Le 3 décembre 2024, le président conservateur Yoon Suk-Yeol a proclamé la loi martiale, une mesure drastique rarement invoquée dans l’histoire récente du pays, suscitant une onde de choc au sein de la société sud-coréenne et à l’international. Présentée par le gouvernement comme une réponse aux prétendues « menaces contre l’ordre public », cette décision marque une tentative manifeste de renforcer un pouvoir en déclin face à une opposition croissante, tant populaire que parlementaire.
Cette escalade autoritaire a immédiatement mobilisé la société civile, les syndicats et les mouvements de gauche, dénonçant une atteinte intolérable aux libertés démocratiques. L’événement s’inscrit dans une période de tensions sociales et politiques aiguës, exacerbées par la gestion néolibérale de Yoon Suk-Yeol, qui cristallise la colère de larges segments de la population.
La loi martiale : un outil de domination politique sous couvert de sécurité
La loi martiale est, par définition, une suspension des libertés fondamentales au profit d’un pouvoir militaire et exécutif élargi, censée répondre à une « menace exceptionnelle. » Cependant, dans l’histoire contemporaine de la Corée du Sud, cet instrument a souvent été utilisé non pour protéger la population, mais pour imposer la répression et consolider des régimes autoritaires en crise.
Durant les années 1970 et 1980, sous les régimes dictatoriaux de Park Chung-hee et Chun Doo-hwan, la loi martiale servait à écraser la dissidence politique et à réprimer les revendications populaires, sous le prétexte fallacieux de la lutte contre le « communisme » nord-coréen. Loin de se limiter à un outil de sécurité publique, elle représentait une arme de contrôle politique, verrouillant les institutions démocratiques, muselant la presse et criminalisant les mouvements sociaux.
C’est dans ce contexte historique que s’inscrit la décision de Yoon Suk-Yeol. La justification avancée, évoquant des « troubles publics imminents », manque de fondement concret et s’apparente davantage à une réaction désespérée face à la perte de contrôle politique. Ce choix révèle un mépris flagrant pour l’État de droit et une volonté de recourir à des moyens autoritaires pour imposer un pouvoir déclinant.
Chronologie des événements récents : une société face à l’autoritarisme
La proclamation de la loi martiale par Yoon Suk-Yeol a été annoncée dans la matinée du 3 décembre 2024, à travers un décret présidentiel qui invoquait la nécessité de protéger « la stabilité nationale » face à une montée présumée des tensions sociales. Cette décision fut immédiatement accompagnée du déploiement de l’armée dans les centres névralgiques de la capitale et des principales métropoles du pays. Des checkpoints militaires furent établis, les rassemblements publics interdits, et des restrictions sévères imposées aux médias.
Cependant, la réponse de la société civile fut immédiate et résolue. Quelques heures après l’annonce, la Confédération coréenne des syndicats (KCTU), l’un des principaux acteurs des luttes sociales en Corée du Sud, déclarait une grève générale illimitée. Les militants syndicaux, rejoints par des associations féministes, étudiantes et progressistes, ont organisé des manifestations spontanées dans plusieurs villes du pays, malgré les interdictions imposées par le décret, regroupant ainsi entre 300.000 et 400.000 personnes dans les rues. À Séoul, des milliers de personnes ont convergé vers la place Gwanghwamun, bravant la présence militaire pour dénoncer ce qu’ils considéraient comme un coup d’État.
Parallèlement, l’opposition politique au Parlement a intensifié la pression sur le président, exigeant des explications et lançant des procédures pour contester la constitutionnalité de la loi martiale. Sous la pression combinée de la rue et des institutions, Yoon Suk-Yeol a été contraint de lever la loi martiale le soir même, dans ce qui constitue une humiliation politique majeure. Mais loin de calmer la situation, cette volte-face a renforcé les appels à sa démission et accentué les critiques contre son gouvernement, accusé d’une dérive autoritaire mettant en péril les fondements démocratiques du pays.
Une présidence déjà fragilisée par des scandales et une dérive réactionnaire
Depuis son élection en 2022, Yoon Suk-Yeol, figure de la droite conservatrice sud-coréenne, a vu sa popularité chuter de manière drastique, en raison de son bilan économique et politique dévastateur. Les politiques néolibérales qu’il met en œuvre — dérégulation, réduction des protections sociales et soutien aux grands conglomérats — ont exacerbé les inégalités sociales et précarisé une grande partie de la population. La jeunesse et les travailleurs subissent de plein fouet une crise du logement qui ne cesse de s’aggraver, tandis que les plus riches, protégés par un système économique atrophié par l’influence des chaebol1 – conglomérats d’entreprises familiales pratiquant généralement la participation croisée, et détenant donc des part de leurs propres actionnaires – poursuivent leur enrichissement.
