Dimanche 17 décembre 2023, pour la deuxième fois en un peu plus d’un an, les Chilien·nes devaient voter par référendum « pour » ou « contre » un projet de nouvelle Constitution, qui mettrait fin à celle promulguée en 1980 sous la dictature d’Augusto Pinochet (et réformée à plusieurs reprises depuis 1989). Contrairement au précédent référendum, ce sont la droite et l’extrême droite qui ont cette fois subi une défaite politique.
La nouvelle élection nationale du 17 décembre 2023 a lieu quatre ans après la grande révolte sociale de 2019, qui a ébranlé l’hégémonie néolibérale établie dans le pays andin depuis 5 décennies, et deux ans après l’élection de Gabriel Boric, le jeune président de la gauche progressiste (soutenu par une coalition entre le Parti communiste et le Frente Amplio, en alliance avec une partie de l’ancienne Concertación, la coalition sociale-libérale qui a gouverné la transition post-dictature).
Le premier plébiscite constitutionnel (septembre 2022) visait à « approuver » ou « rejeter » la proposition de constitution rédigée par une Convention composée principalement de représentant·es plutôt positionnés à gauche, anti-néolibéraux et marquée par la participation des peuples indigènes, des mouvements sociaux, de militantes féministes. Ce projet reprenait des décennies de luttes sociales et aspirait à un Chili démocratique, fondé sur des droits sociaux étendus, qui pourrait enterrer l’héritage de la dictature.
Au contraire, ce dernier référendum porte sur un texte constitutionnel qui a été rédigé par un Conseil constitutionnel à majorité d’extrême droite, dirigé par le Parti républicain, qui visait à approfondir le régime politique néolibéral de la constitution de 1980 et restreignait encore davantage les droits sociaux et avancées conquises depuis 19901 .
Un vote de classe
Une fois de plus, plus de 15 millions de Chiliens et Chiliennes ont été appelés à voter : 55,8% se sont opposés au nouveau texte constitutionnel, bien que 15% des électeurs·rices ne se soient pas rendus aux urnes, malgré le système de vote obligatoire avec inscription automatique (à nouveau en vigueur depuis 2022).
Une fois de plus, un vote de classe s’est exprimé dans la capitale, comme dans le reste du pays : alors que les trois municipalités les plus riches du pays ont voté « pour », les municipalités populaires du sud et de l’ouest de la capitale ont voté à plus de 60 %, voire 70 %, « contre ». Seules deux régions du pays andin ont voté majoritairement en faveur du dernier projet de constitution rédigé par les droites.
Pourtant, le grand capital et ses médias ont investi plus de 130 millions de pesos dans la campagne pour défendre le nouveau texte et une constitution qui empêcherait définitivement toute législation en faveur de l’avortement, qui sauvegarderait le système de retraite par capitalisation, qui consoliderait la marchandisation de l’eau, de l’éducation et de la santé, et qui consacrerait l’interdiction de la négociation collective par branche, tout en protégeant l’un des droits de grève les plus réactionnaires d’Amérique latine.
Une défaite pour le parti d’extrême droite d’Antonio Kast
En septembre 2022, plus de 62% de la population avait déjà rejeté une proposition constitutionnelle, mais il s’agissait alors d’un projet constitutionnel clairement progressiste, paritaire et féministe, qui proclamait un État « plurinational » et reconnaissait de nouveaux droits aux peuples indigènes. Pour de nombreux électeurs.trices, il s’agissait de dépasser – au moins en partie – l’État néolibéral et le modèle de développement extractiviste et écocide hérité de Pinochet et de ses « Chicago Boys » ; mais cette proposition n’avait pas convaincu largement, dans un contexte post-pandémique, d’incertitude politique et de crise économique2 .
En décembre dernier, le rejet s’est à nouveau exprimé, confirmant la dimension « dégagiste » en cours dans le champ politique-électoral ; il s’agit aussi de l’expression d’une population qui tient à dire par tous les moyens son ras-le-bol et sa colère, sa fatigue aussi depuis quatre années de convulsions sans perspectives claires, et quelles que soient finalement les orientations affichées par les un.es ou les autres.
