Argentine : Vers la « stagflation », en avant toute !

Avec les mesures adoptées par le gouvernement national, le pays se dirige vers la stagflation, comme l'avait prédit le président Milei. Avec le facteur aggravant qu'il les applique dans un contexte où l’économie mondiale est très faible.

Avec l'obsession d'atteindre un excédent budgétaire primaire (solde budgétaire hors charge de la dette) de 2 points de pourcentage d'ici 2024, le ministre Caputo a ordonné un ajustement budgétaire de 5,2 % du PIB. Ce pourcentage serait atteint avec une baisse des dépenses de 2,9 % et une augmentation des recettes de 2,2 % (cet ajustement est plus fort que celui demandé par le Fonds qui, face à un déficit primaire de 3 %, proposait de le ramener à zéro en 2025). Dans le même temps, il a décidé une dévaluation de 118 %, un ajustement mensuel (le crawling peg) du taux de change de 2 % et a libéralisé les prix des biens et services échangés sur le marché intérieur.

 

Le rôle du Congrès

Dans le plan du ministre, l'augmentation des recettes est obtenue par le repositionnement des droits d'exportation sur les secteurs non agricoles (20% de ces ventes peuvent être réglées dans le CCL1) et l'impôt sur les revenus de 4ème catégorie, plus l'augmentation de l'impôt PAIS sur les importations et les retenues sur les exportations. La réduction des dépenses est obtenue grâce à la prorogation du budget 2023, ce qui permet de limiter le passif de l'État (salaires publics, dettes envers les fournisseurs, pensions et retraites), ainsi que par l'abrogation de la loi qui impose l’indexation des pensions sur les salaires. Certaines de ces mesures incluses dans la loi dite "Omnibus" devront être approuvées par le Congrès. D'où la menace de Caputo que si cette loi n'est pas adoptée, l'ajustement des dépenses et des tarifs sera plus important, et la responsabilité en incombera aux législateurs.

De plus, le fourre-tout de mesures remplace le SIRA2 par un nouveau système qui ne nécessitera pas d'approbation préalable et l'émission d'une obligation (BOPREAL3), que les importateurs peuvent souscrire en pesos et qui, à l'échéance, sera réglée en dollars. Ils pourront ainsi payer leurs dettes à leurs fournisseurs étrangers (c'est la première fois que la Banque centrale émet une dette en devises, ce qui pourrait constituer un premier pas vers la dollarisation).

 

La stagflation recherchée

La dévaluation s'est immédiatement répercutée sur les prix (pass-through). En décembre, l'inflation était de 25,5 % (29,7 % pour les denrées alimentaires), clôturant l'année 2023 avec une augmentation de 211,4 %, le taux le plus élevé depuis 1990. Des augmentations de l'ordre de 18 à 20 % sont attendues pour janvier et février, lorsque les tarifs publics (gaz, électricité, eau, transports) devraient augmenter. Le doublement du montant de l'AUH4 et l'augmentation de 50 % de la Tarjeta Alimentar5 ne compensent pas l'augmentation du coût de la vie. L'accélération de l'inflation a eu un impact rapide sur les salaires publics, les pensions et les revenus populaires, tandis que la baisse des taux d'intérêt a également rongé les avoirs des épargnant.e.s. Tout cela se traduit par une baisse de la consommation intérieure. L'activité économique diminue et la récession est à l'ordre du jour. Différentes estimations indiquent que le PIB a baissé de 2,3 % en 2023 et prévoient une nouvelle baisse de 2,5 à 4 % cette année. Deux années consécutives de baisse du PIB découragent totalement l'investissement, ce qui entraîne une baisse de l'activité du secteur privé et une aggravation de la récession, ce qui explique la réduction des importations. La baisse de l'activité pourrait faire grimper le taux de chômage à 8-9%. Les exportations seront importantes cette année et l'afflux de capitaux financiers spéculatifs pourrait être plus important. Ensemble, ils ne peuvent pas nécessairement contrecarrer la baisse, de sorte que l'économie aura tendance à stagner alors que l'inflation est estimée à une moyenne de 250% pour l'ensemble de l'année. Ce n'est rien d'autre que la stagflation souhaitée, comme l'a annoncé le Président de la Nation en temps voulu.

