931], La Révolution permanente, Paris : Éditions Gallimard, 1963.

Pierre Rousset