Cette fois le rejet massif s’exprime face à un texte rédigé par l’extrême droite et la droite traditionnelle, dans le cadre d’un processus beaucoup plus « contrôlé » par les partis traditionnels et le Parlement, avec des « comités techniques de recevabilité » et des commissions d' »experts ». Les 50 membres (élu.es en mai 2023) du Conseil constitutionnel ont été conduits par une majorité relative rattachée au Parti républicain de José Antonio Kast, une nouvelle extrême droite qui a émergé fortement ces 3 dernières années, qui s’est imposée comme une force de « retour à l’ordre » face à la rébellion collective d’octobre 2019, face au puissant mouvement féministe et à ses revendications, face au gouvernement Boric et à son » progressisme tardif « , avec un discours ouvertement raciste, anti-immigré.es, patriarcal, ultra-conservateur et chrétien fondamentaliste.
En alliance avec la droite, le Parti républicain a cru pouvoir rédiger une Constitution à son image, celle des « vrais Chiliens » selon les mots de la présidente du Conseil, la très réactionnaire et intégriste luthérienne Beatriz Hevia. Avec le résultat du dernier référendum, le Parti républicain vient de subir sa première défaite claire. D’autant plus que Kast était déjà perçu comme le candidat à la présidence ayant de réelles chances de l’emporter à la fin de l’année 2025. Les couteaux sont également de sortie entre la coalition de droite conservatrice-néolibérale (Chile Vamos), autour de figures comme Evelyn Matthei, et le clan républicain, chacun cherchant à se dédouaner de sa responsabilité dans la débâcle.
Des dissensions apparaissent également au sein de l’extrême droite, certains leaders ou éditocrates comme Axel Kaiser cherchant à créer un « Parti libertaire », encore plus radical que Kast et copié sur le modèle de Javier Milei en Argentine3 . Ces différenciations et tensions au sein du camp de la droite sont appelées à prendre de l’importance au cours des prochains mois, créant ainsi une fenêtre d’opportunité politique (ténue mais réelle) pour la gauche sociale et politique.
Un gouvernement Boric sans initiative, un progressisme sans réformes
Le soir du résultat, le président Boric a de nouveau parlé de « consensus national », tout en confirmant que la tentative de processus constituant était arrivée à son terme après ces deux échecs, reconnaissant que les « urgences sociales » étaient résolument ailleurs. Le jeune président (37 ans), au lieu de profiter de cette déroute des droites dans les urnes, a répété un discours d’autoflagellation critiquant le supposé « radicalisme » de la première proposition constitutionnelle de 2021-2022, et rejetant toute « polarisation » du pays :
« Il est temps de reconnaître le résultat obtenu par ceux qui ont défendu l’option « contre », mais sans oublier qu’une partie importante de ceux qui se sont rendus aux urnes ont voté pour l’option « pour ». Nous ne pouvons pas commettre la même erreur que lors des plébiscites précédents. Le pays est fait par nous tous et toutes, et ceux qui triomphent lors d’une élection ne peuvent pas ignorer ceux qui ont été battus. Notre pays continuera avec la Constitution actuelle parce qu’après deux propositions constitutionnelles soumises à un plébiscite, aucune n’a réussi à représenter et à unir le Chili dans sa belle diversité. Le pays s’est polarisé et divisé, et malgré ce résultat retentissant, le processus constitutionnel n’a pas réussi à canaliser les espoirs de rédaction d’une nouvelle Constitution pour tous ».
De manière générale, plusieurs responsables gouvernementaux reconnaissent que ce résultat apporte un peu d’air frais à un exécutif caractérisé, depuis ses débuts, par une faible capacité de changement et des réformes timides et contradictoires (avancées sur la gratuité des soins, la réduction du temps de travail et l’augmentation du salaire minimum)4 .
Ce qui marque surtout chez Boric, c’est son manque de volonté, même minimale, d’affronter les secteurs dominants et patronaux et d’essayer de mobiliser les secteurs populaires « par en bas », alors qu’en dehors du PC, il n’a pas de liens réels avec la classe ouvrière et les secteurs subalternes. Minoritaire au Parlement, enfermé dans une logique parlementaire et de gestion de l’appareil d’État, n’ayant pas réussi à imposer sa réforme fiscale, Gabriel Boric est de plus en plus dépendant du Parti socialiste et de ses alliés de « l’extrême-centre » (piliers du néolibéralisme depuis 1990), entrés en force à La Moneda (le palais présidentiel) et incarnés par la ministre de l’Intérieur, Carolina Tohá.