 

La solution du marché

La Banque centrale est déterminée à absorber les pesos du marché et à les liquéfier en abaissant le taux d'intérêt, tout en achetant des devises pour restaurer son bilan. Mais comme le seul outil disponible pour augmenter les réserves est l'excédent commercial, il faut non seulement que les exportations augmentent, mais aussi que les importations baissent, et donc que la consommation et l'investissement diminuent. Ainsi, la demande intérieure, en baisse depuis le dernier trimestre 2023, a accéléré son déclin.

Toute la politique d'ajustement du gouvernement est axée sur la lutte contre l'inflation élevée avec une solution de marché, d'où la récession induite. En d'autres termes, la demande chutera tellement que les entreprises finiront par liquider leurs stocks et par baisser leurs prix, comme cela s'est produit ces dernières années avec Cavallo6 et l'inflation négative.

 

Un monde peu optimiste

Dans son dernier rapport sur les « Perspectives de l'Économie Mondiale », la Banque mondiale a dressé un tableau bien pessimiste de la situation, déclarant que "sans un changement de cap majeur, la décennie des années 2020 restera dans l'histoire comme une période d'occasions manquées pour l'économie mondiale". Tout en notant que "l'économie mondiale se porte mieux qu'il y a un an, le risque d'une récession mondiale a diminué, notamment en raison de la vigueur de l'économie américaine", elle ajoute, comme une tendance contradictoire, "... que le ralentissement de l'économie chinoise est plus important que prévu".

La Banque mondiale prévoit donc que la croissance mondiale restera faible, ralentissant à 2,4 % cette année, ce qui constituera la troisième année consécutive de décélération. Les prévisions indiquent que les politiques monétaires, le resserrement des conditions de crédit et le faible niveau des échanges et des investissements mondiaux auront un impact sur la croissance. Le rapport souligne que les principales difficultés sont l’ étouffement des pays à revenu faible et intermédiaire par leur dette et les difficultés d'accès des pauvres aux denrées alimentaires de base. Il ne cite pas notre pays en exemple, mais c'est plus qu'évident.

 

Une seule certitude

Dans ce contexte, il est difficile de faire des projections, si la situation laissée par le gouvernement précédent était déjà complexe, le premier mois du gouvernement Milei l'a rendue encore plus complexe et a aggravé la crise. Quel sera le seuil de la récession pour que la solution du marché commence à fonctionner ? Quel sera l'impact de la baisse de l'activité sur les recettes fiscales ? Le succès des appels d'offres de BOPREAL dépend d'un écart de change minimum de 40%. Si l'écart continue à se creuser, une nouvelle dévaluation sera-t-elle nécessaire ? Une nouvelle dévaluation relancera-t-elle la spirale inflationniste ? Quels seront les flux de devises ? Quel sera l'impact du ralentissement de l'économie chinoise sur la demande de nos produits et quelle pression les bonnes récoltes au Brésil, aux États-Unis et dans notre pays exerceront-elles sur les prix ?

Rien n'est sûr à part le fait que l'ensemble des mesures constitue une attaque en règle contre les travailleur-euse-s. L'extraordinaire ampleur de la grève générale appelée par la CGT et du rassemblement devant le Congrès national le 24 janvier réaffirme cette certitude. 2024 sera une année de forte conflictualité sociale. D'une forte contestation qui se déroulera au parlement, dans les tribunaux et dans la rue. Une fois de plus, rien n’est joué d’avance.

Le 20 janvier 2024. Traduit par F.B et H.W.

Eduardo Lucita est membre des Économistes de Gauche (EDI).

  • 1Note de traduction : le « CCL », contado con liquido, est le nom de l’opération qui consiste à échanger des pesos contre des dollars via l’achat d’actions ou par des titres de créances.
  • 2Note de traduction : le Service des Importations de la République Argentine.
  • 3Note de traduction : Le BOPREAL, « Bons [Obligation] Pour la Reconstruction d’une Argentine Libre », titres émis par la banque centrale pour les importateurs.
  • 4Note de traduction : AUH est l’acronyme pour les allocations familiales.
  • 5Note de traduction : Tarjeta alimentar : une forme de prestation sociale permettant l’accès à une alimentation de base.
  • 6Note de traduction : Domingo Cavallo est l’ancien président de la Banque Nationale d’Argentine.

Eduardo Lucita