Les scandales de corruption et les nominations de figures douteuses ont également entaché sa crédibilité, dévoilant la nature profondément clientéliste de son gouvernement. La perception d’un régime au service des élites économiques et des intérêts privés a renforcé la méfiance populaire et l’opposition parmi les forces sociales et démocratiques.
Yoon s’est également distingué par des propos ouvertement antiféministes et par la volonté de mettre en place de politiques rétrogrades visant à démanteler les avancées féministes, comme la suppression du ministère de l’Égalité des genres. Cette attaque frontale contre les droits des femmes, et plus largement contre les luttes progressistes, a engendré une forte mobilisation militante et une opposition croissante, notamment parmi les jeunes générations qui refusent cette régression sociale.
Cette dérive autoritaire, alimentée par une politique systématique de répression des voix dissidentes, trouve son expression la plus manifeste dans la tentative de coup de force actuel. Yoon, loin d’avoir les bases populaires pour gouverner, semble avoir choisi la voie de l’intensification de la violence d’État pour pérenniser son pouvoir, démontrant une fois de plus son incapacité à répondre aux besoins réels de la population et son rejet des principes démocratiques fondamentaux.
Un parti fracturé face à une population unie
Depuis plusieurs jours maintenant, des milliers de manifestants se rassemblent devant le Parlement sud-coréen pour exiger la destitution du président Yoon Suk Yeol. Cependant, la motion de destitution déposée par les six partis de l’opposition a échoué ce samedi 7 décembre, faute de réunir la majorité des deux tiers nécessaire, soit 200 voix sur 300. Le vote a été invalidé après que les députés du Parti du pouvoir au peuple (PPP), formation du président, ont largement boycotté le scrutin, limitant la participation à 195 députés. Seuls trois parlementaires du PPP ont voté en faveur de la motion.
Le PPP, parti conservateur au pouvoir fondé en 2020 par la fusion du Parti de la liberté de Corée et d’autres formations mineures, est profondément fragilisé. Le coup de force du président Yoon Suk Yeol a exacerbé les divisions internes, opposant ses partisans à ceux qui soutiennent Han Dong-hoon, chef du parti. Sous la pression populaire croissante, ce dernier a récemment déclaré qu’une démission anticipée de Yoon était « inévitable », tout en affirmant détenir des preuves selon lesquelles le président aurait tenté d’arrêter des dirigeants de son propre camp. Cependant, la faction pro-Yoon continue de rejeter la motion de destitution, la qualifiant de vengeance politique, et craint qu’une deuxième destitution présidentielle, après celle de Park Geun-hye en 2016, ne porte un coup fatal à la crédibilité des conservateurs. Ces luttes internes reflètent une véritable bataille pour le contrôle du parti, alors que 73,6 % des Sud-Coréens, selon un récent sondage, soutiennent la destitution, illustrant l’hostilité croissante de l’opinion publique envers Yoon et le PPP.
Face à l’échec parlementaire, la mobilisation populaire a pris de l’ampleur. Malgré des températures glaciales, entre 150 000 manifestants, selon la police, ou jusqu’à un million, selon les organisateurs, ont encerclé l’Assemblée nationale. Des slogans prodémocratie résonnent dans les rues, témoignant de l’hostilité croissante envers le président, dont l’abus de pouvoir quelques jours plus tôt a profondément choqué l’opinion publique.
Dans une allocution télévisée samedi matin, Yoon a présenté ses excuses à la population, expliquant son coup de force par un « désespoir » face à une opposition bloquant systématiquement ses initiatives. Il a toutefois refusé de démissionner, laissant entendre qu’il pourrait déléguer certaines de ses responsabilités à son parti. Parallèlement, il est visé par une enquête pour « rébellion », un crime passible de la peine de mort en Corée du Sud, bien que cette peine n’ait pas été appliquée depuis 1997.
Alors que l’impasse politique persiste au Parlement, la véritable bataille semble désormais se jouer dans la rue. Les Sud-Coréen·nes, porté·es par une mobilisation massive, réaffirment leur rejet des dérives autoritaires et leur détermination à défendre la démocratie. Quant au PPP, il se retrouve à un carrefour historique : continuer de soutenir un président de plus en plus isolé ou risquer de précipiter l’effondrement du parti.