Embourbé dans une affaire de corruption (Caso Convenios) qui touche des proches du président, confronté à un bombardement systématique et terriblement efficace des monopoles médiatiques capitalistes qui ont focalisé les débats publics sur le narcotrafic, l’insécurité et le rejet des migrant.es, le gouvernement subit l’agenda politique dicté par les droites, plutôt qu’il ne l’impulse.
Dans cette lignée, et malgré la protestation de nombreux militant.es de gauche qui le soutiennent ou la critique de dirigeants comme le maire communiste de Recoleta Daniel Jadue, le gouvernement a continué à militariser le territoire mapuche connu sous le nom de Wallmapu, à défendre les carabiniers et la large impunité des responsables de la répression d’octobre 2019 ou encore il a proposé des lois qui criminalisent les luttes pour le droit au logement. La présence de quelques personnalités de gauche comme la ministre et porte-parole de l’exécutif Camila Vallejo (toujours populaire selon les sondages), ne change rien à cette orientation générale, qui génère également une grande démobilisation ou désillusion dans la base du Frente Amplio et du PC.
Un nouveau cycle politique ?
Les élections de dimanche marquent indéniablement la fin d’un moment politico-électoral, mais peut-être plus largement d’un cycle politique. Comme suggéré plus haut, des éléments paradoxaux de continuité peuvent être discernés au cœur de ces deux référendums, et même dans le sillage de la rébellion d’octobre 2019[5] : clairement, la crise d’hégémonie, le rejet de la « caste » politique et l’insatisfaction massive face à l’absence de solutions aux principales demandes populaires sont toujours d’actualité, sous des formes et avec des orientations stratégiques différentes, et y compris sous des formes contradictoires.
Au-delà de l’impact profond et indéniable des médias dominants et des réseaux sociaux sur les résultats électoraux des deux plébiscites, on constate que le vote « contre quelque chose » l’emporte sur le vote « pour quelque chose ». Cela reflète une situation d’impasse politique nationale, dans laquelle aucun des acteurs en conflit ne parvient à imposer son programme, ou encore à convaincre une majorité de la population que ses propositions pour sortir de la crise sont les bonnes. Ni l’irruption massive du peuple en octobre 2019, ni la majorité anti-néolibérale de la Convention de 2021, ni le progressisme au gouvernement depuis 2022, ni la majorité pinochetiste au sein du Conseil constitutionnel de 2023 : aucune de ces expressions n’a représenté une porte de sortie crédible à l’échelle du pays.
Dans cette situation d’impasse qui pourrait s’avérer catastrophique, la principale menace à court terme pour les classes populaires et la (fragile et partielle) démocratisation du Chili est la consolidation de l’émergence d’une force politique d’extrême droite réactionnaire qui parviendrait à capitaliser sur les défaites de tous les acteurs mentionnés ci-dessus et le mécontentement généralisé. Il va sans dire que le triomphe de Javier Milei en Argentine renforce cette possibilité, au moins pour l’instant. Mais dans un scénario de polarisation politique, alors que le gouvernement de centre-gauche n’a pas été en mesure de réaliser son programme, il n’est pas déraisonnable d’imaginer un prochain gouvernement de droite/extrême droite, ce qui explique pourquoi les principales figures présidentielles dans les sondages sont aujourd’hui Kast et Matthei.
Perspectives pour les mouvements sociaux
Face à cet horizon infâme, les gauches alternatives et les mouvements sociaux, féministes et populaires ont l’obligation de tirer des leçons stratégiques des quatre dernières années.
D’une part, la modération programmatique incarnée par le parti au pouvoir, et particulièrement l’expérience du Front Large, a eu pour effet, à la fois, de décevoir sa base électorale et d’emprunter les voies de la mobilisation collective pour contrer le blocage parlementaire et médiatique de l’opposition. Lorsque face à une opposition obstinée, le gouvernement Boric préfère reculer, abandonner ses prétentions de changement et finit par approuver « avec succès » des projets vidés de leur intention initiale, un message clair est envoyé : en temps de crise, la capitulation programmatique parait inéluctable. Il n’y aurait ainsi pas de place et de forces pour soutenir un programme de transformation, s’appuyant sur des appels à la mobilisation et l’affrontement politique avec les droites. Vu sous cet angle, le gouvernement a renoncé précisément au peu qu’il peut faire en temps de crise et de blocage parlementaire : utiliser sa fraction de pouvoir institutionnel – certes limité – pour forcer une confrontation ouverte sur le programme et clarifier les positions de chaque acteur en conflit. Au contraire, Boric a préféré rééditer la « politique des accords » élitiste, par en haut et sans le peuple, qui a caractérisé le centre-gauche social-libéral de la transition (1990-2010)5 .
D’autre part, les gauches et les mouvements sociaux feraient bien de profiter de ce moment post-plébiscite pour faire une autocritique profonde de la dispersion organisationnelle qu’impliquent les luttes sectorielles actuelles, chacune dans sa propre sphère d’influence ou territoire, sans la construction d’un espace commun de dispute pour le pouvoir autour d’un programme transversal et indépendant de classe. Une exception notable a été le cas du féminisme développé autour de la Grève générale féministe promue par la Coordinadora Feminista 8M, qui a cherché à faire des féminismes une vision globale capable d’affronter programmatiquement et organisationnellement l’ensemble des problèmes nationaux du temps présent.
En termes classiques, ce nouveau cycle confrontera les gauches et les mouvements sociaux au problème de la construction d’une force politique à la fois radicale et unitaire, capable de frapper dans une direction commune avec comme perspective d’élargir les brèches ouvertes par la rébellion d’octobre 2019. Cela exige, en premier lieu, d’identifier les raisons pour lesquelles celle-ci n’a pas réussi à imposer, par ses propres moyens, les termes de la sortie de crise, et pourquoi elle a dû être transmutée en un processus constituant convenu et conçu par et à partir du Congrès.
Plutôt que de blâmer les « traîtres » en place qui auraient perverti la puissance de la révolte sociale, cette clôture du cycle nous oblige à réfléchir à nos propres carences : une dispersion des revendications sociales sans référence au fil rouge stratégique des causes structurelles de la crise du capitalisme néolibéral chilien/mondial, un archipel d’organisations sans activité commune autre que la mobilisation de rue, une déconnexion entre les noyaux militants et la masse mobilisée, et la persistance de modes d’organisation artisanaux qui n’ont pas su tirer parti de l’irruption massive et populaire de la révolte par la création de nouveaux référents politiques alternatifs avec une présence nationale.
Si la principale menace qui pèse aujourd’hui sur le camp populaire est bien la montée de l’extrême droite, il s’agit d’identifier toutes les voies par lesquelles il est possible d’arrêter net ce processus régressif accéléré. Nous pensons que cela passera principalement par la résurgence de revendications unitaires qui puissent sortir la classe travailleuse chilienne de la précarité généralisée qu’elle connaît, et par la constitution d’une force politique large qui relie ces solutions à une histoire de luttes, à 50 ans du coup d’État du 11 septembre 1973.
L’objectif reste de rompre avec le régime politique et économique dominant, hérité de la dictature, tout en tirant des leçons de l’échec du Frente Amplio à le faire. Si Kast et d’autres expressions néo ou post-fascistes représentent une « sortie de crise » avec des caractéristiques conservatrices, autoritaires et nationalistes qui renforceraient le régime, alors la voie pour les gauches et les mouvements sociaux devra être celle du conflit de classe dans une perspective anticapitaliste, féministe et éco-socialiste, visant à démonter les causes profondes de la crise, tout en résolvant ses symptômes les plus immédiats avec des solutions politiques concrètes et matérielles à court terme.
Sans cette combinaison, l’extrême droite et les héritiers du pinochetisme continueront à avoir les coudées franches pour convaincre les secteurs populaires que le progressisme actuel n’est pas de leur côté, et que la seule solution serait de leur confier les rênes de l’État.
21 décembre 2023
Publié initialement sur Jacobin América Latina. Traduit de l’espagnol (chilien) par Contretemps Web.
- 1Cf. https://www.co…
- 2Cf. https://www.co…
- 3Cf. https://www.co…
- 4Cf. https://www.ca…
- 5Antoine Faure, Franck Gaudichaud, María Cosette Godoy H., Fabiola Miranda P., René Jara (dir.), Chili actuel : gouverner et résister dans une société néolibérale, Paris, L’Harmattan, 2016.