Le soulèvement de Gwangju : un écho des luttes passées contre l’autoritarisme
L’histoire de la Corée du Sud, marquée par des luttes pour la démocratie et contre les régimes autoritaires, trouve l’un de ses moments les plus tragiques et symboliques dans le soulèvement de Gwangju en 1980. Ce soulèvement, qui a vu des milliers de Sud-Coréens se lever contre un pouvoir militaire répressif, offre un parallèle frappant avec la situation actuelle sous la présidence de Yoon Suk-Yeol. Aujourd’hui comme hier, les forces de l’ordre répondent à l’aspiration démocratique par la violence et la répression. Loin d’être une simple page d’histoire, le soulèvement de Gwangju demeure un point de référence essentiel pour comprendre les dynamiques de résistance qui traversent la société sud-coréenne.
En mai 1980, la Corée du Sud était sous la coupe d’un régime militaire dirigé par Chun Doo-hwan, qui avait pris le pouvoir par un coup d’État en décembre 1979 après l’assassinat du dictateur Park Chung-hee. L’instauration de la loi martiale, la répression des libertés civiles et l’arrestation des opposants politiques avaient poussé une partie de la population à se révolter. À Gwangju, une ville du sud du pays, des milliers de citoyens, principalement des étudiants et des travailleurs, se sont mobilisés pour protester contre l’autorité militaire. Face à cette insurrection, l’armée a déployé une répression violente, tuant entre 500 et 2 000 personnes en l’espace de quelques jours.
Ce soulèvement, bien que réprimé dans le sang, est devenu un symbole de la résistance populaire et de la lutte pour la démocratie. C’est dans ce contexte que l’on peut comprendre le parallèle avec la situation actuelle sous la présidence de Yoon Suk-Yeol. Comme Chun Doo-hwan en 1980, Yoon a choisi d’imposer une gouvernance autoritaire, où les droits démocratiques et les libertés individuelles sont constamment menacés au profit de la consolidation du pouvoir.
Le souvenir de Gwangju continue de nourrir la mémoire collective sud-coréenne, un rappel d’une époque où les citoyens ont sacrifié leurs vies pour résister à un pouvoir autoritaire et tenter d’imposer la démocratie. Aujourd’hui, face aux dérives autoritaires de Yoon Suk-Yeol, les parallèles sont nombreux : une population excédée par la corruption et les injustices sociales, un gouvernement qui réagit par la répression, et des mouvements de résistance populaires qui, comme à Gwangju, se lèvent pour défier un système politique qui les ignore. Le soulèvement de Gwangju est ainsi plus qu’un événement historique ; il est le miroir d’une situation qui pourrait se reproduire aujourd’hui, en Corée du Sud comme ailleurs, tant les dynamiques de pouvoir autoritaire se répètent.
Conclusion : un miroir du passé, un défi pour l’avenir
Aujourd’hui, à l’image de cette révolte sanglante de 1980, la société sud-coréenne se trouve à un carrefour historique. La dérive autoritaire du président Yoon Suk-yeol et sa tentative de coup de force, incarnée par l’instauration de la loi martiale, ne sont pas qu’une réponse aux tensions sociales actuelles, mais un symptôme d’une crise profonde du système politique et économique du pays, miroir de la situation mondiale actuelle. La répression et les mesures de contrôle renforcent l’inquiétante tendance à réduire les espaces de liberté et à réprimer les voix dissidentes, tout en renforçant une oligarchie qui défend ses privilèges au détriment de la majorité.
Cette situation, bien que différente sur de nombreux aspects, est un reflet de luttes passées et d’une tradition de résistance populaire. Elle rappelle que la démocratie ne se conquiert pas une fois pour toutes, mais se défend au quotidien face aux tentatives de ceux qui cherchent à concentrer le pouvoir et à annihiler toute opposition. Si la révolte de Gwangju demeure un symbole, aujourd’hui, ce sont les manifestations, les grèves et la contestation populaire qui prennent le relais pour rappeler que la liberté et les droits démocratiques ne doivent jamais être considérés comme acquis.
Le défi actuel n’est donc pas seulement de résister à une dérive autoritaire, mais de reconstruire un projet de société radicalement démocratique, social, écologique, féministe, antiraciste et anti-impérialiste, qui répond aux besoins réels de la population. Il s’agit de lutter pour une société plus juste, où les droits économiques, sociaux et politiques ne sont pas des privilèges mais des acquis collectifs.
Publié le 7 décembre par la Gauche anticapitaliste.
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À noter que dans de nombreux pays cette pratique est interdite car elle permet de manipuler les élections des conseils d’administration et de créer une forme de capital fictif. (Définition de eurofiscalis). Il existe une trentaine de chaebol en Corée du Sud.